Bethan Huws, Zone
Maison d’Art Bernard Anthonioz, Nogent-sur-Marne, du 4 juin au 19 juillet 2015
Plaçant le langage au cœur de sa pratique, Bethan Huws conçoit des installations, des vidéos et des sculptures où les images et les mots ne cessent de se relancer et d’échanger leurs rôles. Dans chacune de ses pièces, ayant souvent trait à Marcel Duchamp et Guillaume Apollinaire, le visible s’inscrit dans l’ordre du lisible, ce qui est à regarder doit être déchiffré comme un texte conjuguant la lettre et l’esprit. En témoigne l’exposition qui lui a dernièrement été consacrée à la MABA. Une série de tableaux rainurés typiques des salles de réunion et couloirs de bâtiments administratifs nous y accueille, affichant en lettres blanches sur fond noir des messages, jeux de mots, contrepèteries et calligrammes dont l’affirmation suivante : « L’influence la plus importante sur Duchamp est le poète et critique d’art Guillaume Apollinaire. » Si cette phrase a tout d’une assertion un peu péremptoire, elle répond en réalité à une enquête menée sur plusieurs années par Bethan Huws (Research Notes, 2007-2014), soit un corpus de plusieurs centaines de feuilles A4, rangées dans des classeurs et parfois accrochées aux murs les unes à côté des autres, comme dans l’exposition qui nous intéresse. Photocopies, notes manuscrites, citations, traductions, flèches, passages soulignés, entourés ou barrés, Post-it : l’artiste déploie des chaînes de corrélation, de correspondance et d’analogie aussi bien iconographiques ou thématiques que factuelles. Une sorte de « connaissance par montage[1] » configurant dans l’espace une cartographie mentale où se révèlent des relations inattendues entre Apollinaire et l’œuvre de Duchamp. Ainsi par exemple de Fresh Widow (1920) — réplique miniaturisée d’une fenêtre à la française dont les vitres ont été remplacées par des morceaux de cuir ciré et possible allégorie de la mort de la peinture — que Bethan Huws met en relation avec un poème d’Apollinaire intitulé Les Fenêtres. Photocopié et annoté, celui-ci jouxte des définitions de dictionnaire, dont « Graisser les bottes / “se préparer à partir” et spécialement “à mourir”…», un Post-it mentionnant « Jean le Baptiste / saint patron des / tanneurs », ou encore un dessin de Fresh Widow. Autre exemple, Why Not Sneeze Rose Sélavy? (1921), la célèbre cage remplie de (faux morceaux) de sucre de Duchamp, et ses rapports avec un poème d’Apollinaire reproduit dans Calligrammes, dont le sous-titre est « en forme de morceau de sucre ».
À cet immense collage que sont les Research Notes fait écho un corpus plus récent dans lequel, à nouveau, l’artiste configure une constellation d’associations, reliant notamment des illustrations et des photographies d’oiseaux à des objets d’art africains, des photos de mode, des œuvres de Dürer, Rubens, Delacroix et Brancusi. Il s’agit là de ses Preparatory notes/script (Zone) (2010-2013) pour un film inspiré par l’étang des Landes (réserve naturelle de la Creuse dont la particularité est de regrouper des oiseaux natifs et migrateurs) et le poème Zone d’Apollinaire, lequel décrit notamment des oiseaux réels et fictifs. Transposition du principe du collage et du readymade à l’art vidéo, le film a été réalisé à partir d’extraits de documentaires animaliers, montrant des oiseaux venus du monde entier ; fluide et hypnotique, le montage des séquences faisant alterner colibris, flamants rose et cigognes est accompagné par la récitation de Zone par une voix féminine. Loin de toute illustration, les images viennent ici restituer l’atmosphère du poème, son esprit davantage que sa lettre.
Plus loin dans l’exposition, une longue inscription murale met en relation L.H.O.O.Q. (1919) de Duchamp, soit une carte postale de Mona Lisa avec ajouts au stylo bille, et le fait qu’Apollinaire ait été accusé d’avoir volé La Joconde puis, tout proche, un néon rose donne à lire l’expression « Pierre de touche », interprétation par Bethan Huws du Prière de toucher (1947) duchampien. Un jeu de mots auquel répondent, dans le jardin de la MABA, trois sculptures en forme de porte-manteaux venant se confondre avec les arbres alentours (Perroquets, 2009). Traditionnellement appelés « arbres » et parfois « perroquets », en raison d’évidentes ressemblances formelles, ils semblent ici ironiquement retourner à leur contexte originel. Dans le même mouvement, Bethan Huws fait à nouveau référence à Marcel Duchamp, à son Porte-bouteilles (1914) et plus spécifiquement à Trébuchet (1917), auxquelles elle a consacré plusieurs feuillets dans ses Research Notes. Tressages d’innombrables références et associations d’idées, les œuvres de Bethan Huws semblent reconduire le principe classique de l’Ut pictura poesis.
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- Du même auteur : Julie Béna,
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