r e v i e w s

Carla Adra à Mécènes du Sud – Montpellier 

par Gabriela Anco

Carla Adra , Ça te colle à la peau
Mécènes du Sud – Montpellier 
Exposition du jeudi 16 mars 2023 au samedi 10 juin 2023
Commissariat : Raphaël Brunel

« Ça te colle à la peau » de Carla Adra est une exposition-installation qui plonge les visiteur•euses dans la familiarité innée d’une chanson pop typique des années 90, accompagnée de son propre clip. Suivant à la lettre les règles du genre, l’artiste nous mène dans un monde onirique de personnages à la fois étranges et ordinaires. Sous une mélodie légère et répétitive, avec un refrain récurrent à intervalles précis, les paroles imprègnent l’esprit et collent à la peau. L’espace, comme un cocon protecteur à parois douces, invite à un mouvement fluide au sein des multiples relations qui se créent entre les objets, les personnages, les gestes et les choix dictés par l’artiste.

Carla Adra, ça te colle à la peau, 2023. Installation vidéo, mobilier et techniques mixtes, dimensions variables. Courtesy Galerie Valeria Cetraro. Crédit : Elise Ortiou Campion.

Dès l’entrée, les visiteur•euses sont attirés par la musique et un grand écran situés dans la pièce la plus éloignée de la porte. L’attraction est inévitable. Tout en suivant l’appel instinctif de l’écran lumineux et prometteur, en déambulation, on passe devant des objets tels une installation de chaises et fauteuils en forme de salon rétro entouré de lampes et de décorations kitsch, ainsi qu’une lampe-sculpture fabriquée d’une chicha. Temporairement négligés, ces objets apparaissent comme des reliques que l’on se promet de redécouvrir une fois lâchés par l’écran. La dernière salle est elle aussi aménagée dans un style vintage, mais passé de mode, avec trois fauteuils en cuir marron et métal, placés devant un tapis bordeaux recouvert de coussins rouges. Un rideau lourd composé par l’assemblage de plusieurs pièces de tissu, d’épaisseurs, types de tissages et densités différents, agit comme une protection pour l’écran et l’espace dans son ensemble, les séparant de la lumière et des bruits du monde extérieur. Ce rideau est en effet une pièce centrale de l’exposition dictant la palette de couleurs de l’installation entière, combinant à des rouges chauds, bordeaux et marrons, un accent de vert fluorescent, qui ressurgit ponctuellement ailleurs : sur les coffrets en plastique de cassettes audio, dans un bouquet de fleurs, sur un tableau de chien, la lampe chicha, et surtout – la manucure, motif récurrent de la vidéo.

Carla Adra, ça te colle à la peau, 2023. Installation vidéo, mobilier et techniques mixtes, dimensions variables. Courtesy Galerie Valeria Cetraro. Crédit : Elise Ortiou Campion.

Devant l’écran, les spectateur•rices entrent dans l’un des deux mondes en constante métamorphose, avec deux versions alternées jouant en boucle : face A comme une mélodie pop des années 90 et face B comme une chanson cold-wave. Des images en mouvement suivent la cadence rythmique d’une mélodie légère ponctuée de paroles claires, mettant en place une auto-réflexion, une recherche de soi narrative. Carla Adra incarne cinq phases, une à une, chacune à travers son propre personnage. La première, une femme portant un long manteau jaune et des chaussures de sport, introduit le récit qui se déroule dans le décor du lac du Salagou, avec ses paysages vallonnés situés aux alentours de Montpellier. Une fée magique aux faux ongles verts vêtue d’une petite robe style western (qui pourrait aussi être un alter ego), assiste et accompagne la femme au manteau jaune, qui se transforme d’abord en cow-girl qui fait du cheval, portant un épais pull en laine et un chapeau western, puis en bricoleuse, vêtue d’une combi de travail orange, gesticulant activement avec une perceuse. Elle devient ensuite une architecte à l’allure intellectuelle, portant des lunettes excentriques et du rouge à lèvres, et travaille à la construction d’un bateau, avant de se transformer finalement en une femme extravagante, fumant la chicha et revêtant une tunique orientale ornée et un sac Louis Vuitton, et qui prend ce même bateau au large. Loin d’être une coïncidence, ces personnages représentent les vies passées du bâtiment de l’espace d’exposition, qui a abrité, dans l’ordre, des écuries, une boutique de bricolage, un bureau d’architecte et un bar à chicha, avant d’être transformé en centre d’art. De manière fusionnelle et anthropomorphique, Carla Adra incarne le passé comme un voyage féminisé à travers la mémoire des murs.

Carla Adra, La famille du Bureau des pleurs #1 & #2, 2022. Tirage numérique, 60 x 80 cm. Courtesy Galerie Valeria Cetraro. Crédit : Elise Ortiou Campion.

Remettant constamment en question les frontières liminales entre sa propre identité et celle de l’artiste publique qu’elle est, Carla Adra reflète l’idée même du processus d’identification, de fusion et d’unité. Une exposition se fond dans une installation, qui elle se fond dans un clip vidéo ou inversement. De plus, en y incorporant des éléments de projets et d’expositions passés (tels que la série de sculptures « Spectres », produite précédemment à La Galerie Noisy-le-Sec, et le « Bureau de Pleurs », présenté au Palais de Tokyo), Adra estompe les barrières temporelles et spatiales et montre désormais dans son exposition solo, chez les Mécènes du Sud à Montpellier, des pièces qu’elle avait peut-être personnifiées auparavant. Témoignant de son intention de reconnaître et visibiliser l’activité de tous les travailleur•euses de l’art – les artistes, les commissaires d’exposition, les employé•es de galeries et d’institutions -, Adra brouille la séparation entre les bureaux et l’espace d’exposition lui-même. Pour « Ça te colle à la peau », elle crée un environnement-installation composé du mobilier et de la décoration des vrais bureaux de travail des trois employées du centre d’art, les mettant en avant et supprimant la division entre l’exposant•e et l’exposé•e, reflétant ainsi une fois de plus son expérience en tant qu’artiste performeuse.

Carla Adra exprime avec expertise la complexité de ses pensées et de ses œuvres, les rendant non seulement claires et séduisantes, mais aussi entraînantes et intemporelles. Avec ingéniosité et délicatesse, elle incorpore des éléments d’humour et de culture populaire, et enveloppe les visiteur•euses dans une atmosphère légère et safe, remplie d’objets domestiques vétustes qui eux aussi revivent à travers l’exposition. Submergés, les spectateur•rices sont absorbés par ce monde à la surface poreuse qui invite à l’exploration. Sans contrainte ou obligation, les spectateur•rices s’associent à des notions ou à des personnages, créant un terrain fertile pour des potentielles rencontres avec l’Autre.

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Head image : Carla Adra, ça te colle à la peau, 2023. Installation vidéo, mobilier et techniques mixtes, dimensions variables. Courtesy Galerie Valeria Cetraro. Crédit : Elise Ortiou Campion.