r e v i e w s

Charles Fréger, AAM AASTHA

par Guillaume Lasserre

Château des Ducs de Bretagne, Musée d’histoire de Nantes
2 juillet – 31 décembre 2022

Le photographe Charles Fréger revient pour la troisième fois au Château des Ducs de Bretagne qui abrite le très dynamique musée d’histoire de Nantes dont les espaces d’expositions et la programmation culturelle sont, cette saison, dédiés à l’Inde à la faveur du 75ème anniversaire de son indépendance. L’occasion de présenter quatre-vingt-dix tirages inédits de la série photographique « AAM AASTHA » réalisée à partir de 2019 au cours d’une série de voyages dans le sous-continent. Ils donnent à voir des incarnations très colorées de divinités indiennes qui s’inscrivent dans le cadre de cérémonies religieuses mais aussi agricoles ainsi que de pièces de théâtre. Comme à son habitude, Fréger prend soin de gommer tout décor inutile. Qu’on les comprenne ou non, ces images fascinent par leur beauté et, pour nous occidentaux, leur étrangeté. Les photographies envoûtent dans ce qu’elles ont de merveilleux, dans leur créativité déroutante, parfois très spectaculaire. De ces danses sacrées ou jeux théâtraux, dans leur grande majorité hindous, pratiqués dans les temples, les théâtres, les festivals de rue, Charles Fréger suit les différentes pistes autour de ces représentations religieuses et des grandes épopées indiennes, à commencer par le Mahabarata, et surtout le Ramayana dont les récits mythologiques et cosmogoniques le fascinent. Et si ce dernier est joué dans toute l’Inde, ce sont les communautés, les tribus, desquelles sont issues ceux qui incarnent les divinités qui diffèrent, les imprégnant de leur culture locale ou régionale dans un pays qui cultive le paradoxe entre le trivial et le divin. Le terme « AAM AASTHA » signifie « croyances communes » qu’il faut comprendre dans une double acception : à la fois ordinaires et en même temps partagées. 

Exposition AAM AASTHA de Charles Freger au Château des ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes, photo : David Gallard

« Mon protocole de prises de vues demeure centré sur le sujet, que je photographie la plupart du temps en dehors de l’agitation des festivités, des événements » précise Fréger. Chaque parure est ainsi isolée dans la photographie pour mieux dévoiler son caractère singulier, unique. L’environnement direct de la prise de vue se fait alors vocabulaire photographique. Le photographe produit ses images en utilisant ce qui se trouve sur place, qu’il s’agisse de terre battue, de détritus ou de murs peints. Il s’intéresse moins à l’identité qu’à la surface d’un costume, d’un masque ou d’un maquillage, ce qui lui permet d’être plus attentif aux détails, à la matière, et ainsi de « rentrer à l’intérieur de ce que peut être la raison d’être d’une communauté ». Seuls ou en groupe, les protagonistes sont portraiturés majoritairement de manière frontale, en pied sauf à de rares exceptions près, occupent toujours le centre de la composition. Une lumière chatoyante vient sublimer les costumes colorés. Avec « AAM AASTHA », le photographe élabore une suite de portraits d’humains métamorphosés en divinités les jours de mascarade. Derrière les déesses aux mille bras, les héros légendaires, les tigres apprêtés et les vaches sacrées, autant de costumes folkloriques constituant le point névralgique d’un travail qui, depuis 2010, explore les rites et traditions à travers les cultures, il interroge la place de l’individu dans sa communauté, son appartenance à une tradition. Répondant à une organisation sociale stricte, l’incarnation des dieux est un rôle assigné le plus souvent à des individus appartenant aux castes les plus défavorisées.

Charles Fréger pratique le portrait photographique depuis 1999. Très tôt, il décide de constituer un corpus d’images qu’il intitule « Portraits photographiques et uniformes », dans lequel il peut « apprécier la substance d’un être au monde et de son appartenance à un corps social ». Il travaille toujours en série. Si l’enregistrement fidèle et neutre des sujets semble de prime abord prendre le pas sur la présence singulière du photographe, il n’en est rien. Fréger se réapproprie le protagoniste pour mieux y glisser sa subjectivité. L’importance accordée à la composition de l’image, le choix des poses, tout concourt à restituer l’intensité de la personne portraiturée ainsi que l’adéquation entre elle et un univers marqué par ses codes et la place qu’il occupe dans la société. Le jeu de la diversité et de l’altérité, qui est l’un des principes fondateurs des « Portraits photographiques et uniformes », passe par un exotisme assumé aussi bien à l’intérieur (militaires, sportifs, majorettes) qu’à l’extérieur, comme l’atteste la présente série. Cependant, l’habit exotique se double ici d’une vision ethnographique. Dans l’art du portrait selon Charles Fréger, le modèle doit être le sujet restitué à son identité mais aussi à sa dignité.

