r e v i e w s

Ho Tzu Nyen

par Gabriela Anco

Ho Tzu Nyen, Time & the Tiger
14.02 – 24.08.2025
Mudam Luxembourg

Parmi la myriade d’œuvres vidéo et numériques présentées dans le cadre de l’exposition « Time & the Tiger » de Ho Tzu Nyen au Mudam, l’une l’une d’elles sort du lot. Il s’agit d’une petite gravure sur bois réalisée par Heinrich Leutemann dans les années 1880 et intitulée « Interrupted Road Surveying in Singapore, 1835 ». Au milieu de la jungle, un homme blanc vêtu de blanc, protégeant sa peau blanche sous un parasol, est entouré d’un groupe d’hommes plus foncés, à moitié nus mais coiffés d’un turban, exposant leur peau noire au soleil. Le groupe est en détresse, ils partagent la même peur. Un tigre, occupant le centre de la scène, est montré en plein bond, sur le point d’attaquer. 

Cette œuvre figure ici l’une des premières attaques de tigres contre des êtres humains à Singapour, même si, techniquement, aucun humain n’a été blessé (1). Le tigre en question s’est jeté sur l’objet le plus précieux de la scène : le théodolite apporté l’homme blanc. Symbole de la colonisation, un théodolite est un instrument d’optique, mesurant des angles dans les deux plans horizontaux et verticaux. »(2). Le tigre protège son territoire. 

Mais l’esprit occidental, façonné à l’image du dieu chrétien, ne s’encombre pas de telles considérations. Des primes sont offertes pour chaque tigre abattu. Rapidement, leur population décline, les condamnant à une disparition imminente. Voilà ce qui arrive quand on s’oppose à la machine impériale. 

Vue de l’exposition Ho Tzu Nyen : Time & the Tiger, 14.02 — 24.08.2025, Mudam Luxembourg – Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean. Photo : Mareike Tocha © Mudam Luxembourg. 

Près de 200 ans plus tard, le tigre se voit canalisé par le travail de Ho Tzu Nyen. Ses projets sont créés, puis développés, puis transformés – explorant l’entité, le symbolisme, le passé et le présent du tigre malais. Lorsque je demande à l’artiste s’il a l’intention de continuer, il me répond que c’est hors de son contrôle, c’est le tigre qui décide. 

C’est à la fois rafraîchissant et surprenant d’entendre une telle réponse. Ho Tzu Nyen est sans doute l’un des artistes les plus éloquents que j’ai rencontrés. Son œuvre est nourrie par une multitude de disciplines — histoire, sociologie, anthropologie, mythologie, philosophie, psychologie, perception optique, entre autres. Son discours est à la fois complexe et clair, précis et allégorique. Le fondement érudit de son travail lui confère toutefois une certaine rigueur : celle de rester ancré dans des faits historiques. Pourtant, malgré ces contraintes, son art exulte de liberté créative. Ses œuvres partagent une esthétique distinctive, enracinée dans un sens de l’infini circulaire, du mouvement – la plupart sont des films, des performances ou du théâtre – et de l’utilisation délibérée de l’ordre arbitraire. 

L’exposition au Mudam constitue un aperçu de l’œuvre de l’artiste à mi-carrière et s’articule autour de deux concepts, comme son titre l’indique : T comme Temps et T comme Tigre. Ces deux notions émanent du projet transversal « The Critical Dictionary of Southeast Asia » que Ho Tzu Nyen commencé en 2012. Celui-ci est une plateforme de recherche et une archive qui explore et remet en question l’unité de l’Asie du Sud-Est, une région géographique souvent décrite comme un patchwork de cultures, de religions, de langues et de politiques. Singapour, pays d’origine de l’artiste, est le plus petit de la région et sans doute le plus diversifié. 

Prenant la forme d’un film infini, l’œuvre se compose d’images (d’archive ou trouvées) en mouvement, dont l’ordre est sélectionné de manière aléatoire par un algorithme. Elles illustrent une boucle audio continue qui parcourt les 26 lettres de l’alphabet anglais. A comme Animisme, A comme Anarchie, A comme Archipel, B comme Barbare, B comme Bord, B comme Bris, C comme Cercle, C comme Corruption, C comme Cosmologie, etc. T comme Temps, T comme Tigre. 

L’œuvre « T for Time » s’inscrit également dans une logique de pluralité, reflétant la vision du monde de Ho Tzu Nyen. En repoussant l’impression du temps au-delà de sa trajectoire linéaire conventionnelle, l’artiste conçoit un espace composé d’une multitude d’œuvres numériques – les Timepieces. Chaque écran affiche une séquence animée, explorant une perception différente du temps : un chat endormi, un gong, un ourobouros (le serpent qui se mord la queue), l’écoulement d’une rivière, des battements de cœur, des pendules, des horloges, etc. En juxtaposant plus de 40 œuvres dans un même espace et en superposant leurs sons, l’artiste invite le spectateur à habiter simultanément de multiples temporalités. L’effet est subtil et donne une impression de flou. Notre perception du temps est toujours subjective. Pourtant, avec l’avènement du modernisme, le temps est devenu objectif. La majorité des individus échangent désormais leur temps contre de l’argent, conduisant à une évaluation purement monétaire du temps, sans tenir compte des besoins et des capacités de chacun. Notre temps est devenu l’argent de quelqu’un. 

