r e v i e w s

Julie Béna

par Sarah Ihler-Meyer

Have you seen Pantopon Rose ? 

Passerelle Centre d’art contemporain, Brest, 7.10—30.12.2017

Mais qui est donc Pantopon Rose ? Une succession de masques, de rôles et de fantasmes, une identité introuvable car toujours démultipliée et réinventée, aussi insaisissable et fuyante que ce qu’on nomme le « réel ». Son nom est emprunté à un personnage croisé dans le Festin Nu de William Burroughs, sa destinée est une tragi-comédie inventée au cours des six dernières années par Julie Béna sous forme de textes, de gestes, d’objets, de musiques et de films. L’exposition qui lui est actuellement consacrée à Passerelle signe la fin de cette aventure dont le centre restera à jamais aveugle.

Une sorte de teaser nous y accueille, soit une vidéo où l’on découvre Miss None et Mister Peanut, la première n’étant qu’une simple perruque sans visage, le second une cacahuète, célèbre logo de la marque américaine Planters. Dénuées de substance, comme leurs noms le laissaient pressentir, ces deux figures plantent le décor : flottant dans le vide ou devant un plateau de théâtre, elles annoncent l’arrivée d’une mystérieuse Rose Pantopon, laquelle n’apparaîtra jamais. Inexorablement, les rideaux de la scène s’ouvrent sur des masques vénitiens, des extraits de clips musicaux ou de music-hall tournés dans les années 1980. Tout se passe ici comme si Pozzo et Lucky d’En attendant Godot, devenus Miss None et Mister Peanut, avaient été parachutés dans l’univers des cabarets, l’absurdité déployée dans les écrits de Samuel Beckett rejoignant le jeu infini des surfaces et des reflets du monde de la nuit. Une impression prolongée par la suite de l’exposition, que l’on découvre après avoir longé un portail où se lit « Pantopon Rose » et traversé de lourds rideaux colorés.

Julie Béna, Miss None & Mister Peanut, 2015. Vidéo 13’20. Vue de l’exposition à Passerelle Centre d’art contemporain, Brest. Photo : Aurélien Mole.

Nous entrons donc ici dans une sorte de théâtre, celui de l’identité et de la vie, où le réel et la fiction se confondent. L’épopée qui s’y joue est composée de trois films découpés en trois actes, un prologue et un épilogue, dont Rose Pantopon ressort plus que jamais indéterminée. Faisant office de chœur pour ce récit doux-amer, trois actrices ouvrent le bal par des chorégraphies et des gestes accompagnés de paroles dont la plus programmatique a déjà été énoncée dans le teaser : « Have you seen Pantopon Rose ? Pantopon Rose is not a star. Is not a song. Is not a trip. It’s a mirage. » Définie par la négative, Rose sera donc un personnage en creux. Après cet épilogue, le premier acte montre les trois actrices en présentatrices d’un talk-show dont l’invitée n’est autre que Rose Pantopon. Faisant ainsi sa première entrée en scène sous les traits de Julie Béna, Rose apparaît ici en chair et en os mais reste néanmoins mutique, se contentant de répondre aux questions des actrices par un sourire crispé. L’opération de « mise à nue » promise par le talk-show est mise en échec, aucune « vérité » ne se révèle sinon un masque derrière lequel se trouvent encore d’autres masques. Fêtarde, serveuse et danseuse de pole-dance, tels sont les rôles féminins stéréotypés qu’endosse Rose au second acte, tandis que les trois actrices enchaînent des discussions sans queue ni tête, dans une sorte de cut-up juxtaposant propos mondains et questions existentielles laissées sans réponse, le tout ponctué de longs silences. De nouveau, on pense ici à Samuel Beckett, avec son langage troué et syncopé, faisant bégayer l’enchaînement narratif classique dans une sorte d’impossibilité d’enserrer le réel dans une structure de sens. Cette fiction de l’identité et cette incapacité du langage à dire le « vrai » se retrouvent au troisième acte. Seule en scène, sur les tréteaux d’une salle de théâtre, Rose prend enfin la parole, se livrant à une sorte de récit autobiographique régulièrement entrecoupé d’une phrase mettant en doute sa véracité : « Jusque là, c’est une histoire vraie. Promis. » Inutile de compter sur l’épilogue pour résoudre l’énigme : devant des rideaux rouges, la mère de l’artiste conclut en s’excusant de « ne rien résoudre, de n’être juste que l’ajout d’un doute », « en définitive, tout cela [n’étant] peut-être qu’un gaz. » De bout en bout de cette odyssée, Rose n’aura donc été qu’une invention de masques interchangeables, une perpétuelle alternance des rôles et des interprétations. Aucune essence à chercher derrière les apparences, le « sujet » se présente ici pour ce qu’il est, à savoir une fiction, une construction imaginaire à partir des possibilités offertes par la culture dans laquelle on évolue.

(Image en une : Julie Béna, Have you seen Pantopon Rose?, 2017. Tissu, métal, paille métallique. Vue de l’exposition à Passerelle Centre d’art contemporain, Brest. Photo : Aurélien Mole.)