Éloge de la submersion

« Éloge de la submersion » à la compagnie, Marseille
16 novembre 2024 — 25 mars 2025
Une proposition de Dénètem Touam Bona
Avec Hawad, Maya Mihindou, Tiphaine Calmettes, Olivier Marbœuf, Intersexion, Sabrina Da Silva Medeiros, Rangitea Bourgeois Tihopu, Magalie Grondin, Chloé Moglia, Alexis Pauline Gumbs, Mabeuko Oberty, Emma Bigé, Myriam Rabah-Konaté, Ife Day, Matthieu Duperrex et Gabriel Dutrait, Hugo Rousselin, Laura Quiñonez, Abdourahman A. Waberi, Hélène Claudot-Hawad, Jean-Christophe Goddard, Marc Bernardot, Line Le Gall, Mawena Yehouessi, Sylvain Piron, Justine Feyereisen, Linda Boukhris, Matthieu Noucher, Samuel Vock-Verley
À genoux, repliée en elle-même, couchée en ses longs voiles, son visage se tourne vers le fond du bateau. Face au fond des cales, face aux abîmes qui s’agitent en dessous, elle commence à chanter. Son chant s’entoure d’autres phrases, d’une autre voix. Elle dit : « Je suis la seule présence dans ce corps ; mais je ne suis pas seule (1). »
La barque chavire et se dresse, s’érige en autel aux arraché·es des traversées maritimes coloniales (Sabrina Da Silva Medeiros, Reza na proa da beira do cais, 2024). L’artiste y convoque les larmes et les corps jetés par-dessus bord, tandis que son propre corps se contient dans le ventre du bateau. Sa silhouette redouble celle d’une femme dessinée à l’arrière de l’autel ; rejoint le maillage des traits et des cheveux arrachés aux sirènes plus loin (Magalie Grondin, Femmes-aux-ouïes, Zazavavindrano et Déterrer les sorcières, 2024) ; rejoint enfin la fresque des Corps traversés (Maya Mihindou, 2024) accueillis dans les ventres des mammifères marins.
Derrière la lecture-performance de Sabrina Da Silva Medeiros et Maya Mihindou au dernier soir de l’exposition, c’est une lame de fond qui nous entraîne à travers l’espace en suivant le mouvement de ces corps arrachés et réfugiés dans les abîmes. Chacune des œuvres, chacune des paroles et chaque geste invité entre ces murs sont ainsi organiquement liés, ou plutôt étroitement embarqués, les uns vers les autres.
Derrière la coque de l’autel présenté par Sabrina Da Silva Medeiros s’ouvre ainsi l’espace d’exposition en forme de courants enchevêtrés, de profondeurs insondables et de puissances ignorées. Il faut dire que ce n’est pas un espace d’exposition, c’est un « cosmogramme » : un espace où poussent les formes d’une pensée « spatialisée et mise en collectif » (Dénètem Touam Bona (2)) : un dispositif, un outil, un geste que l’on ne peut dissocier du contenu qu’il produit.
On lit ainsi la carte dessinée in situ par Olivier Marbœuf, Île de la dette en retour. C’est une carte qui fait ce qu’elle dit puisqu’elle active la parole : elle instaure une exondation des violences coloniales silenciées par des activations sous forme de lectures performées ; et un état de « dette à parler » par son architecture. On en suit les signes et les striures organisées parmi les vibrations du bleu couleur de fond, couleur de songes sous-marins et de « vieilles histoires liquides de famille (3) » (Olivier Marbœuf).

