Benoît Piéron

Benoît Piéron, « Ministère des passe-temps »
Le Grand Café, Saint-Nazaire
15 février — 25 mai 2025
En 1978, Susan Sontag affirmait avec force : « La maladie n’est pas une métaphore. » À l’époque, l’essayiste américaine venait de surmonter un cancer du sein, une pathologie alors considérée comme incurable. Benoît Piéron cherche lui aussi à créer de nouvelles images qui libèrent les patient·es de la honte, de la malédiction et de l’invisibilité que la maladie a jetées sur leurs corps. L’artiste vit depuis son enfance avec ce qu’il appelle ses « maladies de compagnie ». Après avoir lui-même été atteint d’un cancer il y a cinq ans, il a choisi de placer la question des corps invalidés au cœur de son travail, sans héroïsme.
Dès l’entrée au Grand Café, le regard est captivé par les lumières d’une boule à facettes. Une guirlande composée de fanions pastel serpente à travers toute la salle. Le Bal des dispersé·es évoque la fête. On en oublierait presque que les fanions ont été découpés dans des draps d’hôpitaux réformés, parfois encore maculés de sang (mais propres, car stérilisés !). Le son d’un comprimé effervescent qui se dissout agit sur notre système nerveux – « pour marcher, je prends du Tramadol, je suis moi-même dans un état effervescent », dit l’artiste. Pour le cerveau, l’effet analgésique commence dès les premiers bruits de pétillement. Mais le titre laisse planer le doute sur la nature de la dispersion : le médicament, la douleur, la folie ? Le « bal des folles » désignait les dîners de gala de la Salpêtrière lors desquels les patientes étaient exhibées en pleine crise d’épilepsie. Sur le mur qui nous fait face, Le Rouge à lèvres (2015) invite au baiser. L’artiste a prélevé son propre sang pour fabriquer ce maquillage de vampire – que n’aurait pas renié Michel Journiac. Atteint d’une leucémie à l’âge de 3 ans, dans les années 1980, il est l’un des rares enfants de l’hôpital Bicêtre à avoir échappé au VIH à la suite des transfusions sanguines contaminées. Il y a donc une drôle de joie, un peu cannibale, à avoir le goût du sang dans la bouche ; peut-être une façon de se sentir vivant, de porter le stigmate de la culpabilité d’avoir survécu, comme la fleur de lys gravée au fer rouge sur l’épaule des galériens. « Dès lors, mon sang est devenu honteux et suspect », dit-il. Faire du sang un objet désirable, c’est aussi continuer à déposer des baisers sur la peau des malades quand on a longtemps cru que le sida se transmettait par simple contact1. Dans ce contexte, le Pillbox of Dungeness Seed Bombs2 [Pilulier de bombes de graines de Dungeness] (2018) – composé de gélules de graines de plantes servant à guérir autant qu’à empoisonner, tels le pavot ou la digitale – se rapproche de la palette de fards, qui permettent de camoufler les signes du temps, sauf qu’ici, le kit de beauté est militant. L’origine de ces semences n’est pas anodine : elles proviennent du jardin du cinéaste Derek Jarman, dans le Kent (Angleterre). « Le jardin a été pour moi une thérapie et une pharmacopée », explique celui qui, atteint du sida, a fait d’un cottage battu par les vents et pollué par une centrale nucléaire, un refuge, un espace de résilience, une raison de continuer à vivre jusqu’au prochain printemps3.