Avec « AAM AASTHA », le photographe poursuit ses recherches sur les mascarades à travers le monde, ces assemblées de gens masqués et déguisés, qu’il a débuté en 2010 avec « Wilder man », avant de poursuivre avec « Yokainoshima » (2013-15) et « Cimarron » (2014-18). Il propose ici une incomparable odyssée dans un pays immense qu’il connait quelque peu puisqu’il y a déjà réalisé trois projets : « Sikh Regiment of India » en 2010, « Painted Elephants » en 2013 et « School Chalo » en 2016. C’est par le sud qu’il commence à explorer son thème, par le Karnataka, le Kerala et le Tamil Nadu. Au total, il va sillonner plus de vingt états, traverser une centaine de villes, à la recherche d’une diversité de figurations. Les quatre-vingt-dix photographies sont aussi des portraits de femmes et d’hommes dont le changement d’apparence a modifié le statut, si bien que l’on peut parler de métamorphoses au sens ovidien du terme. Comme le précise Charles Fréger : « cette incarnation, quand elle est faite avec ferveur, remporte une adhésion immédiate ; les gens y croient et alors cette théâtralité les gagne aussi, celui qui voit, qui reçoit, joue et permet d’activer cette incarnation ». Ses photographies sont pareilles à des tableaux dont l’éclat et la vitalité n’en finissent pas de subjuguer. 

Exposition AAM AASTHA de Charles Freger au Château des ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes, photo : David Gallard

Explorer les humains à partir des groupes sociaux et des cultures auxquelles ils appartiennent constitue l’essence même du travail photographique de Charles Fréger qui fait le récit contraire d’un monde globalisé où tout serait accessible, a porté de main, en un clic. Au village global, il oppose tout un tas de micro-sociétés aux frontières flous qui attestent de la complexité du monde. En célébrant les formes visuelles puissantes et flamboyantes de la culture folklorique indienne et des rituels religieux, Fréger fait du sous-continent un laboratoire idéal pour étendre sa pratique sur une échelle plus large, les variations des interprétations divines rendant compte de cet état composite du monde. En replaçant le travail photographique de Charles Fréger dans un contexte social, historique et culturel, le musée d’histoire de Nantes en autorise une autre approche, notamment dans sa dimension documentaire, en offrant une lecture informée aux visiteurs. Il poursuit ainsi sa réflexion sur la décolonisation des institutions en proposant une ouverture sur un ailleurs, prélude à une meilleure compréhension des sociétés contemporaines.

1 Livre sacré de l’Inde, qui relate la « Grande Geste des Bhārata », le Mahabharata est une épopée sanskrite (itihâsa) de la mythologie hindoue considéré comme le plus long poème jamais composé. Ilfait trois fois le volume de la Bible. Il s’agit de l’un des deux grands poèmes épiques de l’Inde, fondateur de l’hindouisme avec le Ramayana. Voir Madeleine Biardeau, « Mahābhārata. Le mythe principal », dans Yves Bonnefoy (dir.), Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, Paris, Flammarion, 1981.
2 Comme le Mahabharata, le Ramayana est l’un des textes fondamentaux de l’hindouisme et de la mythologie hindoue. La « Geste de Rāma », est la plus courte des deux épopées mythologiques de langue sanskrite composées entre le IIIème siècle av. J.-C. et le IIIème siècle de notre ère.
3 4 questions à Charles Fréger, Interview du photographe Charles Fréger dans le cadre de son exposition AAM AASTHA, https://www.chateaunantes.fr/4-questions-a-charles-freger/ Consulté le 2 novembre 2022.
4 Didier Mouchel, Présentation générale, site de l’artiste, https://www.charlesfreger.com/biography/ Consulté le 18 octobre 2022.
5 4 questions à Charles Fréger, op. cit. 

Head image : Exposition AAM AASTHA de Charles Freger au Château des ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes, photo : David Gallard