Mo Gourmelon

par Mathilde Villeneuve

Entretien avec Mo Gourmelon

Propos recueillis par Mathilde Villeneuve.

 

Situé au sein de la Condition Publique à Roubaix, l’Espace Croisé est un centre d’art contemporain qui œuvre à la publication (exposition et édition) de l’image sous toutes ses formes, fixe ou animée, analogique ou numérique. Mise au point avec sa co-directrice, Mo Gourmelon.

L’Espace Croisé s’est spécialisé dans les images en mouvement. Quelle est son histoire ?

Il est une des émanations de la Saison Vidéo, association créée il y a plus de vingt ans par Éric Deneuville qui vient du cinéma expérimental et dont les films sont distribués par le Collectif Jeune Cinéma CJC1. L’état d’esprit y était militant et visait à irriguer le territoire du Nord-Pas de Calais, à lui faire découvrir un nouveau médium : la vidéo. Des universités d’été ont été organisées en collaboration avec le distributeur Heure Exquise ! à Mons-en-Barœul. S’y rencontraient des personnes œuvrant dans la culture et l’Éducation Nationale. L’ambiance y était festive et studieuse ; très vite, les habitués sont venus écouter des artistes tels que Dara Birbaum ou Dan Graham, par exemple.

Véronique Hubert Vue de l’exposition à l’Espace Croisé / Exhibition view at the Espace Croisé. Courtesy de l’artiste.

 

 

Comment intervenez-vous personnellement dans cette histoire ?

Éric Deneuville me confie la direction de La Saison Vidéo en 2000. Je ne l’ai pas créée, je l’ai reçue en héritage. Une proposition presque intimidante : à l’époque, je ne suis absolument pas spécialisée en vidéo et ne souhaite pas le devenir. Ce médium ne m’intéresse pas. Suite à des études d’histoire de l’art à Rennes, j’avais intégré l’École du Magasin à Grenoble en 1987 / 88, après avoir fait un stage auprès de Jean-Hubert Martin à Paris, juste avant sa nomination pour le commissariat de l’exposition si importante « Les Magiciens de la Terre ». Jean-Hubert Martin m’a appris à regarder les œuvres d’art et à savoir m’entourer de spécialistes.

Comment est né le lieu ?

Eric Deneuville, après avoir montré des installations vidéo dans différents endroits de la région, pas forcément adaptés d’ailleurs, désirait créer un espace spécialement conçu à cet effet. En 1995, l’Espace Croisé, centre d’art contemporain, est inauguré à Euralille avec une exposition de Pierrick Sorin. Cela a été tout d’abord un centre d’art et d’architecture de par sa situation et la proximité d’architectures exemplaires de Rem Koolhaas (auteur d’Euralille), Jean Nouvel, Christian de Portzamparc, Claude Vasconi.

 

Une de vos spécificités consiste aussi à œuvrer dans le domaine de l’édition, et sur le net. La diffusion est un de vos objectifs premiers ?

Très vite, nous avons développé un site Internet pour la Saison Vidéo et produit, à l’Espace Croisé, des éditions présentant les films d’artistes souvent très jeunes, ou des premières monographies bilingues. Ces textes deviennent aussi précieux pour moi que pour les artistes. En 2007, le site Tank.tv me demande une sélection de jeunes artistes français :  Marie Voignier, Jeanne Susplugas, Marie Reinert, Jean Charles Hue, Virginie Yassef et d’autres seront en ligne pendant un mois. Je commence alors à recevoir, en plus des candidatures habituelles, des demandes d’artistes qui souhaitent être présentés en ligne. Dès 2008, deux programmes sont mis en place sur notre site www.saisonvideo.com, et peu après nous généralisons la mise en ligne.

Arnaud Dezoteux Habib/Kelly/Emilie, 2010. Vidéo, 11 min. In La ligne d’ombre #1, www.saisonvideo.com, février 2012.

Comment choisissez-vous les artistes que vous exposez ?

Je tiens au principe d’affinités électives. Je visionne beaucoup de films et je procède par associations et recoupements. Je n’ai jamais d’idées préconçues que j’illustrerais avec des images en mouvement. Je n’ai ni thème, ni concept. Je regarde beaucoup, je lis encore plus et parfois les choses se percutent. J’ai un besoin ardent de faire, pas de commenter. Parfois, le processus est long. Depuis 1997, et même peut-être avant, Véronique Hubert m’adresse sans broncher des nouvelles de son travail. Et puis un jour c’est le jour, parce qu’Anne Isabelle Vignaud, directrice de la Condition Publique, projette un parcours pour enfants (Les enfants de la Nuit), il me semble que la fée Utopia de Véronique a de quoi, tout à coup, épancher sa candeur et sa rage à l’Espace Croisé.

 

Exposer la vidéo, c’est une gageure. Comment la relevez-vous ?

