r e v i e w s

Huma Bhabha

par Sarah Matia Pasqualetti

Distant Star
Huma Bhabha
David Zwirner, Paris
13 juin — 26 juillet 2025

L’exposition Huma Bhabha : Distant Star à la galerie David Zwirner accueille le public dans une scénographie à la fois solennelle et énigmatique : temple antique ou vaisseau spatial ? Ce sont ces genres de questions qu’on se pose devant les créations de l’artiste Huma Bhabha.  

À Paris, c’était depuis 2009 que ses œuvres n’étaient pas montrées dans une exposition personnelle. Pour ce retour sur la scène parisienne, l’artiste américaine née à Karachi dévoile six sculptures et un ensemble de dessins de grand format. Connue pour ses figures hiératiques, Huma Bhabha compose une œuvre puissante et polysémique, où se télescopent sculpture antique, modernisme, iconographie populaire, science-fiction et vestiges urbains. 

Installée à New York, l’artiste développe depuis les années 1990 une pratique plastique marquée par la guerre, le colonialisme et les souvenirs de sa terre natale. Son univers est peuplé par des corps qui semblent déplacés – émissaires ou survivants – peut-être venus d’ailleurs, mais qui touchent des cordes profondes, au point d’avoir la sensation qu’ils étaient là depuis toujours. Huma Bhabha crée un monde où la mémoire des lieux, la violence de l’histoire et les fictions anti-dystopiques se superposent, comme autant de strates d’un même sol. À travers des figures anthropomorphes mais déjà post-humaines – car issues d’hybridations avec l’animal et l’extraterrestre – elle interroge ce que peut encore le geste sculptural dans un monde en ruine. 

Avec un jeu complexe de regards et d’échelles, Huma Bhabha met ici en scène l’histoire d’une visitation étrangère dont on ignore la nature exacte : « Qui sont ces personnages ? Pourquoi ils sont ici ? Qu’est-ce qu’ils ont vu, vécu, expérimenté ? Comment cela les a affectés ? ». 

Ces sculptures, monumentales et androgynes, s’élèvent comme des totems contemporains ; leurs corps évoquent autant les Kouroi de la Grèce antique que les menhirs préhistoriques ou bien le mythe du Golem. Ces restes archéologiques projetés dans un futur incertain, sont les vestiges d’une spiritualité profane dont la mise en scène produit une théâtralité mystérieuse : les sculptures, installées comme les protagonistes d’un drame sans paroles, se trouvent dans un état liminal entre ruine et réinvention, entre incarnation et décomposition. Elles oscillent ainsi entre archaïsme et anticipation, comme si la sculpture contemporaine tentait de retrouver, dans un effort de remémoration matérielle, un héritage enfoui. C’est aussi dans ce flou temporel que se loge la puissance narrative de l’exposition, non pas d’un mythe cohérent, mais d’un tissu d’actions énigmatiques qui excèdent notre capacité à en faire le récit. 

Huma Bhabha, Remembering Things, 2025. Installation view, Huma Bhabha: Distant Star, David Zwirner, Paris, 2025.

La sexualisation de certaines formes, à peine esquissée, semble se jouer des oppositions binaires homme/femme ou humain/non-humain ; tandis que le caractère grotesque des personnages de Bhabha interroge avec humour les normes du corps, du genre et de la représentation. Cet humour-là, grave et distancié, qu’on retrouve aussi souvent dans les titres choisis par l’artiste (God of Some Things, pour une œuvre de 2011, ou We Come in Peace, pour une exposition de 2012) est une autre manière de résister : il sabote les classifications, déjoue les attentes, et réinjecte de la vie là où l’on pourrait croire ne voir que ruines et vestiges. 

Les noms mêmes des sculptures dans cette exposition – souvent des verbes, des actions en cours – suggèrent moins des identités que des puissances en devenir. Saigner, Se souvenir des choses, Apprendre quelque chose, Ne répondre à rien : autant de titres qui refusent la logique nominale et identitaire pour s’inscrire dans le champ du performatif, du « faire ».  

Ces figures semblent porter en elles une mémoire diffractée. Se souvenir des choses, par exemple, convoque une puissance janique – au sens de Janus, dieu romain des seuils, capable de regarder à la fois vers le passé et vers l’avenir. Les mouvements féministes ont souvent joué sur l’ambiguïté du mot anglais re-member avec les échanges de sens entre « reconstituer un corps », « remettre ensemble les membres », « se souvenir », « se retourner » et « tourner à nouveau » : « Re-membering is a bodily activity of re-turning » – dit Karen Barad – une activité corporelle de retour, de torsion, de reconfiguration de l’expérience. 

