r e v i e w s

Harun Farocki

par Vanessa Morisset

Deep Play, LiFE, Saint-Nazaire, 13.01—26.03.2017

Rencontre d’une œuvre et d’un lieu, tous deux monumentaux, la mise en espace au LiFE de l’installation Deep Play (2006) aurait sans doute beaucoup plu à son auteur, Harun Farocki (1944-2014). Dans cette partie de l’ancienne base des sous-marins datant de l’Occupation et reconvertie en lieu d’exposition, l’œuvre bénéficie d’un espace suffisamment vaste pour que ses douze écrans de projection puissent être vus simultanément. Créée pour la documenta de 2007, elle avait été montrée à cette occasion de manière insatisfaisante sur des moniteurs, faute de place[1]. Et si, par la suite, elle a été bien présentée, notamment au musée d’Art contemporain d’Oslo fin 2007, à Saint-Nazaire elle prend tout son sens, pour des questions de dimensions, mais pas seulement[2]. Dans ce bunker hors norme, tant physiquement qu’historiquement déterminé, nombre de ses qualités se révèlent. En tout premier lieu, au cœur des épais murs de béton de l’alvéole, le large espace orthogonal du LiFE a permis de disposer les écrans en un grand U, de sorte que, dès son entrée, le visiteur se trouve placé dans une position centrale, panoptique pour reprendre le terme de Michel Foucault : il lui semble avoir pénétré dans un poste de commandes. Car l’installation évoque bien une question de pouvoir, même si son sujet ainsi que sa matière première sont les images d’un match de foot.

Harun Farocki a réalisé beaucoup de films dans des milieux où l’omnipotence du regard est fondamentale, les prisons mais aussi les entreprises, en particulier d’armement, et les postes de surveillance. Aussi, par rapport à ces travaux les plus connus, s’emparer de la retransmission d’un match, fut-il comme c’est le cas dans cette œuvre, la finale de Coupe de monde de 2006 en Allemagne, peut apparaître relever d’une pause récréative de la part de l’artiste. Et, pour les spectateurs français elle l’est (ou de surcroît pour les italiens), car le match choisi est celui du fameux coup de tête de Zidane à Materazzi. Pour cette raison, on est particulièrement attentif aux faits et gestes du joueur, ce qui invite à rapprocher Deep play de Zidane, un portrait du xxie siècle de Philippe Parreno et Douglas Gordon, tourné en 2005. De même, on ne peut s’empêcher de penser à la sculpture en bronze d’Abel Abdessemed Coup de tête, installée en 2012 sur le parvis du Centre Pompidou. Toutefois, dans l’œuvre de Farocki, l’incident avec Materazzi n’est pas le sujet, ni d’ailleurs le foot en lui-même.

Le propos est bien plutôt de montrer à quel point l’image retransmise d’un match est loin d’en être le reflet immédiat. Sur les douze écrans, l’ensemble est en effet décomposé et analysé selon différents points de vue, à commencer par le film tel qu’il a été monté en direct par la régie de la FIFA et vendu de manière monopolistique aux télévisions du monde entier. Enregistrées par un collaborateur de l’artiste, les indications du régisseur en chef pendant la réalisation ont été conservées avec les images et constituent une source aussi riche qu’inattendue pour comprendre la fabrication du spectacle : « Henry est couché, merci la neuf, ralenti. La cinq, direct sur l’entraîneur des français. Stoppez le ralenti s’il vous plaît. Bascul sur la cinq alors, on en a combien? Un autre? Bon alors, bascule… »[3]. Les autres écrans donnent à voir des outils de statistique et de modélisation développés par des sociétés spécialisées —rappelant combien le foot est lié aux technologies les plus avancées —, des gros plans sur les entraîneurs des deux pays en lice, les bandes filmées par les caméras de surveillance du stade, jusqu’à un débriefing de dirigeants à partir de replay, ainsi que des points de vue particuliers sur le match tels que celui de caméras suivant les joueurs stars.

Mais, surtout, on ne peut manquer de remarquer la présence d’un film que Farocki appelait « le plan Andy Warhol[4] », un plan fixe sur le stade de Berlin à partir d’un immeuble voisin (construit par Le Corbusier précise-t-il dans son journal), où il était lui-même posté pendant le match. Ce plan représente dans l’installation le point de vue de l’artiste durant l’événement et apporte une clé supplémentaire pour de l’interprétation de l’œuvre. Outre qu’il renchérit sur ce que c’est qu’assister en direct à un événement dans le monde contemporain, il donne à voir le stade de Berlin construit pour les Jeux Olympiques de 1936 et rénové pour la Coupe du monde de 2006. Tout un pan de l’histoire de l’Allemagne est ainsi subtilement rappelé. Puis, de même que Warhol avait enregistré les variations de la lumière du jour tombant sur l’Empire State Building, on découvre que Farocki a filmé ce stade jusqu’au moment du feu d’artifice clôturant le match qui, finalement, emporte le regard du spectateur vers le ciel de Berlin.

[1]            L’artiste a tenu un journal de bord tout au long de l’élaboration de l’œuvre, publié sous le titre « Histoire d’une installation (sur la Coupe du monde de football) », dans la revue Trafic n° 64, hiver 2007, p. 18-46.

[2]            Il faut préciser que l’œuvre, plus précisément l’une de ses trois copies, a été acquise en 2010 par le Centre national des arts plastiques, institution qui rassemble une immense collection, mais sans lieu d’exposition attitré.

[3]            Des passages ont été retranscrits dans le journal de bord, op.cit., p. 26.

[4]            Op. cit. p. 27.

(Image en une : Harun Farocki, Deep Play, 2007. FNAC 10-1108, collection du Centre national des arts plastiques. Vue de l’exposition au LiFE – Grand Café, Saint-Nazaire, 2017. Photo : Marc Domage.)