Nous bénéficions désormais d’un plateau de 700 m2. Nous serions déçus si chaque artiste projetait indifféremment ses films sur les cimaises latérales. Cela pourrait être tentant, si l’on suit la configuration imaginée par l’architecte. Les interférences sonores et visuelles ainsi que la durée constituent des données inhérentes à la vidéo : il convient de les régler au cas par cas avec chaque artiste, selon la teneur de son travail. Mark Raidpere a longuement testé l’espace, la réverbération du son. Il a réglé la disposition de ses pièces en allant chercher le son soit devant le spectateur, soit derrière lui. La combinaison des images fonctionnait et je crois qu’il a été lui-même surpris par l’application, c’était en effet la première fois qu’il présentait ensemble latéralement et en vis-à-vis autant de travaux. Je crois que notre espace l’effrayait un peu, ce qui n’était pas le cas pour l’artiste turc Ali Kazma. D’emblée, notre espace lui a plu car il lui permettait de développer sur la totalité de nos cimaises latérales sa série Obstructions. Cette réflexion sur le travail, qui nécessite une cadence souvent infernale d’images et de sons, fonctionnait parfaitement. Aucun repos dans cette exposition. On pouvait se retourner pour éviter une scène d’abattoir mais on était alors assailli par une vision d’opération chirurgicale du cerveau. Véronique Hubert, quant à elle, notre dernière exposition à ce jour, ouvre l’espace sur l’extérieur pour la première fois. Elle a besoin de la lumière du jour pour accrocher ses photographies et ses dessins.

 

Quelle serait votre lecture des relations actuelles entre arts visuels et cinéma, deux milieux qui semblent hermétiques alors que certaines problématiques pourraient se rejoindre.

Les milieux du cinéma et de l’art se fréquentent peu. Les artistes vont au cinéma mais je ne suis pas certaine que les cinéastes connaissent l’art contemporain. La durée n’est pas la même dans chacun des deux domaines. Je commence à avoir du mal à aller au cinéma probablement parce que je suis parfois saturée d’images en mouvement. Dans une exposition, tu es maître de ton temps. Tu passes, tu reviens, tu t’attardes, tu regardes en boucle plusieurs fois, ou tu t’en vas très vite. Au cinéma, tu dois accepter la durée que t’impose le réalisateur ou l’industrie cinématographique. Je suis à bonne école avec les fervents du cinéma expérimental qui qualifient le cinéma de « commercial et industriel » ! Alors oui, j’apprécie qu’une Camille Henrot se nourrisse de l’expérimental parce qu’elle s’est donné les moyens de voir les films de référence. Les artistes qui se frottent au cinéma recherchent probablement une audience élargie, une reconnaissance. Certains y parviennent peut-être, mais je n’ai pas été convaincue par le passage au cinéma de mes « proches », c’est-à-dire ceux que j’ai exposés comme Valérie Mrejen ou Jean-Charles Hue. Peut-être suis-je trop familière de leurs films d’artiste. Quand j’écris sur un artiste, j’ai deux ordinateurs : un pour écrire, un pour visionner en même temps. Je suis imprégnée par la musique du film, son tempo, ses dialogues, en plus des images. La bande son est aussi primordiale que les images. L’indienne Pushmala N me confiait qu’elle avait commencé à faire des films pour faire parler ses images, pour leur donner un son.

Véronique Hubert Vue de l’exposition à l’Espace Croisé / Exhibition view at the Espace Croisé. Courtesy de l’artiste.

 

 

Le documentaire est une des marges du cinéma qui semble aujourd’hui intéresser les artistes. Comment considérez-vous ce dialogue ?

Le documentaire, je ne sais pas vraiment le qualifier. La question du genre me gêne. Si je me sens impliquée dans le milieu de l’art contemporain, c’est parce que j’estime qu’il est le lieu de la permission, de la porosité et du mélange, alors c’est difficile de délimiter le documentaire. Parle-t-on de son rapport à la réalité ? Dans l’édition consacrée à Jean-Charles Hue, je commence mon texte par la phrase suivante : « À quoi ça sert d’inventer des histoires, alors que la réalité est déjà tellement incroyable ? », question posée par une détenue à l’écrivain Nancy Houston. Cet « incroyable » dans la vie et dans l’art m’intéresse essentiellement.

 

1 www.cjcinema.org

 

Mo Gourmelon in conversation with Mathilde Villeneuve

The Espace Croisé, located in the Condition Publique in Roubaix, is a contemporary art centre dedicated to the publication (exhibitions and editions) of the image in all its shapes and sizes, static and animated, analog and digital.  Here Mo Gournelon talks more specifically about the center she co-directs.

The Espace Croisé has specialized in moving imagery. What is its history?

