r e v i e w s

Experiences of oil

par Guillaume Lasserre

Kunstmuseum Stavanger, Norvège

12.11.2021 – 18.03.2022

Ville portuaire d’environ 130 000 habitants située au sud-ouest de la Norvège, Stavanger possède le charme d’une cité scandinave. Sur les quais, le Norsk Oljemuseum[1] prend des allures de plate-forme pétrolière, rappelant la place centrale qu’occupe l’énergie fossile dans l’économie du pays. La Norvège[2] était jusqu’il y a cinquante ans l’un des pays les plus pauvres d’Europe. En décembre 1969, la découverte de gisements de pétrole et de gaz dans la mer du Nord marque un changement de paradigme pour la région et le royaume. Le boom des hydrocarbures offshore va transformer radicalement la vie des Norvégiens. Les revenus du pétrole[3] représentent aujourd’hui 21 % du PIB et 43 % des exportations nationales[4]. Le Kunstmuseum accueille une exposition qui interroge les implications des énergies non renouvelables sur les individus et les sociétés, notamment la relation ambiguë qu’entretient la Norvège avec le pétrole, à travers les œuvres de seize artistes, norvégiens et internationaux. « Experiences of oil », projet au long cours d’Anne Szefer Karlsen et Helga Nyman, questionne également la place du politique[5] dans la création artistique et vise à établir des liens entre les acteurs de l’art ayant une expérience de vie dans d’autres pétro-sociétés.

Le Raqs Media Collective, basé à Delhi, ouvre l’exposition en créant, pour illustrer la complexité des sentiments humains, trente-six formules métaphoriques telles A Masquerade of Moral Panics, qui décrivent des formes d’émotions nouvelles ne pouvant être réduites à un seul mot. « 36 Planes of Emotion » (2011) se compose d’autant d’éléments en plexiglas colorés, reprenant la forme de livres d’épaisseurs variables, posés sur une table-socle. Les expressions sont inscrites sur leur tranche. Tout près, l’auteur norvégien Øyvind Rimbereid invite les visiteurs à expérimenter, par l’écoute ou la lecture, la langue[6] de Stavanger en 2480 via les poèmes de AFTR OJL (2021), qui prolongent le langage inventé en 2004 dans Solaris korrigert[7], long poème de science-fiction dans lequel l’industrie pétrolière de la mer du Nord est évoquée d’un point de vue rétrospectif.

Monira Al Qadiri, OR-BIT 1-6 (2016-18). 3D printed plastic, automotive paint, levitation module, Approx. 30 x 30 x 30 cm each. Courtesy of the artist. Photo: Markus Johansson.

Kiyoshi Yamamoto[8] crée, à partir de fibres de pétrole, l’installation textile Fantasia, descoberta e aprendizagem (Fantaisie, découverte et apprentissage) (2021), en assemblant des tentures bicolores – allant du jaune dégradé au gris en partie basse. Elles ont été activées au cours de manifestations devant le siège de Petrobras à Rio, la compagnie pétrolière brésilienne, très proche de la norvégienne Equinor.

Le film Mouthful (2018), de l’artiste iranienne Shirin Sabahi, suit Noriyuki Haraguchi venu à Téhéran afin de superviser la restauration[9] de son œuvre Matter and Mind, un large bassin rectangulaire en fer rempli à ras bord d’huile de moteur usée, acquise par le musée d’art contemporain pour son ouverture en 1977. Le liquide opaque, à la viscosité lourde, réfléchit ce qui lui fait face tel un miroir noir, offrant une esthétique inattendue. Le film est une réflexion sur la mémoire et l’autonomie des œuvres d’art avec le temps.

Exhibition view Experiences of oil at Stavanger Art Museum. Artworks from left to right: Monira Al Qadiri, OR-BIT 1-6 (2016-18); Brynhild Grødeland Winther, Drawings on paper. Photo: Markus Johansson

L’artiste nigériane Otobong Nkanga interroge la notion de territoire et la valeur accordée aux ressources naturelles. Un ensemble de sphères en béton de dimensions et de couleurs variables, reliées entre elles par des cordes, jonchent le sol d’une salle faiblement éclairée par une lumière rouge, contraignant la circulation du visiteur. De ces formes de béton s’élèvent des sons, des paroles, des conversations impossibles. Wetin You Go Do? Oya Na (2020) s’apparente à un coup de gueule lié au sentiment d’impuissance de l’artiste face à une forme d’inertie contemporaine.

« OR – BIT » (2016-2018),série de sculptures de Monira Al Qadiri, s’inspire de modèles de trépans[10] pour mieux les subvertir, les transformant en objets fétichisés aux teintes irisées, en lévitation, tournant sur eux-mêmes comme pour percer le plafond au-dessus. Ces vanités contemporaines, réminiscences de formes architecturales anciennes, ziggurats ou tours de Babel, incarnent la volonté humaine paradoxale de s’élever philosophiquement tout en accumulant richesses et pouvoir.