On avance, et l’on peut marcher pieds nus sur une autre carte étendue par terre. Celle-ci inverse l’orientation occidentale du planisphère (Rangitea Bourgeois Tihopu, Le Continent polynésien) pour « se retourner la tête » sous l’étendard de tous les vents (Hawad, Tewelwelt), une voile qui reçoit et qui propage tous les courants de l’air et de l’eau. Cette œuvre, point de ralliement du proche et du lointain dans la pensée spatialisée, figurait dans la première exposition-essai de Dénètem Touam Bona, « Sagesse des lianes », à Vassivière en 2021-2022.
On avance encore, et l’on peut écouter la rencontre des voix intérieures depuis le cœur d’un coffre ouvert où l’on peut s’enfermer comme dans une poche d’air (Intersexion, Regards croisés, 2024). Notre propre corps contenu dans une caisse de transport, on assiste à l’émergence des récits inarticulés de lignées de femmes portées disparues et noyées. L’endroit du refuge et de l’écoute se tient si près du libre mouvement des courants, des paroles troublées et des sombres eaux, qu’on ne saurait les distinguer. À cet endroit de l’exposition, la fresque de Maya Mihindou achève d’affirmer que les points d’ancrage les plus sûrs ne sont autres que Les Corps traversés (2024). Ces corps qui connaissent les abysses des océans et qui en portent de plus grands, car ils sont les témoins de tout ce qu’il se passe à la surface : tout ce qui est produit, jeté, enfoui par l’ordre économique, mémoriel et historique des puissances établies. Dans l’espace, un mobile forme une tempête de petites pièces de céramique. On y lit les bribes de récits inscrits sur des os de mammifères, des amulettes et des mystères. Elles formulent tout ce qui finit au fond de l’eau, et qui menace de remonter à la surface.
Dans le fond de l’espace d’exposition, on rencontre deux sculptures chimériques (Tiphaine Calmettes, They Are Looking at Us – monstre marin et They Are Looking at Us – Coraux, 2024). Et si l’on avance au-delà du fond, on atteint la zone des chevêtres de la compagnie : ateliers, projections, rencontres, dont la dernière pour cette exposition est une prise de parole de Dénètem Touam Bona pour formuler une conclusion en matière de chimères.
On saisit ici que ce à quoi nous assistons dans la rencontre des gestes et des œuvres de cette exposition, c’est la production de refuges établis sous le signe de la « conspiration » – étymologiquement, cela dit : trouver un « souffle commun ». Toutes s’allient pour former « une unité sans synthèse, une contradiction vivante qui n’est pas une entité bienveillante, mais sa cruauté n’est jamais gratuite » – la définition d’une chimère selon Dénètem Touam Bona, ou l’autre nom d’un organe de pensée politique et sensible, formé à plusieurs voix et plusieurs mains réunies au bon endroit et au bon moment.
En sortant, il pleuvait à torrents.

1. Sabrina Da Silva Medeiros, Maya Mihindou, lecture-performance de clôture de l’exposition « Éloge de la submersion » à la compagnie, Marseille, le 22 mars 2025.
2. Auteur de « Sagesse des lianes », élaboré selon un dispositif proche de l’« Éloge de la submersion » avec la production d’une exposition au centre d’art et du paysage de Vassivière (2021-2022) et des invitations multiples qui accompagnent la production d’un écrit. Le projet ici porté par la compagnie avec le soutien du programme Art citoyen de la Fondation Daniel & Nina Carasso s’établit par étapes depuis 2023.
3. Olivier Marbœuf, « Mille sortes de bleu », projet mené en parallèle de l’exposition, résidence d’écriture à la Fondation Camargo à Cassis avec le tout nouveau programme de la Maison Baldwin.
Head image : Vue de l’exposition collective « Éloge de la submersion » à la compagnie, Marseille, 16 novembre 2024 — 25 mars 2025. De gauche à droite : Sabrina Da Silva Medeiros, Reza na proa da beira do cais, matériaux divers, 2024 ; Olivier Marbœuf, Île de la dette en retour, craie sur mur bleu, 6m x 4m, in situ, 2024 ; Magalie Grondin, Femmes-aux-ouïes, Zazavavindrano, dessin au fusain, 2 x 1,48 x 2,36m, 2024 ; Tiphaine Calmettes, They Are Looking at Us – monstre marin, 2,1m x 0,6m x 1 x 1m, 2024 ; Rangitea Bourgeois Tihopu, Le continent polynésien, impression numérique, 6m x 4,26m, 2016. Au plafond : Hawad, Tewelwelt Voile, environ 6m x 3,5m, 2021. Photo : Arina Essipowitsch.
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- Du même auteur : Étonner la catastrophe, Xavier Veilhan au Frac Pays de la Loire , Caroline Mesquita à la Hab Galerie, Nantes, La grotte de l’amitié à la Maréchalerie, ÉNSA Versailles, Marion Verboom à la Galerie Lelong « Da Coda »,
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