r e v i e w s

Aline Bouvy

par Guillaume Lasserre

Aline Bouvy
Hot Flashes
Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain
21 juin — 12 octobre 2025
Commissariat : Stilbé Schroeder

Au Casino Luxembourg, Aline Bouvy déploie un univers dans lequel l’enfance, les corps et les normes sociales s’entremêlent au sein d’une scénographie à la fois ludique et dérangeante, transformant l’espace du centre d’art en un terrain de jeu subversif dans une exposition intitulée « Hot Flashes ». Pour cette première monographie dans une institution luxembourgeoise, la future représentante du Grand-Duché à la Biennale de Venise en 2026 a le sens de la formule et une bonne dose d’autodérision avec ce titre équivoque, ces « bouffées de chaleurs » à l’accent étasunien, symptômes de la ménopause chez les femmes, dont il faut sans doute rappeler ici que, si elle recouvre une réalité biologique, elle est aussi une construction sociale1 assimilant les corps féminins à des corps chimiques, « soumis » à leurs « humeurs » alors que s’efface leur capacité reproductive. Mais le titre n’est pas le sujet de l’exposition, tout juste une auto-confrontation, le dysfonctionnement des sens renvoyant ici plutôt à l’enfance et aux normes à défier. L’artiste belgo-luxembourgeoise se joue des vrais-fausses pistes comme des cases desquelles elle a toujours débordé. Née en 1974 à Bruxelles, Aline Bouvy  a quatre ans lorsque ses parents s’installent au Luxembourg et seize lorsqu’elle retourne en Belgique où elle étudie de 1995 à 1999 à l’École de Recherche Graphique (ERG), école d’art et de design à Bruxelles, puis à la Jan Van Eyck Academie à Maastricht, aux Pays-Bas, jusqu’en 2001. Si elle n’a pas de support de prédilection, elle pense l’exposition comme un lieu de questionnements, et va la définir comme médium en tant que tel.  

« Hot flashes » s’ouvre au premier étage de l’institution sur une fresque monumentale intitulée « The same room (After Julie Becker) », inspirée des travaux de l’artiste américaine Julie Becker (1972-2016) et des parcs d’attractions, qui donne d’emblée le ton. Peuplée de poupées, ballerines d’écrins à bijoux et diables en boîte, l’œuvre, peinte in situ avec une liberté assumée, évoque les motifs colorés des chambres d’enfants des années soixante-dix, mais à une échelle démesurée qui perturbe l’ordinaire au point de devenir inquiétant. Aline Bouvy, qui revendique ici un retour au geste pictural, transforme ces figures en un « monde psychologique parallèle » aux accents macabres, dit-elle. En s’inspirant de l’ouvrage « No Future2 » de Lee Edelman, elle envisage l’enfance non pas comme un espace d’innocence, mais comme une construction sociale traversée par des tensions politiques et culturelles. Geste inaugural fort, cette fresque convoque la nostalgie pour mieux la détourner afin de révéler les conditionnements enfouis dans les objets du quotidien. La pratique de l’artiste questionne les constructions sociales qui nous cloisonnent, nous brident en faisant société. 

Aline Bouvy, The Same Room (after Julie Becker), 2025. Peinture murale, acrylique ; Aline Bouvy, Wall, 2025. Structure en verre et métal, film miroir sans tain.

Celui qui est vu et celui qui regarde 

Le cœur de l’exposition réside dans son installation centrale : « Wall » (2025), structure de verre et de métal recouverte d’un film miroir sans tain qui divise la grande salle du centre d’art en un espace scénique ouvert et clos en même temps. Cette installation, à la fois visuelle et architecturale, joue sur les jeux de regards et les asymétries. Le miroir reflète les corps des visiteurs, tout en les exposant à une observation potentiellement invisible. L’artiste explore ici les relations entre corps et espace, questionnant la manière dont nos perceptions sont conditionnées par les regards extérieurs. Son travail « revisite la trajectoire utopique d’une culture s’éloignant des modèles dominants du patriarcat et de l’hétéronormativité » écrit Marianne Derrien dans le texte de présentation. Cette installation, en écho à des pièces antérieures comme « Enclosure » (2020), dans laquelle l’artiste semait de la belladone dans une structure évoquant une « bride de mégère3 », traduit sa fascination pour les corps comme lieux de résistance et de subversion. Dans « E.T. The Excremential » (2025), sculpture en mousse polyuréthane et résine, elle détourne avec humour une réplique du film de Spielberg – « He’s from Uranus! Your anus?! » – pour explorer le rapport au corps, à ses tabous et à ses dimensions scatologiques.  