L’envoutante vidéo-installation d’Apichatpong Weerasethakul et Chai Siris fait le portrait de Dilbar[11] (2013), ouvrier du bâtiment bengali aux Émirats Arabes Unis (EAU), sur le chantier de construction de la Sharjah Art Foundation, commanditaire de l’œuvre en 2013. La chaleur de l’hiver le plonge dans une torpeur, métaphore de sa vie endormie entre le musée et le camp de travail. Film d’atmosphère tourné en noir et blanc, aux images lancinantes et poétiques, Dilbar nous conduit des dortoirs pareils à des cellules de prison aux foules d’immigrés attendant de se faire embaucher au bord d’une route. Le film, rétroprojeté sur un panneau de verre suspendu, emplit la salle de ses reflets, accentuant un peu plus l’effet fantomatique – manière très sensible d’évoquer cette main d’œuvre immigrée invisible.

Apichatpong Weerasethakul and Chai Siris, Dilbar (2013). Black-and-white HD video projection with sound, looped, suspended glass pane. Commissioned by Sharjah Art Foundation. Courtesy of Sharjah Art Foundation Collection and the artists. Photo: Markus Johansson.

Le film INFRACTIONS (2019), de Rachel O’Reilly, illustre comment l’industrie pétrolière maintient en place les structures de pouvoir et les hiérarchies néocoloniales. Ce documentaire artistique suit la lutte de militants autochtones contre l’extraction[12] du gaz de schiste, qui menace plus de la moitié du territoire nord de l’Australie, où la population est presque entièrement tributaire des eaux souterraines.

De la série photographique « Arrival » (2019) de Farah Al Qasimi, mise en scène en jouant sur l’omniprésence du luxe dans les pays du Golfe, aux grands dessins suspendus de Christopher Crozier traitant des effets de l’industrie pétrolière sur Trinidad-et-Tobago (turbulence, 2019-2021), « Experiences of Oil » exprime les contradictions qui tiraillent la Norvège et ses habitants et, plus largement, les pays producteurs de pétrole, écartelés entre la conscience de la menace climatique et la difficulté à renoncer à cette manne financière. Entre le climat et le portefeuille, l’exposition offre un point de vue plus nuancé qu’il n’y paraît, sans qu’il s’agisse d’un blanc-seing pour autant. En abordant le débat par le biais de la création plastique, le Kunstmuseum de Stavanger démontre l’urgence qu’il y a à se réinventer autrement ensemble.


[1] Musée norvégien du pétrole.

[2] Entre 1800 et 1900, 50 % de la population norvégienne émigre à l’étranger, soit 800 000 personnes.

[3] Deux fonds de pension du gouvernement norvégien gèrent les excédents de réserves de change provenant de l’exportation du pétrole.  La création en 1990 du  Petroleum Found », depuis 2006 « Government Pension Fund-Global » est venu renforcer le « Government Pension Fund-Norway », créé en 1967 sous le nom de « Folketrygdfondet ».

[4] Johan Walger, « Norvège – Stavanger. De la « ville du pétrole » à la « ville de l’énergie » », Géoimage, cnes, s.d., https://geoimage.cnes.fr/fr/geoimage/norvege-stavanger-de-la-ville-du-petrole-la-ville-de-lenergie Consulté le 24 décembre 2021.

[5] Le mot est ici compris dans sa définition grecque, c’est-à-dire « la vie de la cité ».

[6] Rimbereid crée cette langue en combinant le patois local de Stavanger à l’allemand, l’anglais, l’écossais et le norrois, langue scandinave médiévale.

[7] Solaris corrigé en français. Voir Thomas Andersen, The Future Modernism of No-Oil Norway: Øyvind Rimbereid’s “Solaris Corrected”, 2019, Humanities, vol. 8. 78.

[8] Né au Brésil de parents japonais, il vit et travaille à Bergen où il a fait ses études, diplômé de l’Academy of the Arts en 2013.

[9] Pour les employés du musée, la restauration consiste surtout à retirer les centaines de petits objets (billes, cailloux, pièces de monnaie…) lancés dans le réceptacle par les visiteurs. Il y a quelque chose d’ironique dans le geste d’épurer une huile déjà usée.

[10] Outil de forage rotatif, aujourd’hui spécialement utilisé dans l’industrie pétrolière et dans les travaux publics.

[11] « Bien aimé » en hindi.

[12] Par fracturation hydraulique, c’est-à-dire par dislocation ciblée de formations géologiques peu perméables.

. . .

Image en une : Exhibition view Experiences of oil at Stavanger Art Museum. Artworks from left to right: Monira Al Qadiri, OR-BIT 1-6 (2016-18); Brynhild Grødeland Winther, Drawings on paper. Photo: Markus Johansson


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