Le rire de Jacques Lizène résonne encore dans ma tête.

par Philippe Szechter

Nul, définitivement nul, Jacques Lizène nous a quitté·es l’année dernière. Me joindre aux nombreux hommages nécrologiques, écrire quelque chose sur l’homme que j’ai connu à la fin des années 1980 me semblait alors inutile. Écrire sur Lizène, sur cet artiste qui se qualifiait lui-même de « petit Maître liégeois de la seconde moitié du XXe siècle » n’est pas si aisé tant il s’attribuait et multipliait des qualificatifs comme ceux d’« artiste médiocre » ou d’« artiste nul », pour se moquer du monde de l’art (Ah, Ah, Ah)1. Médiocre : « Seul créneau encore libre, affirme-t-il à Jean-Yves Jouannais, dans le domaine de l’art ». Jusqu’au bout, Jacques s’est tenu à cet art d’attitude en prenant soin, « médiocre », de mourir au XXIe siècle, pour allonger une carrière déjà bien rayonnante.

Ce n’est pas dans un café liégeois, ni au Cirque Divers2, que j’ai eu la chance de rencontrer Jacques Lizène, qui préférait le vin blanc et le whisky. Avec l’artiste Daniel Grimaud, je découvre l’existence de cet artiste belge qui revendique un art sans talent dans un entrefilet publié par la revue Beaux-Arts Magazine. Ce fut le point de départ d’une volonté de le rencontrer et, surtout, d’organiser une exposition à Nantes, à la toute nouvelle Zoo galerie3. Contact est donc pris illico presto, qui va donner lieu en retour au premier rapport épistolaire. Déjà œuvre en soi, écrite en majuscule – comme les courriers ultérieurs qu’il va m’adresser –, sa lettre est encadrée par un épais trait noir au feutre et signé d’une énorme signature qui commence évidemment par un L, calligraphié bizarrement comme la lettre grecque α. Un alpha allotropique probablement.

Jacques Lizène, Petit Maître à la fontaine de cheveux, 1980
Photo N&B marouflée sur toile par Pierre Houcmant. 

La première exposition de Jacques Lizène à Nantes, début mai 1990, s’est déroulée dans un petit appartement situé en arrière-cour du 1, rue Santeuil, qui faisait office de galerie créée par des artistes et passionné·es d’art. Non sans humour, pour préparer l’évènement, Lizène avait envoyé un modèle de carton d’invitation réalisé en dessinant, sur le recto d’un carton d’invitation de la galerie Daniel Templon, une sculpture nulle fumante accompagnée d’un personnage au style préhistorique et d’instructions sur le format et la qualité du papier. Au verso, les textes imprimés étaient rayés pour accueillir de nouvelles instructions écrites de sa main (titre de l’exposition, dates et lieu). Je me demande aujourd’hui pourquoi nous n’avons pas alors eu l’idée d’en faire un fac-similé qui aurait été du meilleur effet.

L’implication de Jacques nous touchait particulièrement alors que son exigence semblait aller en contradiction avec la définition de son art. Le montage de son exposition intitulée « Petits dessins médiocres de sculptures nulles 1966-1990 avec ou sans fumée comme art d’attitude » fut une leçon pour les novices que nous étions. Avec une certaine désinvolture feinte, Jacques maniait les nombreux cadres dans lesquels il plaçait ses dessins réalisés sur des photocopies de ses propres dessins. Certains étaient rehaussés à l’aquarelle, ce qui les faisait gondoler et leur donnait un aspect défiant le bon goût. De même, des cadres vides venaient agrémenter – ou, devrais-je dire, désagrémenter – l’installation dans un jeu d’accumulations, où régnait un désordre des plus jouissifs.

Une télévision posée en biais sur une brique accompagnait l’ensemble. Lizène avait réuni ses séquences d’art vidéo nulle, où se succédaient interventions dans l’espace urbain avec ses peintures de passage clouté, fissuré4, ses chansons médiocres ou encore son film Sexe marionnette, qui nous vaudrait aujourd’hui, une attaque en règle des ligues puritaines. En ce mois de mai, le vernissage fut un fiasco ; les Nantais ayant préféré le bord de mer. Minable.

Jacques Lizène et sa version de l’horodateur de la SPAC
(Sculpture Publique d’Aide Culturelle) en 2015. Photo : Genaro Marcos Navas

Jacques Lizène ne nous en tiendra pas rigueur. Nous lui consacrerons une seconde exposition5 qui donnera lieu à une installation médiocre. Pour l’occasion, Jacques, qui avait vidé ma bouteille de Ballantine’s et subtilisé un rouleau de papier en carton, se mit à les assembler dans la Zoo galerie avec d’autres trouvailles poussiéreuses des plus hétéroclites, pour créer une de ces sculptures minables caractéristiques de son art : une usine à gaz hilarant. Le critique d’art Pierre Giquel fera l’éloge de l’exposition, qu’il décrira comme « un appel d’air, antidote magistral de la soumission au bon goût, à la tristesse ascétique6 ». En acceptant d’exposer à deux reprises à Nantes, Lizène avait probablement fait sienne cette citation de Cioran : « Au Zoo. – Toutes les bêtes ont une tenue décente, hormis les singes. On sent que l’homme n’est pas loin7 ».

  1. Jacques Lizène, Petit Maître liégeois du XXe siècle, artiste de la médiocrité, Tome II (Le Tome I est introuvable), 1990, éd. Atelier 340, Bruxelles, p.144, lire la lettre-réponse de Jacques Lizène à Catherine Millet, et p.159, exposition « Jacques Lizène, artiste de la médiocrité. Petits dessins médiocres de sculptures nulles 1966-1990 avec ou sans fumée comme art d’attitude », du 9 mai au 9 juin 1990, Zoo Galerie, Nantes.
  2. Cirque Divers (1977-1999) est un cabaret liégeois d’inspiration pataphysique, fondé par Michel Antaki en 1977 avec, entre autres, Jacques Lizène.
  3. « Né à Nantes comme tout le monde », entretien de Patrice Joly avec Pierre Giquel, Hors-série 303 / N°96/97, co-édition association 303 Région des Pays de la Loire et de l’école régionale des beaux-arts de Nantes, 2007.
  4. Passage pour piéton fissuré, Fresque horizontale, Liège, 1984.
  5. Seconde exposition à la Zoo galerie du 11 décembre 1993 au 15 janvier 1994, et conférence de Jacques Lizène sur l’art belge à l’école d’architecture de Nantes (UPAN), le 9 décembre 1993, sur une invitation de Daniel Grimaud et Philippe Szechter. Pour l’occasion, Daniel terminait sa présentation ainsi : « LIZENE expose pour la seconde fois à la Zoo Galerie car il a été sincèrement enchanté du médiocre intérêt qu’avait suscité sa précédente exposition à Nantes. »
  6. Ouest France, 7 janvier 1994
  7. Cioran, Écartèlement, 1979, Editions Gallimard, p84.

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Image en une : Jacques Lizène, Petit Maître à la fontaine de cheveux, 1980 (Pierre Houmant/Courtesy Galerie Nadja Vilenne)


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