Latifa Echakhch, « Laps » au mac de Lyon

par Patrice Joly

De Latifa Echakhch, on connaissait les œuvres qu’elle avait réalisées pour la galerie Kamel Mennour, telle TKAF, installation à base de briques se déployant au sol à la manière d’un Carl André désorganisé et dont l’artiste utilise la poussière pour en « barbouiller » les murs jusqu’à la limite d’accessibilité de ses mains, le tout semblant la résultante d’un rituel violent dont on ignore la provenance et la destination (déconstruction scénarisée du minimalisme, théâtralisation de la transition d’un médium à un autre, paroxysme libératoire d’un souvenir pesant ?) ; on connaissait également À chaque stencil sa révolution, ode à une épopée paternelle sublimée via le recyclage de ces papiers carbone –matière première d’une fabrique à slogans d’avant les printemps arabes – en un wall painting monochrome dont l’odeur et la matière résonnent avec des souvenirs d’enfance où ressurgit le sentiment du danger associé aux activités clandestines. On savait le travail de Latifa Echakhch imprégné d’éléments biographiques prégnants : le passage d’une civilisation à une autre est souvent l’arrière-plan d’une œuvre qui se déploie dans l’espace de la mémoire mais aussi dans un espace transitionnel où se télescopent des éléments antagoniques. Aussi il n’est pas étonnant d’y retrouver des matériaux aux différents registres qui s’imbriquent de manière assez anachronique et renvoient à des scénarios passablement lacunaires. La reconstruction de ces derniers ne se fait pas sans mal et souvent au prix d’un effort d’imagination assez poussé. En plus de cela le travail de l’artiste mêle aisément anecdotes personnelles et historiques, petite et grande histoire ; il est également empli d’une véritable conscience de la violence de l’histoire : la mélancolie qui s’en dégage peut s’analyser comme une forme de résilience ou d’insurmontabilité absolue, au choix. Témoin de cette forme fragmentaire et de cet attachement à l’histoire, Elvissa fait référence à un passé trouble des deux côtés de la Méditerranée, celui de l’époque où les soldats marocains prêtaient main forte aux troupes de Franco de manière plus ou moins forcée. L’installation présentée au MAC de Lyon, est formée de cartes à jouer éparpillées sur le sol et de pierres ayant servi à la construction d’un campement militaire. L’œuvre fait écho à ce moment flou de l’histoire entre les deux nations et oscille entre drame et légèreté : les pierres renvoient à la logistique de l’armée tandis que les cartes font référence à des moments d’insouciance aussi bien du côté des belligérants que des civils. L’artiste cherche à montrer que les barrières érigées entre les peuples par la raison guerrière ne sont pas étanches à des objets anodins qui viennent humaniser cette raison. Elvissa fait penser à une autre pièce, Stoning, présentée il y a deux ans au Frac Champagne-Ardenne et qui convoquait également une forme elliptique via des indices d’ordre civilisationnel. Elvissa reprend cette manière chère à l’artiste d’emplir de vide de vastes salles d’exposition et de faire vibrer la violence de situations passées par l’utilisation de formes ou d’objets banals, vulgaires cailloux dans Stoning, jeux de cartes dans Elvissa. Le caractère anodin de l’objet indiciel efface presque le caractère dramatique de l’anecdote. Ce qui est remarquable dans le travail de Latifa Echakhch, c’est la traduction dans un langage raréfié de situations très chargées émotionnellement comme si elle réussissait à réduire ou plutôt à schématiser les tensions historiques sans pourtant les faire disparaître.

Vue de l’exposition de Latifa Echakhch, Laps, au Musée d’art contemporain de Lyon (15 février – 14 avril 2013). Latifa Echakhch, Fantôme, 2011 ; Morgenlied (la, fa, sol, si), 2012 ; Tambour 75', 2013. Courtesy de l’artiste et kamel mennour, Paris © photo Blaise Adilon

Au musée de Lyon, il est un peu dommage qu’une pièce comme Elvissa cohabite avec Tambours qui n’est pas du tout du même registre : elle eut certainement gagné en force si elle n’avait pas été comme décorée de part et d’autres de ces élégants tondos. D’une manière générale, « Laps » pêche par une densité un peu paradoxale de pièces d’une artiste dont on apprécie particulièrement les installations au caractère qui ne supportent guère la cohabitation ; ainsi la magnifique série des Fringed Scarf fonctionne parfaitement quand elle est isolée : les pierres lithographiques ayant servi à l’impression de moments iconiques pour le moins sombres de l’histoire américaine sont ici délestées de leur capital scandaleux par le même procédé qui les rend impraticables à leur fonction première via l’apprêt d’un vernis noir opacifiant. Encore une fois la puissance évocatrice fonctionne à plein. Une dernière pièce aurait mérité un traitement de faveur, celle composée de ces cimaises à l’ancienne dont l’artiste a recouvert les murs d’une salle en une série de striures qui redessinent l’espace tout en redonnant vie à un mode d’accrochage désuet.

Latifa Echakhch, Laps. Du 15.02 au 14.04.2013
Musée d’art contemporain, cité internationale, 81 quai Charles de Gaulle, 69006 Lyon


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