« Hot Flashes » s’intéresse à l’enfance comme le moment au cours duquel l’individu est façonné par des normes éducatives, familiales et politiques. Aline Bouvy, qui a grandi au Luxembourg, fait du Casino un espace idéal pour cette réflexion, comme un « terrain de jeu artistique » qui cache une vision du monde « urgente, brûlante ». Ses œuvres, à l’image des hamburgers géants abritant des scènes miniatures sur la société de consommation, ou l’installation « La Fame », pensée comme une « cuisine hallucinée », revisitent l’espace domestique et les diktats patriarcaux. Ces pièces, bien que préexistantes pour certaines, s’intègrent dans un dialogue cohérent avec les créations inédites conçues pour l’exposition. La force de cette approche pluridisciplinaire est de faire de l’exposition elle-même son terrain d’expérimentation. La scénographie, pensée comme un parc d’attractions revisité, joue sur les effets d’échelle et de perspective. Les murs monochromes du Casino, contrastant avec la fresque colorée et les reflets du miroir sans tain, créent une tension entre immersion et malaise. La monochromie partielle, qui évoque la « neutralité » problématique du blanc dans d’autres expositions de l’artiste comme « Le Prix du ticket4 », est ici moins marquée, au profit d’une palette plus ludique. Ce choix, bien que cohérent, représente peut-être une trop grande concession à l’accessibilité, au détriment d’une radicalité formelle. 

« Hot Flashes » est une exposition dense, qui conjugue humour, critique sociale et réflexion esthétique. Avec sa pratique polymorphe, Aline Bouvy s’affirme comme une figure majeure de l’art contemporain capable de questionner les normes avec une liberté déconcertante. Son engagement féministe, son exploration des tabous corporels et son refus des conventions en font une artiste à la croisée des chemins, entre provocation et poésie. La puissance subversive de « Hot Flashes » réussit à transformer le Casino en un espace de confrontation dans lequel l’humour et les références pop ne contredisent pas une exploration plus profonde des tensions qu’elle soulève. Aline Bouvy, en jouant sur les échelles et les regards, invite à repenser notre place dans le monde, mais c’est dans les silences de son œuvre, là où le malaise s’installe, que sa voix résonne le plus fort. 

1 Voir notamment Cécile Charlap, La fabrique de la ménopause, Paris, CNRS Éditions, coll. Corps, 2019, p.265
2 Lee Edelman, No Future: Queer Theory and the Death Drive, Duke University Press, 2004, p.277
3 Scold’s Bridle : dispositif employé au XVIème siècle en Angleterre pour humilier publiquement les femmes qui « parlent trop » et « troublent l’ordre public »
4 Exposition personnelle d’Aline Bouvy à la Friche la Belle de Mai, Marseille, du 3 février au 1er septembre 2024, commissariat : Thomas Conchou, Marie de Gaulejac et Victorine Grataloup. Co-production avec le Conservatoire Pierre Barbizet – INSEAMM, et le chœur de Jean-Emmanuel Jacquet. Une proposition de Triangle-Astérides et coconçue et co-produite avec le centre d’art contemporain La Ferme du Buisson

Aline Bouvy, Cherub Dub, 2025.
Sculpture et installation sonore, en collaboration avec Léo Cohen et Clyde Arcalis, détail.

Head image : Aline Bouvy, vue de l’exposition Hot Flashes, 2025.


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