Art on paper

par Camille Paulhan

Bruxelles, 5 – 9.09.2018

Il faudra me pardonner d’utiliser si rapidement un mot trop peu convenable pour figurer dans un article sérieux mais il y a souvent quelque chose de pornographique dans les foires d’art : on le devine sans peine dans leur désir d’efficacité, leur gloutonnerie qui les pousse à vouloir systématiquement plus grand, plus vaste, tout en exhibant toujours davantage d’œuvres dans des stands étriqués. Chaque galerie se transforme alors en étal de supermarché façon tête de gondole et produits d’appel, le bon goût en plus. Voilà ce qui explique que l’on retrouve inévitablement sur certaines foires les œuvres des mêmes quinze noms disséminées un peu partout, que le marché se refourgue à la va-comme-je-te-pousse. La foire bruxelloise Art on paper, qui proposait cette année sa quatrième édition, a choisi le rebours de cette course à l’échalote en présentant uniquement des expositions personnelles, une cinquantaine en tout. Le résultat est plus que convaincant : la foire demeure de taille raisonnable et réussit à éviter diplopie et lassitude. L’exigence générale qui a présidé au choix des projets par la directrice artistique, Marie Cantos, a conduit à un parcours de grande qualité.

Benjamin L. Aman

Difficile de penser qu’il s’agit là d’un hasard : de nombreuses œuvres exposées sont à la limite du photographiable, et il faudra s’approcher au plus près, tourner autour ou revenir ses pas, pour qu’elles se dévoilent totalement. Les dessins du lauréat du prix Eeckman, Benjamin L. Aman, introduisent de telles réflexions : ses apparitions semblables à des aurores boréales, des brumes matinales ou des gloires qui émergent des nuages, ont été travaillées au pastel, couche après couche. Son vocabulaire se rapproche de celui des débuts de la photographie : insolation, temps de pose, révélation, le tout à travers des stratifications qu’aucun cliché n’arrivera à rendre dans leur complexité. Sur les stands des galeries, on discerne çà et là l’imperceptible : dans les incisions légères sur papier immaculé du collectif VOID (LMNO, Bruxelles) figurant des ondes sonores, ou encore dans les aquarelles aux dégradés subtils d’Amy Hilton (Spazio Nobile, Bruxelles) qui évoquent pourtant la dureté des gemmes. On entend son cœur battre à grands coups, de Sophie Jodoin (galerie C, Neuchâtel), est une des installations les plus remarquables de la foire : un livre de qualité littéraire plutôt quelconque a été poncé de manière à ce qu’apparaissent, en filigrane, des images comme des fantômes, et des bribes d’histoire, bouleversantes, qui se révèlent au cœur des mots les plus banals.

Amy Hilton, Chalcedony, 2016 (Spazio Nobile)

La trace semble d’ailleurs elle aussi être un vrai fil rouge des propositions artistiques d’Art on Paper : Kim Hospers (Maurits von de Laar, La Haye) s’attache dans des dessins saisissants à reprendre à l’aquarelle et aux crayons de couleur des portraits d’hommes ou de femmes ivres qui ont été remaquillés, déguisés, ou sur les visages desquels on a peint d’obscènes graffitis. Cette série dont les réseaux sociaux, friands de ces images, sont la source principale, dessine le portrait mortifère d’une génération, toutefois sans cynisme. L’intérêt pour la trace se devine également dans les procédés d’exécution : Caroline Corbasson (Laurence Bernard, Genève) imagine une planète en papier de verre poncé, tandis que Claude Cattelain (Archiraar, Bruxelles) expose de poignants Dessins répétitifs composés à partir de l’empreinte de ses pieds recouverts de poudre de graphite, au cours de marches sans trêve sur le papier. D’ailleurs, la première section de la foire, dédiée aux projets de six jeunes artistes portés par autant de jeunes structures, donne le ton : un certain éther s’en dégage mais il ne manque pas de densité. Marianne Mispelaëre (thankyouforcoming, Nice) présente ainsi des plaques de cuivre teintées de la seule moiteur de ses mains et de ses avant-bras posés sur ces supports pendant la lecture d’ouvrages dont le contenu politique peut s’avérer corrosif. Non loin, le sol est saupoudré d’une écume bleue, poussière de gomme témoignant de l’effacement d’un fragment de mur par l’artiste. Leïla Brett (ALG. Contemporary Art, Aix-en-Provence) montre des projets qui s’envisagent d’abord dans l’évanouissement de l’image : elle a finement poncé la série d’estampes des plans de Paris par Turgot afin qu’apparaissent de légers ciels gris et blancs. D’autres dessins, composés à partir des poussières résiduelles de ces estampages, paraissent bien fragiles sous leurs emboîtages de verre. Et Alex Chevalier (URDLA, Villeurbanne) expose un ensemble d’œuvres dont l’une, réalisée en duo avec Guillaume Perez, ne manque de retenir l’attention : cette eau-forte de petites dimensions intitulée Doppelgänger n’est autre que le tirage d’une plaque de cuivre qui a circulé par la poste et gagné avec le temps éraflures et incisions aléatoires.

Contrairement à ce tout ce qu’on pourrait souhaiter, on en vient à faire le vœu pieux qu’Art on Paper ne poursuive pas son travail d’expansion, ne trouve pas de lieu plus vaste, ne cherche pas à s’ouvrir à davantage de galeries, de peur qu’elle en perde son charme de foire à taille humaine et aux choix rigoureux. Une seule recommandation, toutefois : ne pas hésiter à laisser plus de place à des propositions d’artistes de toutes les générations, et ce parce qu’il faut bien avouer que les dessins très délicats à la table traçante de Vera Molnár (DAM Gallery, Berlin), réalisés au cours des années 1970-1980, constituent l’un des petits bijoux de la foire. Quitte à continuer à rêver, autant ne pas se priver de telles découvertes dans les prochaines éditions.


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