r e v i e w s

Francisco Tropa

par Guillaume Lasserre

Paésine, Francisco Tropa
Nouveau Musée national de Monaco, Villa Paloma
Commissariat : Célia Bernasconi
6 décembre 2024 — 21 avril 2025

Sur le parvis de la Villa Paloma, Pénélope regarde la mer. Cette figure de la mélancolie voit ses contours altérés par son processus de production, résultat d’une série de moulages de la cavité intérieure d’une statue. Dans un mouvement perpétuel, elle ouvre et ferme à la fois le parcours de l’exposition monographique que consacre le Nouveau Musée national de Monaco (NMNM) à l’artiste portugais Francisco Tropa. Organisée en collaboration avec la Fondation Serralves à Porto, qui présente au même moment un volet plus rétrospectif de son œuvre, l’exposition monégasque est pensée par l’artiste spécialement pour la Villa Paloma. Réunissant une cinquantaine d’œuvres exécutées entre 2012 et 2024, de la sculpture à la projection lumineuse et aux œuvres sur papier, elle s’intitule « Paésine », du nom d’une pierre imagée que l’on trouve dans des carrières à Florence, et qui, lorsqu’on la coupe en deux, prend des allures de véritable tableau géologique dont les motifs évoquent un paysage de ruine que l’on croirait peint par la main de l’homme. Si, en réalité, le phénomène est dû aux sédimentations, infiltrations et autres cristallisations du temps, il renverse malgré lui le principe d’imitation de la nature par les artistes. Cette notion d’analogie avec la peinture est redoublée par Francisco Tropa dans l’œuvre qui sert d’introduction à l’exposition, puisqu’il va reproduire une paésine en sérigraphie, obtenant l’image finale par l’application successive de plusieurs couches de pigments, simulant à son tour le processus de sédimentation. Autrement dit, l’artiste imite une pierre qui imite l’art. Ce jeu de renversement permanent, guidé par l’expérimentation continuelle de la matière, conduit à l’invention d’un décor de roche, d’eau et de lumière qui anime l’intérieur de la Villa Paloma, créant un espace incertain dans lequel l’artiste rejoue les origines de l’art pour mieux révéler une autre histoire des formes. Tropa déconstruit l’espace du musée pour amorcer un retour à la caverne platonicienne. 

Le musée, compris comme un espace allégorique, opère un parcours ascensionnel qui s’inspire de l’idée de la grotte de l’observatoire, cavité souterraine aménagée pour la visite à la base de la falaise du Jardin exotique de Monaco tout proche, que Tropa verticalise pour en faire l’œuvre d’art originelle, la matrice. Dans ce projet hyper global, le monde sous-terrain occupe le premier étage, le monde terrestre, le second, le firmament et l’au-delà, le troisième. Au pied de l’escalier, l’œuvre Que Vuoi ? (Que veux-tu ?) fait office de question inaugurale en forme d’énigme : un seau – en bronze – rempli de charbon est suspendu à une potence attachée à un mur de brique. Il s’agit là d’une invitation à interroger notre façon de percevoir et d’interpréter une image. « Que Vuoi ? », citation du Diable amoureux (1772) de Jacques Cazotte1, est reprise par Jacques Lacan à partir de 1957 pour illustrer la dialectique du désir.  

Sculpture en bronze à la cire perdue, Pietà est le moulage du moule en plâtre de la Pietà de Michel-Ange ayant servi à couler en bronze ses nombreuses copies. La pièce appartient à une série d’œuvres dont le sujet se loge dans la technique même de la fonte. Dans le socle est inséré un miroir incliné qui permet d’en observer la cavité intérieure, renvoyant autant à l’idée de matrice qu’à celle de grotte. Tropa collabore ici avec l’artiste João Queiroz, qui peint le dessous du socle, l’intérieur de la sculpture et le grand panneau qui sert d’arrière-plan à la sculpture. En utilisant de l’encaustique – ou peinture à la cire –, le peintre propose une mise en abîme du procédé de fabrication des bronzes à la cire perdue. Produite spécialement pour l’exposition, Ellipse donne à voir, dans un décor partiellement illusionniste, un théâtre d’ombres, que Tropa nomme joliment « film sans pellicule », créé par une sorte de clepsydre antique, instrument à eau servant à mesurer le temps, projetant ici de la lumière. 

