Bergen Assembly
Across, With, Nearby, (på tvers, med, nær)
Bergen Assembly 2025
Commissariat : Ravi Agarwal, Bergen School of Architecture, Adania Shibli
11 septembre — 30 novembre 2025
La cinquième édition de Bergen Assembly, triennale d’art contemporain de Bergen, ville norvégienne entre fjords et montagnes, fait l’effet d’une respiration collective face aux tempêtes qui secouent le monde. Imaginé par un trio curatorial composé de l’artiste et chercheur indien Ravi Agarwal, dont les œuvres interrogent les ruines industrielles et les flux migratoires, de l’autrice palestinienne et chercheuse en cultural studies Adania Shibli, dont les textes déconstruisent les narrations coloniales avec une précision chirurgicale, et de la Bergen School of Architecture (BAS), fondée en 1968 comme un laboratoire pédagogique alternatif, axé sur des approches collaboratives et inclusives en architecture inspirées des idées d’Open Form d’Oskar et Zofia Hansen, ce nouvel opus porte un titre évocateur : « Across, with, nearby (på tvers, med, nær)1 ». Renvoyant non pas à une cartographie conquérante, mais à une errance solidaire, une proximité tissée au fil des invisibilités partagées, il invite à traverser, à accompagner, à effleurer, à cohabiter avec les incertitudes paralysantes de notre époque. Dans un monde où les férocités géopolitiques, climatiques et sociales s’entremêlent à la manière de vagues incessantes, cette assemblée des possibles se veut un refuge provisoire, fondé sur les idées de soin mutuel, de parenté et d’amour comme forces sociales.
Pour comprendre cette cinquième édition, il faut d’abord rappeler que Bergen Assembly n’est pas juste une manifestation d’art contemporain de plus. Son essence réside dans un modèle « pérenne » et expérimental privilégiant un processus continu de production artistique, structuré autour d’événements publics, de recherches interdisciplinaires et de collaborations entre artistes, praticiens d’autres domaines (comme l’architecture, l’écologie ou les sciences sociales) et public local. Chaque édition est pilotée par des commissaires différents, qui explorent des thèmes liés à l’urgence, à l’instar des résistances collectives, des héritages coloniaux, des crises écologiques ou des proximités solidaires, en transformant la ville en un espace de réflexion critique et de cocréation. Ce refus d’un format figé singularise la manifestation. Celle-ci n’est pas une simple vitrine mais un « assemblage » vivant dans lequel l’art devient un outil de négociation avec la réalité sociale, favorisant des rituels participatifs, des ateliers et des interventions qui s’étendent au-delà des espaces dédiés, pour ancrer l’expérience dans le tissu urbain et culturel de la ville. Bergen Assembly apparait ainsi comme une plateforme insurgée et inclusive, qui interroge les structures du savoir et du pouvoir à travers une approche décoloniale et collective.

Le processus de cette édition a débuté en 2023, avec des parcours croisés à la BAS qui sont autant d’ateliers nomades mêlant architecture, écriture et arts visuels, et au sein desquels les participants – artistes, penseurs et activistes –, ont exploré des thèmes tels que le soin partagé, la réflexion post-destruction, les pratiques Sámi2, la résolution inconsciente de problèmes, ou encore l’urbanisme et les pratiques artistiques qui récupèrent les ruines. Ces laboratoires préliminaires, ouverts au public depuis février 2025, transforment la triennale en un processus vivant. Les expositions s’éparpillent dans une dizaine de lieux à Bergen, de l’historique Kunsthall à la galerie indépendante Entrée, du bar-club ROMMET au musée de l’Industrie textile à Salhus que l’on atteint en empruntant le Litterature Boat Epos. Au cœur de cette dispersion géographique, qui fait écho à la topographie fracturée de Bergen, ville d’îlots et de ponts, se déploie une programmation foisonnante. Vernissages collectifs, conférences, rencontres avec les artistes, lectures poétiques, concerts immersifs ou encore performances rituelles, les jours marquant l’ouverture de la manifestation détonnent par leur intensité à la fois festive et introspective. Parmi les moments forts, le collectif Maasai Mbili, groupe d’artistes activistes basé dans le quartier de Kibera à Nairobi, au Kenya, qui interroge les migrations et les savoirs autochtones à travers ses créations, transforme la galerie Entrée en « studio vivant » immersif. Les œuvres graphiques sont disposées partout, sur les murs, empilées au sol, invitant le visiteur à s’en saisir. Le collectif propose ici une cartographie de la ville de Bergen du point de vue de positions marginalisées.
