Sarah Sze

par Laure Jaumouillé

De Nuit en Jour – Night into Day
Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 24.10-2020-7.03.2021

Née en 1969 à Boston, Sarah Sze est une artiste américaine qui vit à New York. Pour sa deuxième exposition personnelle à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, elle présente des œuvres inédites appartenant à une série intitulée Timekeeper amorcée en 2015.

Sarah Sze part du constat selon lequel les images envahissent notre quotidien : un phénomène dont elle souhaite témoigner au travers de ses œuvres, et pour ce faire, elle introduit des images en mouvement au sein de structures volontairement fragiles et éphémères. L’exposition parisienne intitulée De nuit en jour – Night into Day se compose en deux espaces, chacun dédié à une installation, l’une concernant la mesure de l’espace, Twice Twilight, et l’autre la mesure du temps, Tracing Fallen Sky.

Sarah Sze, Twice Twilight, 2020 (détail). Techniques mixtes, bois, acier inoxydable, acrylique, vidéoprojecteurs, tirages jet d’encre, céramique, dimensions variables. Vue de l’exposition De nuit en jour à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. © Sarah Sze Photo © Luc Boegly

Twice Twilight s’apparente à un grand nid constitué de baguettes en plastique, en bois et en acier. Une large ouverture permet au visiteur de découvrir des éléments hétéroclites disposés à l’intérieur : des végétaux artificiels, une multiplicité de fragments de photographies sur lesquels sont projetées différentes images en mouvement, mais aussi des câbles, des multiprises, des outils de bricolage, un balai, des mobiles en miniature. Ce nid contient aussi des petits bols remplis d’une eau animée de vaguelettes du fait de la présence de ventilateurs. À l’intérieur de ce dispositif, on observe la mise en abîme de quatre autres nids, éclairés par de petites lampes. Deux d’entre eux s’apparentent à de vrais nids d’oiseaux : l’un est sphérique, tandis que les deux autres se déclinent à l’infini, à la manière de poupées russes. La Fondation Cartier accueille ainsi le visiteur dans un espace en soi pour faire l’expérience d’un espace distinct (un nid) qui lui-même renferme d’autres espaces intérieurs (d’autres nids). Sarah Sze conçoit cette œuvre comme une forme de planétarium, à savoir, une construction sphérique qui donne accès à un ciel étoilé.

On peut déceler dans Twice Twilight un écho à La Poétique de l’Espace de Gaston Bachelard (1957), dont le quatrième chapitre est consacré au « Nid ». Tandis que Bachelard établit un lien direct entre le « nid » et la « maison », à savoir, le lieu où l’on « habite », l’œuvre de Sarah Sze fait écho à la notion d’« environnement », conçu, selon les mots de Tim Ingold, comme « une zone d’interpénétration à l’intérieur de laquelle nos vies et celle des autres s’entremêlent en un ensemble homogène ». Émilie Hache, quant à elle, évoque « ce qui n’est pas l’extérieur sans lien avec nous, mais bien là où l’on respire, où l’on cohabite  ».

Par ailleurs, le titre de l’exposition (De nuit en jour, Night into Day) fait écho à une dimension majeure de l’œuvre Twice Twilight. D’un côté de ce grand nid, on observe six projecteurs tournant sur eux-mêmes et prenant pour support les murs et les vitres de l’espace. De l’autre côté, on remarque six autres projecteurs qui, de même, se jouent de l’espace conçu par Jean Nouvel. Les projections se déclinent selon l’alternance du jour et de la nuit : durant le jour, les images sont visibles à l’intérieur du bâtiment, tandis que durant la nuit, elles apparaissent à l’extérieur. L’alternance du jour et de la nuit, de l’intérieur et de l’extérieur, fait référence à la définition de l’environnement présentée plus haut. Enfin, l’œuvre fait écho à l’art de Nicolas Schöffer (1912-1992), l’un des pionniers de l’art cinétique. Artiste français d’origine hongroise, Nicolas Schöffer réalise dans les années 1950 ce qu’il nomme des « architectures spatiodynamiques ». Ces œuvres intègrent la lumière, la couleur et le son et relèvent d’une dimension théâtrale.