Francisco Tropa, Agate, 2023. Lame d’agate, projecteur lumineux. Dimensions variables © Francisco Tropa. Courtesy de l’artiste et Galerie Jocelyn Wolff

Au deuxième étage, on accède au monde terrestre avec TSAE (Trésors submergés de l’Ancienne Égypte), qui regroupe des œuvres illustrant des fouilles archéologiques purement fictionnelles. Les vestiges de ce qui a été trouvé par une équipe scientifique, ensemble d’objets totalement inconnus, ont été pensés et conçus par Tropa. Des maquettes en verre, métal ou bois, faites à partir des formes architecturales primordiales que sont le cercle et le carré, sont aussi une critique du minimalisme et du travail de l’artiste américain Richard Serra que Tropa réinterprète non sans transgression. Avec Fountain, qui montre quatre quartiers de viande suspendus, réalisés en bronze selon la technique de la fonte au sable, l’artiste aborde avec une pointe d’humour le thème de la nature morte tandis que, regroupés sous le titre de Scripta, un ensemble d’objets et leur copie illusionniste – pierres, bouteilles, fruits – explorent la conception de l’art en tant que jeu. En 2006, Francisco Tropa conçoit pour ses filles un jeu composé de pierres et de leurs copies en bronze qui constitue le point de départ de la série. La récurrence du jeu lui permet de poursuivre sa réflexion sur la sculpture.  

L’exposition se termine au troisième étage, où trois sculptures offrent trois représentations du monde. Bringing creative people together évoque la conception platonicienne associant la terre à un cube. Le Firmament représente la Terre sous la forme d’un rectangle plat, surplombée d’une voûte céleste, d’après les dessins de Constantin d’Antioche, tandis que Monument, schématisation de la Terre en forme de poire, s’inspire d’une enluminure médiévale. Œuvres automates, elles sont munies d’un mécanisme d’horlogerie dont le dispositif est hérité des horlogers médiévaux2

Francisco Tropa est un artiste rare. Travaillant seul, sans assistant, il compose une œuvre plurielle autour de trois grands thèmes que sont la géologie, l’archéologie et l’ethnologie. L’artiste donne forme au vide en reliant des histoires entre elles, en réactivant des mythologies et des technologies. Sa fascination pour le motif archéologique interroge le souvenir, la mémoire. Il construit un univers complexe et sensible dans lequel se révèlent les diverses formes de la représentation d’un monde autonome et fascinant. Regroupées en ensembles, ses œuvres donnent vie aux épisodes d’un grand récit fictionnel. À l’image de ces fines tranches d’agates colorées qui, utilisées à la façon des plaques de verre, sont projetées sur les murs des salles d’exposition, évoquant un œil ou l’entrée d’une caverne ; le temps donne à voir une autre histoire des formes. 

1 Tropa puise souvent ses références dans la littérature. 
2 Ce mécanisme fut également repris par Marcel Duchamp dans la conception de l’œuvre À bruit secret (1916). 

Francisco Tropa, Monument, 2017. Verre soufflé, mécanisme avec roue d’engrenage, cuivre. 110 x 25 x 25 cm © Francisco Tropa. Courtesy Private collection, Paris. Crédit photo : Pedro Tropa

Head image : Francisco Tropa, Scripta, 2018. Huile sur bronze, toile sérigraphiée, boîte en bois. Dimensions variables. © Francisco Tropa. Courtesy de l’artiste et Galerie Jocelyn Wolff. Photo : DR.


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