Jot Fau
Jot Fau
« S’écarter du texte »
3 bis f, Aix-en-Provence
13 mai – 30 août 2025
La première œuvre de Jot Fau nous accueille pour nous armer (infiniment finie, 2025). On entre, on se glisse sur le seuil de l’exposition comme dans une armure qu’on nous invite à enfiler –, mais une armure ouverte sur les côtés. Elle porte comme blason la photo d’une guenon en train d’accoucher. Brandie, affichée, format publication d’Instagram capturée, on y voit la tête du petit émerger. Tout autour, la peau est dure et noire, la cuirasse présente des épaules larges et des plaies suturées par des fils en forme d’alphabet. Elle présente aussi un gant, un anneau masqué et une autre photo de petits doigts joints – l’ensemble est rapiécé par des mots magiques et des symboles trouvés dans les mains d’une enfant.
On se trouve à l’entrée de l’ancien pavillon de force pour femmes aliénées de l’hôpital psychiatrique Montperrin, à Aix-en-Provence. C’est le pavillon 3 bis des femmes. Son nom « 3 bis f » est aujourd’hui celui d’un espace dédié aux arts vivants et visuels, intégré au Centre hospitalier spécialisé Montperrin. Le projet artistique s’adosse aux soins sans jamais s’y confondre : sa programmation se constitue de multiples rendez-vous au sein des expositions, des ateliers d’artistes en résidence, du jardin d’art et d’essai – des rendez-vous organisés pour le public et les patients de l’hôpital sur le principe du « non-thérapeutique a priori1 ». C’est Marie de Gaulejac qui prolonge cette démarche en reprenant cette année la direction artistique des arts visuels du 3 bis f. L’exposition de Jot Fau inaugure son programme sur le motif du ralentissement.

Pas à pas, on poursuit notre armement à l’entrée d’un couloir abritant les anciennes cellules et dortoirs. Jot Fau intervient à l’endroit des seuils, en choisissant de laisser toutes les portes fermées. Sur des manettes extérieures à la cellule – pour en contrôler l’ouverture des fenêtres –, deux lampes sont posées comme des gants de boxe prêts à être chaussés (un regard éclairé, 2025). En face, des colliers de verrous et de clés (les pendants de, 2025). Leurs tintements sont étouffés par l’enveloppe de cuir noir qui épouse leurs formes et couvre d’une même peau rapiécée tous les objets présents dans l’exposition et toutes les vies qu’ils ont renfermées. Leur emmaillotement méthodique et leur alliance forment un portail magique qui bravent l’architecture panacoustique.
On s’y engage, et on voit une amulette briller à l’endroit d’un tableau d’interrupteurs. C’est une maison sans toit qui flotte au-dessus d’un paysage de poussières intactes depuis des années (ici c’est chez toi, 2025). En avançant, on trouve d’autres formes de maisons béantes ou creusées, ouvertes à tous les vents, étroitement emballées d’un tulle délicat et de cuirs usagés. L’artiste dessine leurs squelettes à partir de bris de céramique rassemblés et emballés, reliques d’un foyer placées en regard des motifs des carreaux de céramique qui ornent le couloir des cellules et des dortoirs.
C’est toujours l’esquisse d’un triangle, la jonction de deux branches qui dessinent un abri dans un sens, et, dans l’autre, une béance. Leur ambivalence signe la métaphore d’une intimité impossible, ou plutôt une intimité dont la maîtrise serait d’office refusée. Une ambivalence qui tient, avec toute sa violence et toute sa nuance, dans l’image de trois pinces ouvertes les unes au-dessus des autres, comme des paires de jambes qui s’enfantent (la fin d’une lignée, 2025). La dernière, tout en bas, est fermée. Elle signe la fin d’une génération, comme une affirmation du droit à s’écarter du texte des autres pour soi.

On achève ici la traversée du couloir, on a passé toutes les portes fermées. Les portes vont toujours deux par deux. Comme les ailes d’un oiseau trouvé étendu par terre dans les allées de l’hôpital et photographié par Jot Fau. Par deux, comme les jambes redessinées par des bâtons emmaillotés et assemblés pour former un grand arbre généalogique en mouvement, qui tourne en prenant tout l’espace d’une cellule – la seule dont la porte est ouverte, au bout du couloir, et dont la fenêtre nous laisse entrevoir les branches d’un platane déchaînées par le vent. Par deux, comme l’exige l’équilibre du mobile : un arbre généalogique d’un côté et une maison de l’autre, arrachée au sol, ouverte par le ventre (les liens, les attaches/un arbre généalogique, 2025). Par deux, comme les cruches de l’abondance qui nous attendent quand on ressort de la cellule (vases communicants, 2025). Par deux, les bottes orthopédiques posées au sol dans le grand espace d’exposition qui s’ouvre alors à nos yeux (les risques et les occasions, 2025). Par deux, les ailes des livres, des libellules préhistoriques et des fées (pensons ailleurs, 2025). Par deux, ces autres bâtons et leurs serpents enfilés qui répondent à deux cordes à sauter que l’artiste a posées au sol pour enlacer deux marques de fissures, comme si quelqu’un avait ici sauté à pieds joints jusqu’à le briser (une ancienne enfant qui se souvient, 2025). Par deux, les poules qui entrent soudain et s’installent sur le paillasson – invasion du jardin d’art et d’essai qui a grandi par les deux mains des patients de l’hôpital et des équipes du 3 bis f depuis l’automne 2020.
Et seul, au centre de l’espace, un grand manteau-cabane (a body – a house, 2025). On y a cousu par l’extérieur les os de la colonne heurtée, les os du bassin et des hanches opérées, emmaillotés en blanc. Les phalanges cousues par-dessus les gants de motos suspendus de part et d’autre de l’épaule – emmaillotées en blanc. L’artiste dit de ce manteau qu’il est le corps brisé, réparé et géant de sa maman. On y voit une ultime armure façonnée de rebuts et de secrets, assez grande pour contenir toutes les autres ; assez grande pour les avoir engendrées.
- Sur les rapports entre art et thérapie, et notamment à propos du projet du 3 bis f, voir l’article « Toucher l’insensé » (et autres expériences artistiques récentes autour de la psychiatrie institutionnelle) de Juliette Bellerett, paru en automne 2024 dans le numéro 110 de la revue 02.

Head image : Vue d’exposition Jot Fau, « S’écarter du texte », 3 bis f, centre d’art contemporain d’intérêt national. Photo : JC Lett.
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- Du même auteur : Eric Manigaud, Éloge de la submersion, Étonner la catastrophe, Xavier Veilhan au Frac Pays de la Loire , Caroline Mesquita à la Hab Galerie, Nantes,
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