Contribution de Skeivt arkiv, l’archive queer de Bergen, « Archives for Social Change (Archives pour le changement social) » est un projet qui collecte et met en lumière des histoires et des récits liés au changement social. Il réunit cinq archives indépendantes contenant les histoires négligées et souvent réduites au silence de communautés qui se sont battues, se sont organisées et qui, face à l’exclusion et à l’oppression, ont pris soin les unes des autres. L’approche du projet transforme l’archive en un espace vivant de partage et de réflexion collective, invitant le public à explorer des témoignages et des documents qui racontent les luttes et les transformations sociales. Stranges Stiftelse, ancienne maison de pauvreté pour femmes fondée en 1609, sert de cadre à l’exposition, favorisant des échanges intimes et réflexifs. Explorant également des archives de résistance et de mémoire collective, le Communist Museum of Palestine, qui est accueilli par le studio mobile Tenthaus installé devant l’école de la cathédrale de Bergen, incarne un effort continu de remise en question et de réinvention des usages et des formes de l’art, du savoir et de ses institutions, en mettant l’accent sur l’entraide, l’étude partagée et la solidarité. Il présente une exposition d’œuvres données par des artistes solidaires de la Palestine, disséminées dans la ville, chez les habitants et les institutions communautaires, comme un réseau de résistance contre les narrations niant la Nakba. Adania Shibli insuffle ici son empreinte. Ses recherches sur la mémoire palestinienne transforment l’espace en un musée nomade dans lequel l’art n’est pas un objet muséal mais un acte de déliaison des chaînes coloniales. Ravi Agarwal, de son côté, apporte une dimension écologique et industrielle. Ses interventions, visibles avec les installations vidéo des artistes Lapdiang Artimai Syiem et Monica Ursina Jäger, présentées dans ce qu’il reste du couvent médiéval Nonneseter, questionnent les ruines comme sites de soin. Le collectif équatorien Al Borde occupe, quant à lui, l’Open Office de l’Assembly avec des ateliers sur l’architecture communautaire, transformant le bureau de la triennale en cabane collective. Et la BAS, avec son héritage nomade, infuse tout. Ses parcours croisés antérieurs se cristallisent en performances et sculptures qui brouillent les frontières entre apprentissage et création, l’ensemble prenant la forme d’un rhizome. Pas de grand récit curatorial imposé ici, mais des intersections intimes qui vont de l’apprentissage transversal à la parenté au-delà des cultures, et à l’amour comme force disruptive contre les cruautés ambiantes. Parmi le large éventail d’engagements mis en œuvre à travers des expériences d’action collective et des mouvements anticoloniaux se trouve le collectif d’inspiration situationniste Gruppe 66 qui a été l’un des premiers à créer des actions artistiques et des happenings en Norvège. Le Kunsthall lui rend hommage à travers une rétrospective qui inclut une documentation sur les méthodes situationnistes déployées par les artistes du collectif dans les années soixante et soixante-dix, et invite plusieurs artistes (Susan Philipsz, Jakkai Siributr) et collectifs contemporains (Maasai Mbili Artist Collective, Tenthaus Art Collective) à présenter de nouveaux événements de CO-RITUS3 inspirés par le Gruppe 66.