Sarah Sze, Tracing Fallen Sky, 2020. Techniques mixtes, sel, tirages jet d’encre, vidéoprojecteurs, pendule, dimensions variables. Vue de l’exposition De nuit en jour à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. © Sarah Sze Photo © Thibaut Voisin

Dans un second espace, Tracing Fallen Sky se manifeste sous la forme de quatre sphères tracées au sol, au-dessus desquelles un pendule dessine des formes dans l’espace. Plus précisément, trois cercles apparaissent au centre d’un cercle plus large constitué de sel saupoudré au sol même de l’espace. Ici, il est nécessaire d’évoquer les caractéristiques physiologiques et symboliques du sel. Indispensable à la vie humaine, au-delà du goût et de la conservation des aliments, le sel est doté du pouvoir de purifier. Ainsi, c’est avec du sel que Sodome et Gomorrhe ont fait l’objet d’une rémission de leurs péchés. Selon certaines superstitions, le sel éloigne le mauvais sort. Pourtant, il peut aussi être néfaste : entre autres, il assèche et rend l’eau non potable. On observe ici une dualité inextricable qui s’introduit dans l’exposition.

L’un des trois autres cercles émerge à la manière d’une sculpture qui s’apparente à une croûte terrestre fabriquée en acier inoxydable. Réalisée par Factum Arte, elle apparaît comme une vision cosmique de la planète Terre. Tout autour de la grande sphère de sel, on trouve des éléments délicats disposés à même le sol : des perles, des minéraux, des appareils de bureau, des fragments d’images, un pot de sel, du fil de couture, deux balais, du scotch en rouleau… On constate ici que tout ce qui fait référence à l’homme — à savoir des objets du quotidien — se trouve rejeté à la périphérie. On y retrouve les mots de Michel Serres : « la Terre pourrait bien exister sans nous, alors que nous ne pouvons exister sans elle. De sorte qu’il faut bien placer les choses au centre et nous à leur périphérie ».
L’élément central de l’œuvre est un pendule qui oscille en un mouvement hypnotique. Il s’agit du pendule de Léon Foucault (1851) qui permet de démontrer que la Terre tourne sur elle-même. L’expérience témoigne du fait que l’oscillation du pendule est en rotation autour de l’axe de la verticale du lieu. Par ailleurs, ce plan d’oscillation tourne dans le sens horaire dans l’hémisphère nord et dans le sens inverse dans l’hémisphère sud.

Sarah Sze, Tracing Fallen Sky, 2020. Techniques mixtes, sel, tirages jet d’encre, vidéoprojecteurs, pendule, dimensions variables. Vue de l’exposition De nuit en jour à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. © Sarah Sze Photo © Thibaut Voisin

De manière plus générale, Tracing Fallen Sky produit tout à la fois la rencontre et la distinction du sublunaire – la Terre – et du supralunaire – le cosmos. On y observe que le monde est clos et qu’il nous faut accepter l’immanence qui nous détermine désormais : toute transcendance cosmique est en voie de destruction tandis que la Terre est bien locale, séculière, non unifiée. Eduardo Viveiros de Castro et Deborah Danowski évoquent la pensée de Paul J. Ennis selon lequel il faudrait substituer au cosmocentrisme des réalistes spéculatifs le géocentrisme de la « philosophie continentale ». Ainsi, il faudrait se passer de la « Big Science » au profit de la passion de Latour pour les « small sciences ».

D’un côté l’espace, de l’autre le temps. L’exposition dans son ensemble apparaît comme une métaphore de notre manière d’habiter le monde. Comme le souligne Michel Serres, « au contrat exclusivement social, il faudrait ajouter la passation d’un contrat naturel de symbiose et de réciprocité : la nature comprise comme notre hôte, notre symbiote ». Au travers d’une certaine forme de dramaturgie, Sarah Sze nous invite à rêver d’autres rêves, cela impliquant pour tout être de tracer son « terrain de vie ». En écho aux œuvres de Sarah Sze, Bruno Latour nous enjoint à établir la liste de ce dont nous avons besoin pour subsister et donc de ce qui nous permet d’être au monde.

Image en une : Sarah Sze, Twice Twilight, 2020. Techniques mixtes, bois, acier inoxydable, acrylique, vidéoprojecteurs, tirages jet d’encre, céramique, dimensions Variables. Vue de l’exposition De nuit en jour à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. © Sarah Sze Photo © Luc Boegly


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