Possédé·e·s

par Laure Jaumouillé

MO.CO Montpellier Contemporain, La Panacée, Montpellier, 26.09.2020-30.05.2021

La Panacée de Montpellier a ouvert en septembre 2020 une exposition d’envergure intitulée « Possédé·e·s », dont les commissaires sont Vincent Honoré, Caroline Chabrand et Anya Harrison, assistés de Laureen Picaut. Cette exposition collective de vingt-sept artistes internationaux traite de la question de l’occulte. Du latin « occultus », le terme renvoie à ce qui est « caché, secret ». C’est pourtant au travers de pratiques occultes que se joue une forme inédite de « révélation » ; c’est d’elles que naît une certaine fabrique de la connaissance. Ainsi, la sorcellerie, le chamanisme, le vaudou ou encore les fantômes, considérés dans la société occidentale moderne comme des formes de « déviances », apparaissent ici dans tous leur mystère et leur force initiatique.

Depuis les débuts de la Modernité, l’histoire de l’art s’est développée en s’émancipant progressivement du divin et des dogmes de la foi chrétienne. Dans la seconde moitié du 20ème siècle, le postmodernisme s’affirme comme un art totalement sécularisé, qui entre en conflit avec toute trace latente de spiritualité – d’où la célèbre formule de Frank Stella : « What you see is what you see ». Or, comme le déclare Nicolas Bourriaud en introduction du catalogue de l’exposition, cette même histoire est celle du remplacement des pratiques occultes par un « monopole de l’au-delà1 », détenu par la religion chrétienne. Les « sorcières » sont brûlées, puis les pratiques divinatoires découvertes dans les Amériques sont considérées comme de la simple sauvagerie. Si l’art s’émancipe de la chrétienté, la chrétienté, elle, absorbe les pratiques occultes pour mieux les exclure.

Laura Gozlan, Y.E.S. I, Mum pls, 2019. Vidéo, HD, 5’ 26’’, couleur, son stéréo, Photogramme. Courtesy de l’artiste et Valéria Cetraro.

L’exposition s’articule autour des notions de « déviance », de « performance » et de « résistance ». Il est inévitable de commencer par aborder celle de « déviance », dans la mesure où toute pratique occulte implique d’abord une altérité qui dérange, qui effraie et que l’on voudrait exclure. La frayeur tient ainsi une place fondamentale dans la rencontre avec cet « Autre », puisqu’elle induit une nécessaire perte de contrôle tant physique que mentale. Par ailleurs, l’occulte n’existe qu’au travers de sa « performance » à travers un corps ; ainsi génère-t-il une question essentielle à sa propre existence : « Qu’est-ce qu’être possédé ? ». Enfin, tandis qu’elles réintègrent les « corps exclus » – quels qu’ils soient, les pratiques occultes participent d’une forme de « résistance » contre tous les mécanismes de contrôle de la Modernité occidentale. Un tel contrôle porte, encore et toujours aujourd’hui, sur le corps des femmes, sur les identités queer ou encore sur les réminiscences de modes de pensée coloniaux.

L’exposition de la Panacée fait écho à l’ouvrage de David Abram, Comment la Terre s’est tue (2013). L’auteur y livre le compte-rendu d’une enquête menée au sein de peuples aux traditions orales. Il conclue cette dernière par la proposition de renouer notre vécu occidental au « monde de la vie », à savoir, en mettant en œuvre une réciprocité de la perception ainsi qu’un langage « animiste2 ». Tandis que la terre animée leur parle, ce que disent les Aborigènes n’est qu’une partie d’un discours bien plus vaste. La nature même est peuplée d’intentionnalités multiples et non-humaines, qui voient, entendent et perçoivent l’homme aussi bien que celui-ci les perçoit. Lors du retour de David Abram en Occident, l’incompréhension rencontrée auprès de ses proches – inconscients des phénomènes auxquels il a dû se rendre sensible afin de communiquer avec les magiciens indigènes – laisse le philosophe perplexe. Il observe, en outre, que les pratiques occultes tendent vers la remise en cause non seulement de la distinction entre « nature » et « culture », mais aussi de tous les dualismes de la modernité occidentale.

Apolonia Sokol, Moi, 2020 92 x 65 cm, Huile sur toile. Crédit photo : Kayhan Kaygusuz. Courtesy de l’artiste et de la galerie The Pill

