r e v i e w s

Florence Doléac

par Ilan Michel

Minute Papillon, FRAC Grand Large – Hauts-de-France, Dunkerque, 23.09.2017 – 25.03.2018

L’exposition s’arpente pieds nus. C’est le conseil prodigué au seuil de cette première rétrospective de l’artiste et designer Florence Doléac, depuis l’époque des RADI Designers (1993 à 2003) à sa carrière solo. Keren Detton, la discrète commissaire, a modulé l’architecture de Lacaton & Vassal afin de permettre une déambulation désordonnée, suggérant par quelques adhésifs au sol un parcours en pointillés. Non-chronologique, l’accrochage invite à papillonner entre les séries de mobilier éparpillées en contrepoint, les aires de jeux et la plage de la Mer du Nord. De la fibre du tissu à la fibre nerveuse, l’expérience questionne la fonction des objets domestiques à travers la sensation et l’imaginaire.

« Prenez le temps de trouver une position confortable » préconise la bande-son de relaxation au sein de l’environnement « comico-soporifique » (F. Doléac) Floating Minds (2007). Les nappes de synthétiseur et les cylindres en mousse et simili cuir constituent les prémices d’un état modifié de conscience. Le mobilier conçu par la designer introduit du jeu entre notre rapport quotidien aux objets et leur liberté d’usage. Critique du fonctionnalisme de Louis Sullivan (« form follows function1 »), le travail hérite du design radical italien – dont le Frac possède une importante collection – tout en puisant dans les sciences cognitives. Assises remplies de microbilles de polystyrène2 (Garbage Saloon, 2009), boudins, balles PVC gonflables (Adada, 2010, ou encore Vague à l’âme II, mobilier commandé par le Frac en 2016) sont autant de dispositifs dans lesquels se blottir pour habiter l’espace avec intensité3. Leur usage indéterminé favorise les actes de micro-liberté, de « braconnage4 » dans un système de consommation imposé. L’instabilité des dispositifs conduit alors à adopter des postures toujours changeantes — dos-à-dos, à califourchon…—, à faire corps avec l’objet mais aussi à trouver un équilibre avec les autres. Ce rapport ludique à l’espace aiguise la capacité de notre corps à construire son environnement, à se laisser modifier par lui, à lui prêter une attention constante — principe de cognition incarnée5. Associée à un groupe médical de l’Institut de Posturologie de Paris de 1993 à 1995, F. Doléac multiplie en effet les prototypes de pièces à stimulation sensorielle, dont son Petit chemin plantaire (2010). Cette passerelle recouverte de porcelaine émaillée à la texture inspirée du braille réveille les terminaisons nerveuses et laisse de côté le discours, indéchiffrable. Côté plage, la série de porte-fruits produite à Vallauris est exposée pour la première fois sur une parcelle de sable (Vallauris 1, 2 et 3). Recouvrant le béton comme un fragment de plage découpé, comme un tapis de jeu, la scénographie invite les pieds dénudés à se souvenir de l’ergonomie des dunes.

Les formes entretiennent un rapport singulier avec le corps qu’elles viennent compléter comme des prothèses. Rondeur, ovoïde, mollesse, contours rebondis… Croisant la notion d’Anti Form, le matériau génère sa propre forme, se laisse modifier avant de retrouver son aspect par lui-même, intègre l’imprévu6. Proche de l’anthropomorphisme, la « famille » des céramiques émaillées se structure selon le principe de la morphogenèse. Chaque objet suit un développement organique, à l’image de la division cellulaire. D’extension du corps, l’objet acquiert peu à peu sa qualité de parure, de carnation, son pouvoir de séduction. D’où son possible dévoilement (La chaise mise à nue, 2002).

De proche en proche, les lignes de fuite sont nombreuses. Un bureau ouvert sur le grand large, doté d’une vitre de verre teinté ouverte sur le paysage, se substitue au magnétisme de l’écran de télévision (Secrétaire avec vue, 2007). Au centre de l’exposition, La chambre des rêves (2017), acquise par le Frac, réaffirme la dimension littéraire d’un design propice à l’apparition d’images oniriques. Un lit de palmiers tressés d’osier, encadré d’une structure de bambous à laquelle sont suspendues des voiles imprimées de reproductions d’œuvres de l’artiste, mues par des ventilateurs. Mise en abyme de la rétrospective mais surtout traduction de l’univers enfantin de Max et les Maximonstres (Maurice Sendak, 1963), l’installation est un prototype à échelle 1:1 d’architectures destinées à prendre place dans les jardins publics. C’est donc sur le mode imaginaire et le ton de la plaisanterie que l’exposition stimule notre perception, chatouille pour mieux faire peau neuve.

  1. Louis H. Sullivan « The tall office building artistically considered », Lippincott’s Magazine, Philadelphie, mars 1896, p. 403-408.
  2. Héritées de Sacco, fauteuil poire des designers Piero Gatti, Cesare Paolini et Franco Teodoro, 1968, Collection Frac Grand Large – Hauts-de-France.
  3. Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires de France, 1957, p. 19.
  4. Michel De Certeau, L’invention du quotidien [1990), Paris, Gallimard, p. 239.
  5. Francisco J.Varela ; Evan Thompson ; Eleanor Rosch, The embodied mind: Cognitive science and human experience, Cambridge, MIT Press, 1991, p. 308.
  6. Robert Morris, « Anti Form », Artforum, New York, vol. IV, n° 8, avril 1968, p. 33-35.

(Image en une : Florence Doléac, Lampe Emmeline Avery, 2014 ; Adada, 2010, Galerie Jousse Entreprise (Paris). Vue de l’exposition « Minute Papillon », 2017, Frac Grand Large – Hauts-de-France, Dunkerque. Photo : Aurélien Mole.)


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