Camille Llobet
Camille Llobet, Glacier noir
Barrage de Mauvoisin (Switzerland), Musée de Bagnes
Le Châble, en partenariat avec la Biennale Son de Valais
Commissariat : Jean-Paul Felley, directeur de l’EDHEA
22 juin — 5 octobre 2025
Installé sur le couronnement du barrage de Mauvoisin, dans le canton du Valais, au sud de la Suisse, dans le cadre de la onzième exposition estivale du Musée de Bagnes, et en résonance avec la seconde édition de la Biennale Son, « Glacier noir » de Camille Llobet déploie une formidable puissance sensorielle et conceptuelle. L’artiste transforme le retrait glaciaire en une méditation à la fois visuelle et sonore, interrogeant les rapports entre nature, mémoire et représentation dans le contexte unique du Valais. Colosse de béton de deux cent cinquante mètres de haut et cinq cent vingt mètres de long, érigé entre 1948 et 1958, le barrage de Mauvoisin est ici bien plus qu’un simple décor, s’imposant comme un acteur à part entière de « Glacier noir ». Sur son couronnement, Camille Llobet déploie trente photographies grand format, recto verso, qui capturent les moraines de la Mer de Glace, ce glacier iconique du massif du Mont-Blanc, aujourd’hui en plein recul. Ces images, oscillant entre cadrages macroscopiques et panoramiques, révèlent un paysage minéral austère dans lequel les strates sableuses, les blocs erratiques et les rares traces de vie végétale ou humaine esquissent un véritable « langage de la disparition ». La lumière choisie par l’artiste – celle, douce, de l’aube estivale ou pâle de l’automne – confère aux photographies une texture presque tactile dans laquelle le grain des roches et les lignes fracturées se font une invitation à toucher du regard.
Au Musée de Bagnes, lieu dédié à la mémoire culturelle et naturelle du Val de Bagnes, l’installation vidéo Glacière (9’57’’, son binaural au casque) transporte le visiteur dans une grotte de « glace fossile » vieille de plus de mille cinq cents ans, explorée aux côtés des guides de haute montagne Laurent Bibollet et Victor Lapras. Cette œuvre, entre documentaire scientifique et expérience perceptive, fait de l’écoute un outil de connaissance et d’émerveillement, captant les gouttes d’eau et les échos caverneux comme autant de complaintes poétiques pour un monde en voie d’effacement. En contrepoint, Moraine, présentée à La Centrale de Chandoline à Sion, propose une lecture kinesthésique et sonore du même paysage glaciaire, dans lequel les mouvements des guides dans les débris morainiques se muent en une chorégraphie lente et méditative. Ces trois volets – photographique, vidéographique et sonore – forment un triptyque cohérent dans lequel l’artiste explore les tensions entre permanence et éphémère, matérialité et abstraction.

Née en 1982 à Sallanches et diplômée de l’École supérieure d’art Annecy Alpes (ESAAA), Camille Llobet travaille à la croisée de l’art contemporain, du cinéma expérimental et de la recherche perceptive. Elle se fait connaître du monde de l’art contemporain avec « Fond d’air », sa fascinante monographie présentée à l’Institut d’art contemporain (IAC) de Villeurbanne en 2023. Dans « Glacier noir », elle prolonge sa recherche sur le geste, le langage et la perception, enracinée dans une collaboration avec des géomorphologues et des guides alpins. Ses photographies, dépourvues de repères d’échelle, troublent la perception, transformant les moraines en paysages abstraits dans lesquels le visiteur hésite entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. Cette ambiguïté visuelle, renforcée par les variations de lumière, évoque une tendresse inattendue pour ces débris glaciaires, souvent perçus comme des vestiges arides. L’installation filmique Glacière pousse cette approche plus loin en intégrant le son binaural, qui enveloppe le spectateur dans une intimité paradoxale avec la glace fossile. Les sons de la grotte – gouttes, craquements, silences – deviennent une métaphore de la mémoire géologique, tandis que les images des guides explorant ce milieu hostile rappellent la fragilité des interactions humaines avec la haute montagne. Moraine, quant à elle, traduit ce dialogue en une performance visuelle dans laquelle le paysage morainique devient un espace de mouvements, presque chorégraphiques, soulignant la capacité de Camille Llobet à transcender les médiums pour créer une expérience multisensorielle.
L’inscription de « Glacier noir » dans le Valais, région marquée par l’histoire des glaciers et des infrastructures hydroélectriques, confère à l’exposition une résonance particulière. Le barrage de Mauvoisin, construit pour domestiquer les forces naturelles, contraste avec la disparition des glaciers qu’il surplombe, incarnant une tension entre maîtrise humaine et effondrement écologique. L’artiste exploite ce paradoxe avec finesse, utilisant le béton comme toile de fond pour des images qui parlent de perte et de mutation. L’écho urbain de l’exposition, via l’espace d’affichage « Art au centre » mis à disposition de l’École de design et haute école d’art (EDHEA) par la librairie Payot à Sion, renforce cette articulation entre le territoire alpin et ses prolongements culturels. Cependant, l’accès compliqué au barrage limite l’accessibilité de l’exposition à un public prêt à entreprendre une randonnée ou un trajet en VTT. Si cette contrainte renforce l’idée d’une expérience immersive, elle risque d’exclure une grande partie des visiteurs, cantonnant l’œuvre à un public averti ou déterminé.
« Glacier noir » excelle dans sa capacité à conjuguer rigueur scientifique et poétique sensitive. Camille Llobet, en collaborant avec des experts comme Bibollet et Lapras, ancre son travail dans une réalité tangible tout en le transcendant par une approche formelle radicale. Dans cette œuvre d’une impressionnante densité, l’artiste transforme le retrait glaciaire en une expérience esthétique et existentielle. En dialogue avec le Valais, ses photographies, vidéos et pièces sonores composent une élégie pour un monde en mutation dans laquelle la mémoire géologique rencontre les interrogations humaines. Si la capacité de l’artiste à faire vibrer les silences de la montagne est indéniable, elle accentue un peu plus le regret qu’une accessibilité limitée freine l’élan universel de son propos. « Glacier noir » reste une formidable invitation à écouter et à voir autrement, dans un territoire où le temps comme la glace s’écoulent inexorablement.

Head image : Vue de l’exposition / Exhibition view of Camille Llobet, « Glacier noir » (détails), barrage de Mauvoisin, Musée de Bagnes, 2025. © Studio Bonnardot.
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