Le temps est bien la grande question de cette exposition, comme en témoigne son titre. Si l’expérience de la maladie est celle de l’attente (des examens médicaux, des résultats, de la mort aussi4), elle est également celle d’un temps ralenti, appelé crip time. Dans le monde du handicap, tout prend plus de temps : les déplacements, l’élocution, les moindres gestes du quotidien. Ce « temps perdu » s’oppose à celui que le monde libéral ne nous permet plus d’avoir et dont nous aurions bien besoin. L’installation Laundrette5 [Laverie] (2024), dans la petite salle du rez-de-chaussée du centre d’art, est justement faite pour perdre son temps. Des sièges en plastique sont à disposition pour contempler les lumières disco placées dans trois lave-linge. Mais l’espace de la rêverie est aussi celui de la mise à nu et les cycles de lavage marquent le « rythme abrasif du quotidien » (B. Piéron). Visible depuis la rue derrière les fenêtres à guillotine années 1950, comme les bars nocturnes d’Edward Hopper, cette fausse laverie automatique est une évocation de l’hôpital où le linge sale se lave en public.
C’est donc un rituel de conjuration et d’exorcisme que Benoît Piéron met en place, autant qu’un espace de consolation. Le premier étage du centre d’art est devenu un grand terrain de jeu (Playtime) qui réunit des canapés circulaires, des balles antistress, des tissus rembourrés de graines de millet, un « paravent d’intimité » (bancal) constitué de patchworks de draps d’hôpitaux, d’une adorable peluche chauve-souris baptisée Monique6, de tampons à appliquer au mur, et tant d’autres choses qui font de l’univers hospitalier une chambre d’enfant, un transat de bord de mer.
Le voyage se termine par Le Lit (2011), réalisé lors d’une résidence à la Fondation d’entreprise textile Hermès. Ses draps de soie, son allure de tente ou de cabane, les bobines de fils colorés ou encore un attrape-rêve invitent à la volupté et aux histoires imaginaires. « Quand je suis malade, je suis en format paysage », dit l’artiste. Changer de posture est la première étape pour se réconcilier avec la maladie, « alors nous cessons d’appartenir à l’armée des gens d’aplomb : nous devenons des déserteurs […] Nous flottons […] irresponsable, indifférent et en mesure, peut-être pour la première fois depuis des années, de regarder autour de nous, de regarder en l’air, de regarder, par exemple, le ciel1. »

1 « Je savonnais ces lèvres avec honte et soulagement, comme si elles avaient été contaminées », Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, 1990.
2 Ce petit kit anarchiste a fait sa première apparition dans les Pays de la Loire lors de l’exposition Qui vive ?, au MAT Ancenis-Montrelais, en 2021, accompagné d’une recréation vivante du dessin d’Albrecht Dürer, La Grande Touffe d’Herbes (1503).
3 Alors qu’il découvre qu’une bourrache a fleuri en plein mois de janvier et va subir la gelée matinale, Derek Jarman se rend compte qu’elle redresse la tête à la lueur d’un rayon de soleil : « I borrage bring courage » [Moi, la bourrache, elle me donne du courage], écrit-il dans son journal.
4 Hervé Guibert parle de la conscience de la maladie mortelle comme « une cécité inéluctable dans la progression et le rétrécissement simultanés du temps », Hervé Guibert, ibid.
5 Créée pour l’exposition « Coming Soon », Fondation Lafayette Anticipations, 2024.
6 Monique Wittig, dans L’Opoponax, 1964, raconte le passage d’une petite fille de la petite enfance à l’âge adulte, une fuite du temps ponctuée par le spectacle de la mort, et le jeu qui reprend toujours le dessus. Monique est une chauve-souris qui, la tête à l’envers, conduit les âmes dans l’au-delà.
7 Virginia Woolf, « De la maladie », Londres, revue The New Criterion, janvier 1926.
Head image : Benoît Piéron, Le Lit, 2011. Courtesy de l’artiste et Sultana, Paris. Vue de l’exposition « Ministère des passe-temps » au Grand Café – centre d’art contemporain, 2025. Photo : Marc Domage.
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- Du même auteur : L’Anthologie de l’éternuement de Fred Ott. Flinch aux Moulins de Paillard, Alex Cecchetti au musée de Rochechouart, Stéphane Thidet, Benjamin Seror, Jibade-Khalil Huffman,
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