Ainsi, l’exposition est traversée d’une dynamique paradoxale : dans l’immobilité statuaire, quelque chose agit encore. Une forme d’animation, d’agentivité silencieuse, s’impose dans le simple fait de nommer. Ces titres dessinent un paysage d’attitudes plutôt que de subjectivités closes. Ce ne sont pas des êtres réifiés, mais des devenirs en acte, cristallisés dans la matière. 

Installation view, Huma Bhabha: Distant Star, David Zwirner, Paris, 2025.

Chez Bhabha, la mémoire est aussi inscrite dans les corps. Une mémoire sculptée, taillée, gravée. Les matériaux choisis – liège, argile, bois, résine, parfois des fragments de crâne (réminiscence de ses expériences en taxidermie) – portent en eux une mémoire des gestes, une archéologie du faire. Dans cette approche, la sculpture ne résulte pas d’un acte de modelage unifié, mais d’un processus de sédimentation, d’assemblage, de cicatrisation. Le liège, matériau récurrent dans l’œuvre de Bhabha depuis les années 1990, est chargé d’une symbolique forte. Naturellement résilient, il est associé à l’autoguérison et à la préservation : il résiste au feu, absorbe les chocs, scelle les corps et les mémoires. Gravé, percé, recouvert d’argile ou de peinture, il devient une surface d’inscription à la fois perméable et résistante. Le travail de carving – la taille dans la masse qui s’associe aux gestes de la gravure – vise à explorer les limites de l’impénétrabilité de ces êtres composés par du liège.  

Les socles jouent un rôle essentiel dans cette dynamique matérielle. Loin d’être de simples supports, ils font corps avec la sculpture dans un subtil hommage à Brancusi, célèbre pour avoir relié l’objet à la table sur laquelle il se trouve. Sculptés en bois noir, peints à la main, les socles définissent un espace propre à chaque figure, une sorte de territoire ou de seuil. S’ils évoquent les formes d’haut-parleurs, leur fonction serait celle de capter et absorber le son plutôt que de l’émettre. Enfin, une continuité matérielle s’opère entre les sculptures et les dessins : les cadres en bois rugueux font écho aux surfaces granuleuses des socles, participant à l’architecture globale de l’installation. 

Huma Bhabha, Vincent, 2025. Installation view, Huma Bhabha: Distant Star, David Zwirner, Paris, 2025.

L’exposition peut donc être lue comme la scène d’un rituel silencieux où ces personnages venant d’un autre temps ou d’un autre monde observent, scrutent, et semblent attendre. Au milieu de ce théâtre dont les règles narratives nous échappent, nous sommes renvoyé·e·s à la question fondamentale de tout contact avec l’altérité radicale : comment établir une relation sans langage commun ? Les œuvres de Huma Bhabha esquissent une réponse : par le regard, par ces correspondances muettes mais signifiantes qui tissent un lien, fragile et ouvert, entre des mondes disjoints. Sur les murs, de vastes dessins prennent le relais de ce réseau optique : ils observent les sculptures, les encerclent, les interrogent. Tandis que les dessins muraux semblent contempler les figures sculptées, ces dernières sont également orientées vers le centre sans se confronter mutuellement. Ce dispositif visuel donne à l’exposition un mouvement concentrique (des murs vers le centre) mais qui ensuite se diffracte car chaque sculpture est orientée dans une direction différente. Même si décalés les uns par rapport aux autres, tous les personnages donnent leur dos aux murs, à l’exception d’un seul, Vincent, qui semble capté par l’entrée de la salle et par le regard du public ; ce léger désaxement suffit à rendre incertaine la frontière entre qui regarde et qui est regardé·e. 

Huma Bhabha, Untitled, 2025. Installation view, Huma Bhabha: Distant Star, David Zwirner, Paris, 2025.

Autour des sculptures, les photo-dessins de Huma Bhabha construisent un autre type de présence. Réalisées à partir de photographies personnelles prises à Karachi, ces images deviennent le support d’interventions graphiques : encre, pastel, collage. Les visages y apparaissent de manière fragmentaire, souvent réduits à des yeux cerclés de noir, incrustés sur un fond photographique. Il s’agit de constructions composites, hybrides, qui tiennent du masque autant que du regard. Et l’on s’aperçoit que ce dernier est bien un regard « animal » car ce sont des images de son chien, un Welsh Corgi Pembroke, qui sont positionnées en correspondance des yeux.  

Huma Bhabha photographie des paysages dépeuplés qui deviennent mémoire. On pourrait parler ici de « mémoire du paysage », en exploitant l’ambiguïté du double génitif, qui permet de lire le paysage comme étant l’objet de l’énoncé, dans le sens que « le paysage est ce dont on se souvient », mais aussi comme s’il était le sujet, dans le sens que « c’est le paysage lui-même qui se souvient ». Et peut-être ces doubles souvenirs, objectifs et subjectifs, se produisent au même moment, en évoquant une mémoire qui n’est pas simplement celle du passé mais celle du changement, le témoignage matériel d’une « histoire parfois visible, parfois latente », comme dit l’artiste, prête à accueillir d’autres couches de sens.  