Faute de pouvoir évoquer chacune des œuvres de l’exposition, je me propose d’en aborder quelques-unes qui m’ont particulièrement marquée. Celle d’Apolonia Sokol, d’abord, qui présente une toile de près de quatre mètres de long, référence directe au Printemps de Sandro Botticelli (1477-1482). À la sensualité hétérosexuelle des figures du peintre florentin, la résidente 2020 de la Villa Médicis substitue des corps amaigris et anguleux, souvent transgenres. Tandis qu’elle subvertit les canons de la féminité, Apolonia Sokol présente ces femmes comme des « sorcières », autrement dit, des femmes discriminées et vectrices de pouvoirs paranormaux. Entre bannière et drapeau, l’œuvre de Raphaël Barontini (Dutty Boukman, 2020) hybride quant à elle les corps et les cultures. Un visage provenant de l’histoire noire rencontre une iconographie issue du XVIIIème siècle européen – celui des Lumières mais aussi de l’esclavage. L’œuvre tire son nom du prêtre vaudou Dutty Boukman, esclave et instigateur d’une révolte d’envergure dans la Plaine du Nord de Saint-Domingue en 1791. Artiste franco-gabonaise, Myriam Mihindou apparaît comme une « artiste chamane ». Dans l’exposition de La Panacée, elle présente une série de photographies intitulée Sculptures de Chair (1999-2000). On y observe ses mains recouvertes de kaolin, cette poudre initiatique appliquée sur la peau lors de certains rituels menant à l’état de transe. Ses doigts parsemés d’aiguilles, l’artiste met en œuvre un processus de guérison ; elle y incarne les maux qu’elle tente d’apaiser. Artiste sud-africaine, Nandipha Mntambo nous livre l’incarnation sensible d’un rêve prémonitoire narré dans le catalogue de l’exposition et qui prend ici la forme de deux œuvres distinctes. First Breath (2019), la première, est constituée d’une peau de vache séchée dotée de prolongements faits de cornes de béliers. À proximité, la seconde est constituée d’un drap blanc en lévitation qui se dédouble et s’apparente à un spectre (The Shadow Between Us, 2013). Selon le rêve de l’artiste, la peau forme un « long souffle », tandis que les cornes « respirent », incarnant tout à la fois la « barbarie » et la « beauté »3. La finalité de ces objets mystiques reste en suspens.

L’exposition « Possédé·e·s » implique un véritable travail d’anthropologie, une anthropologie qui « nous renvoie de nous-mêmes une image où nous ne nous reconnaissons pas4 ». Dès lors, elle pose comme enjeu la rencontre avec une altérité radicale. Tandis que nous, Occidentaux, procédons par « objectivation », le chamanisme amérindien est guidé par l’idéal inverse : connaître c’est « personnifier », prendre le point de vue de ce – ou, plutôt, de celui – qui doit être connu. D’où l’émergence du terme « perspectivisme », utilisé par Eduardo Viveiros de Castro5 pour désigner l’attitude des Amérindiens vis-à-vis des humains et des non-humains. Ainsi se définit la métaphysique amazonienne de la prédation. La mise en relation avec les morts (ou nécromancie) tient par ailleurs dans l’exposition une place centrale. Fondateur de l’ethnopsychiatrie, Tobie Nathan affirme qu’il faut soigner les morts pour guérir les vivants. Un tel travail nécessite de partager la transe dans laquelle se trouve le sujet, c’est-à-dire d’adopter une certaine forme de « perspectivisme ». Vinciane Despret, quant à elle, propose de prêter attention aux « signes ». Il s’agirait cette fois de « négocier les relations post-mortem », d’« unifier » le mort de manière à entrer en contact avec lui6.

Myriam Mihindou, Rhizome, 2000, 110 cm x 74 cm. Photographie, cibachrome couleur contrecollée sur acier – 1 /3. Courtesy de l’artiste & Galerie Maïa Muller ©ADAGP, Paris 2020

Il faudrait aussi évoquer des œuvres telles que Tarantism (2007) de Joachim Koester, Le Chaman et ses Créatures (1967-1968) de Pierre Molinier, Écran somnambule de Latifa Laâbissi (2012) ou encore les sculptures de Dominique White. L’exposition « Possédé·e·s » met en évidence, dans la pratique de certains artistes contemporains, la manifestation de corps monstrueux et hybrides qui demandent à être réhabilités. Une œuvre d’art, lorsqu’elle résiste à la pensée et échappe à ce qui serait trop facilement lisible, est souvent porteuse de mystères que l’on pourrait apparenter à l’occulte. Les artistes contemporains seraient-ils destinés à prendre en charge, en Occident, les fonctions du chamane ou du sorcier ? La question reste ouverte. L’exposition tend en tout cas à faire résonner différentes voix, parfois divergentes, à former un « chœur » chantant la pluralité des significations qu’« être possédé » peut revêtir. Par ailleurs, les pratiques occultes nous invitent à conserver précieusement les contradictions, à éviter toute réconciliation. C’est ainsi que l’énigme persiste et que la magie opère.


  1. Bourriaud Nicolas, POSSÉDÉ-E-S, MO.CO Montpellier Contemporain, La Panacée, septembre 2020, avant-propos, p.6.
  2. Abram David, Comment la Terre s’est tue, Pour une écologie des sens, Éditions La Découverte, 2013, P.10.
  3. CYRILLE Chris, POSSÉDÉ-E-S, MO.CO Montpellier Contemporain, La Panacée, septembre 2020, p.197.
  4. MANIGLIER Patrice, La parenté des autres (À propos de Maurice Godelier, Métamorphoses de la parenté), Critique, n°701, octobre 2005, p. 758-774.
  5. VIVEIROS DE CASTRO Eduardo, Métaphysiques cannibales : Lignes d’anthropologie post-structurale, PUF, 2009.
  6. DESPRET Vinciane, Au bonheur des morts, Récits de ceux qui restent, 2015.

Image en une : Joachim Koester, Tarantism, 2007, 6min.30 s, 16 mm film, noir et blanc, pas de son. Courtesy de l’artiste et Galerie Jan Mot.


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