Vue de l’exposition Ho Tzu Nyen : Time & the Tiger, 14.02 — 24.08.2025, Mudam Luxembourg – Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean. Photo : Mareike Tocha © Mudam Luxembourg. 

Une salle adjacente présente les Timepieces comme double projection superposée. La première image est affichée directement sur le mur – montrant essentiellement des archives historiques et familiales, des manifestations militantes, des images de l’espace et de la nature. La deuxième projection, qui reprend ces mêmes séquences transformées en film d’animation, apparaît sur un écran transparent placé à un mètre du mur. Rejetant l’idée d’une singularité, la chronologie des projections est transformée afin que personne ne voit deux fois la même boucle. L’ordre change, là aussi, selon un algorithme aléatoire. 

Dans le foyer, « Hotel Aporia » prend la forme d’une installation composée de quatre écrans, chacun accompagné d’un ensemble de tatamis japonais, agencés selon une configuration « auspicieuse » (3) caractéristique des pièces de 4, 5 tatamis. L’œuvre invite les spectateurs à s’asseoir, accueillis par le sol. Comme pour les autres créations de l’artiste, les images projetées sur chaque écran tissent une tapisserie visuelle mêlant archives, extraits de films d’animation de Ryuichi Yokoyama et séquences cinématographiques de Yasujiro Ozu. Par ailleurs, les plans d’intérieur d’Ozu sont souvent filmés en contre-plongée ; ses personnages, comme les spectateurs de Ho, sont assis sur des tatamis. 

C’est sur de tels tatamis que l’escadron kamikaze Kusanagi s’est réuni pour son dernier dîner à l’hôtel Kiraku-Tei en 1945 – un événement que l’artiste considère comme le point de départ du projet. C’est sur ces mêmes tatamis, dans le même hôtel, que les parents des 23 jeunes sont revenus après la guerre pour boire, chanter et honorer leurs fils. Ho a appris l’existence de cet événement alors qu’il vivait au Japon et qu’il menait des recherches sur l’école de Kyoto, le mouvement philosophique qui a marqué la pensée japonaise du XXe siècle. « Hotel Aporia » est né d’une collection de séquences suivant des récits qui mettent en lumière des intersections et divergences entre la pensée occidentale et orientale, notamment durant la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’influence du Japon (et ses troupes) était particulièrement présente en Asie du Sud-Est. 

Ainsi, nous fermons la boucle et revenons à notre tigre. La gravure sur bois susmentionnée est en effet aussi l’inspiration pour l’œuvre « One or Several Tigers (Un ou plusieurs tigres) » de Ho Tzu Nyen. Dans la salle voisine, deux projections se font face. Un duo musical se déploie entre George Drumgoole Coleman, surintendant des travaux publics et arpenteur de Singapour – l’homme blanc de la gravure – et le tigre de Malaisie, tous les deux en rendu CGI. Le spectacle, une sorte d’opéra, nous plonge au cœur du conflit entre le pouvoir ancestral et l’arrogance mercantile d’une force coloniale égocentrique. 

Dans la tradition malaise, une créature fascinante se distingue : le tigre-garou (en anglais, Weretiger), une entité liminale qui sert de pont entre le monde spirituel et les cadres rigides de notre monde mortel, ancré dans le temps et l’espace. Selon la croyance, un humain tué par un tigre renaîtrait en tant que tigre-garou, devenant ainsi un médiateur, un interprète entre les royaumes. Notre tigre malais chante « We’re tigers, Weretigers », jouant sur la double signification de « Nous sommes tigres » et « Nous sommes tigres-garous ». Quand je l’entends, je ne peux pas imaginer que cette créature majestueuse ait jamais eu l’intention d’accorder un tel statut à Coleman. 

1. Kevin Chua, The Tiger and the Theodolite  
hkw.de/tigers_publication  
2. D’après https://en.wikipedia.org/wiki/Theodolite 
3. Une disposition « auspicieuse » est utilisée dans une situation propice, impliquant généralement des réunions de famille ou l’accueil des invités. La culture japonaise est extrêmement codifiée et chaque participant à une telle réunion a sa propre place délimitée. 

Vue de l’exposition Ho Tzu Nyen : Time & the Tiger, 14.02 — 24.08.2025, Mudam Luxembourg – Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean. Photo : Mareike Tocha © Mudam Luxembourg. 

Head image : Vue de l’exposition Ho Tzu Nyen : Time & the Tiger, 14.02 — 24.08.2025, Mudam Luxembourg – Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean. Photo : Mareike Tocha © Mudam Luxembourg. 


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