À l’hôtel Grand Terminus, l’installation immersive « The Unseen – Fjord Conversations » de l’artiste suisse Monica Ursina Jäger, composée de quatre grands panneaux textiles inspirés des strates d’eau des fjords, d’objets sculpturaux en forme de livres, peints à l’aquarelle sur du contreplaqué de bouleau, et d’un journal compilant des notes et des matériaux issus des recherches de terrain, explore les aspects invisibles ou négligés des fjords norvégiens, en mettant en lumière les impacts humains qui les affectent tel que le commerce, l’industrie extractive ou les perturbations environnementales, au-delà de l’image idyllique et touristique habituelle. L’œuvre, incluant également la vidéo hypnotique présentée au Nonneseter, interroge la perception du fjord comme un espace dynamique, façonné par des forces naturelles et des interventions humaines. Fruit d’une collaboration avec des chercheurs du Bjerknes Centre for Climate Research, installé à Bergen, elle combine des approches artistiques et scientifiques pour révéler les couches cachées du paysage marin, tels que les écosystèmes du fond marin et les transformations induites par l’activité industrielle. L’installation invite à une compréhension renouvelée du fjord comme lieu d’enquête scientifique, d’exploitation industrielle et d’imagination culturelle, en soulignant les thèmes de la durabilité, des paysages post-naturels et du dialogue interdisciplinaire entre art et science.
Mais cette Assembly, si généreuse en intentions, s’expose au piège de l’utopie performative. Si le soin mutuel est un noble concept, évoquant les thérapies collectives post-trauma, dans un contexte norvégien – pays prospère, distant des conflits qu’il thématise – il peut parfois sonner comme un luxe bien-pensant. L’absence de confrontation directe – pas de débats sur les investissements norvégiens dans l’industrie pétrolière – laisse un goût d’inachevé. Comparée aux éditions passées, 2025 marque un tournant vers l’intime et le processuel. L’édition de 2016, portée par Tarek Atoui, explorait les vibrations sonores et les infrastructures affectives, dans un puzzle fractal évitant tout cadre curatorial rigide. Celle de 2019, sous le commissariat d’Iris Dressler et Hans D. Christ, réactivait les morts pour questionner les assemblées politiques, avec un « Parliament of Bodies » intersectionnel auquel font écho ici les parentés queer et décoloniales. L’actuelle édition, en étirant le temps, évite le spectacle éphémère. Cette Assembly en gestation, dans laquelle l’art n’est pas un produit fini mais en train de se faire, déconstruit le capitalisme de l’exposition au profit d’un rythme lent, proche de celui des fjords.
Proposition fragile autant que nécessaire, cette cinquième édition de Bergen Assembly s’impose comme un espace dans lequel l’art, traversant les disciplines, tisse des liens pour lutter contre les paralysies du présent. À l’ère des catastrophes, où l’amour comme « force sociale » sonne comme un mantra bienvenu mais sans doute insuffisant, cette édition invite à l’action plutôt qu’à la contemplation. Sous le ciel pluvieux de Bergen, «Across, with, nearby » apparait comme une utopie en murmure, méritant d’être amplifiée.
1 « À travers, avec, à proximité »
2 Peuple autochtone de Sápmi (Laponie). Autrefois dénommés lapons, terme étranger et péjoratif.
3 Première tentative de faire disparaitre le concept de spectateur dans le processus créatif en le transformant en participant, pour mieux attaquer la structure consumériste de la société réelle et de la vie artistique et urbaine. Les premières manifestations CO-RITUS ont été organisées à Copenhague et en Suède en 1962 par des situationnistes de la Deuxième Internationale Situationniste. Mais la théorie a été élaborée dans le manifeste CO-RITUS de 1961.

Head image : Bergen Assembly Open Office, outdoor view. Photo: Abrakadabra.
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- Du même auteur : Après la fin. Cartes pour un autre avenir, Wolfgang Tillmans, Aline Bouvy, Eaux souterraines : récits en confluence, Francisco Tropa,
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