C’est sur cette mémoire que viennent se greffer les figures. Des visages encapuchonnés, inspirés d’images de moines franciscains dans des livres d’art – Giotto, Cimabue, Margaritone d’Arezzo – mais transposés dans un registre contemporain : celui du hoodie. Vêtement du quotidien, la capuche devient ici un trait d’union temporel entre sacré médiéval et quotidien profane, entre figure mystique et silhouette urbaine.  

Bien qu’on puisse y voir une continuité évidente avec une série de dessins précédente (les Untitled de 2009), l’artiste ne parle pas de ces œuvres en termes de série. Ces dessins forment en effet plus une meute qu’une série, une collectivité d’êtres « plus ou autres qu’humains ». 

Dans ces portraits recomposés, le visage devient territoire, et le paysage devient visage. Un échange s’opère entre les formes : visages-paysages, paysages-collages, figures mouvantes traversées d’histoires diffuses. Comme le disaient Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, en rapprochant paysagéité et visageité : il n’y a pas « un visage qui n’enveloppe un paysage inconnu, inexploré, pas de paysage qui ne se peuple d’un visage aimé ou rêvé, qui ne développe un visage à venir ou déjà passé. Quel visage n’a pas appelé les paysages qu’il amalgamait, la neige et la montagne, quel paysage n’a pas évoqué le visage qui l’aurait complété, qui lui aurait fourni le complément inattendu de ses lignes et de ses traits ? ». Ce passage semble décrire les dessins de Huma Bhabha et leur surface d’inscription collective, affective et historique. 

Huma Bhabha, Distant Star, 2025. Installation view, Huma Bhabha: Distant Star, David Zwirner, Paris, 2025.

Dans l’autre salle de la galerie, Distant Star veille. Haute sculpture en fonte, élancée et presque minimale, elle condense à elle seule les tensions de toute l’exposition. En opposition apparente avec les figures massives, accidentées et composites des salles précédentes, elle en est pourtant le contrepoint énergétique. Dressée comme une antenne, elle transmet des forces invisibles venues d’ailleurs – d’un passé lointain, d’une étoile disparue, d’un monde futuriste ou d’un mythe oublié – et en même temps capte et enregistre les vibrations de ce qui l’entoure. 

Son apparente immobilité est trompeuse. L’oxydation qui commence à marquer sa surface rappelle que le temps continue d’agir sur elle, lentement et imperceptiblement. La rouille affleure comme une mémoire en formation. Car chez Huma Bhabha, la matière ne se fige jamais : elle enregistre, elle attend, elle transforme. Distant Star devient ainsi un réceptacle à énergies cosmiques, un pneumatophore sculptural de tout ce qui se passe dans la grande salle, puisant ses ressources dans ce qui est à la fois très loin et tout proche. Ce décentrement opère également sur un plan spatial et symbolique : en donnant son nom à l’exposition, c’est cette œuvre périphérique qui réoriente le regard. Ce n’est pas le cœur massif mais le bord silencieux qui structure l’ensemble, dans une dynamique centrifuge.  

À l’instar des bâtons de danse ou de cérémonie, souvent ornés de figures anthropomorphes, elle renvoie à des traditions où la verticalité relie ciel et terre, monde physique et monde spirituel. Cette figure condense une mémoire sculpturale transhistorique, car elle rappelle également L’Ombra della sera : chef-d’œuvre étrusque de Volterra auquel Alberto Giacometti rendit hommage (par ailleurs, l’exposition coïncide avec celle au Barbican Centre de Londres, où des œuvres de l’artiste sont présentées ensemble à des sculptures de Giacometti). Malgré la finesse de sa silhouette, Distant Star remplit l’espace. Sa présence semble émettre des ondes concentriques, comme si l’œuvre était plus une question d’atmosphère que de matière.  

Tout comme les étoiles, dont la lumière nous parvient toujours en différé, Distant Star incarne une présence lointaine – dans le temps comme dans l’espace – mais dont l’éloignement n’exclut pas la puissance d’orientation. À l’image des astres que l’on consultait autrefois pour tracer une route dans l’obscurité, cette étoile au cœur de fer pourrait alors – elle aussi – être suivie ou prise comme point de repère pour naviguer entre des mondes distants mais (plus ou moins) contemporains. 


Head image : Installation view, Huma Bhabha: Distant Star, David Zwirner, Paris, 2025.


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