It’s one of the outcomes of Saison Vidéo, an association created more than 20 years ago by Eric Deneuville, who hails from experimental film—his films are distributed by the CJC, Collectif Jeune Cinéma.1 The mood there was militant and aimed at invading the Nord-Pas de Calais region, and getting people in it to discover a new medium: video. Summer universities were organized in conjunction with the distributor Heure Exquise! at Mons-en-Barœul. At them, people working in culture and National Education had a chance to meet. The atmosphere was festive and studious; in no time, regulars came to listen to artists like Dara Birbaum and Dan Graham, for example.

 

Where do you personally fit in to this history?

Eric Deneuville asked me to run the Saison Vidéo in 2000. I did not create it, it was something I inherited. An almost intimidating proposal: at the time, I was absolutely not specialized in video, and didn’t want to be. The medium didn’t interest me. After studying art history at Rennes, I attended the Ecole du Magasin in Grenoble in 1987/88, after taking a course with Jean-Hubert Martin in Paris, just before he was appointed to curate that most important exhibition Les Magiciens de la Terre. Jean-Hubert Martin taught me how to look at works of art and how to surround myself with specialists.

 

How did the place come into being?

After showing video installations in different venues in the region—some of which incidentally were not necessarily well suited—Eric Deneuville was keen to create a place specially devised for this purpose.  In 1995, the contemporary art centre Espace Croisé was inaugurated at Euralille with a show by Pierrick Sorin. To begin with, this was a centre of art and architecture by virtue of its situation and the close-by examples of outstanding architecture by Rem Koolhaas (author of Euralille), Jean Nouvel, Christian de Portzamparc, and Claude Vasconi.

 

One of your distinctive features also involves working in the area of publishing, and on the Internet. Is distribution one of your primary goals?

We very swiftly developed a website for Saison Vidéo and, at the Espace Croisé, we produced editions introducing films by often very young artists, and people’s first bilingual monographs. Those texts became as valuable for me as for the artists. In 2007, the website Tank.tv asked me for a selection of young French artists: for a month, Marie Voignier, Jeanne Susplugas, Marie Reinert, Jean Charles Hue, Virginie Yassef and others were online. At that time, in addition to the usual applications from candidates, I started getting requests from artists who wanted to be presented online. In 2008, two programmes were introduced on our website www.saisonvideo.com, and shortly thereafter we generalized online programming.

 

How do you choose the artists you exhibit?

I go by the principle of elective affinities. I view a lot of films and I proceed by way of association and cross-checking. I never have preconceived ideas which I might illustrate with moving images. I have neither theme nor concept. I spend a lot of time looking, I read even more and sometimes things collide. I have a burning need to do things, not to comment. At times the process is a lengthy one. Since 1997, and possibly even before, Véronique Hubert sent me news of her work without batting an eyelid.  And then one day it was the day, because Anne Isabelle Vignaud, director of the Condition Publique, projected an itinerary for children (Les Enfants de la Nuit), and it seemed to me that Véronique’s fairy Utopia suddenly had what was needed to vent her candour and her rage at the Espace Croisé.

 

Exhibiting video is a bit of a gamble. How do you deal with it?

We now have premises of 700 square metres [7500 sq.ft.]. We would be disappointed if every artist projected their films willy-nilly on side walls. That might be tempting, if you follow the configuration devised by the architect.  Acoustic and visual interferences, along with the time frame, represent the data inherent to video: it is as well to adjust them on a case by case basis with each artist, depending on the content of their work. Mark Raidpere tested the space at length, the reverberation of sound, he adjusted the arrangement of his pieces by going to seek out sound either in front of spectators or behind them. The combination of images worked and I think he himself was surprised by the application; it was actually the first time that he presented works together both laterally and face to face. I think our space scared him a little, which was not the case for the Turkish artist Ali Kazma. He liked our space right away because it enabled him to develop his series Obstructions over the entirety of our side walls. This line of thinking about the work, which often calls for a diabolical pace of images and sounds, worked to perfection. There was no respite in that show. You could turn away to avoid a slaughterhouse scene, but you were then assailed by a vision of brain surgery. Véronique Hubert, for her part—our latest show to date—is opening the space up to the exterior for the first time. She needs daylight to hang her photographs and her drawings.

 

How would you read the present-day relations between visual arts and film, two worlds which seem hermetic, although certain issues might link up?

The worlds of film and art do not often rub shoulders. Artists go to the cinema, but I’m not sure whether film-makers are acquainted with contemporary art.  The time factor is not the same in each of the two areas.  ’m starting to have problems going to the cinema, probably because I am sometimes saturated with moving images. In an exhibition, you are master of your time. You pass, you come back, you linger, you look in a loop several times over, or you leave very fast. In the cinema, you have to accept the time frame imposed on you by the director and the film industry. I am in good hands with people who are enthusiastic about experimental film who describe the cinema as “commercial and industrial”! So, yes, I appreciate that someone like Camille Henrot is nurtured on the experimental, because she has given herself the wherewithal to see the reference films. Artists who rub shoulders with film are probably looking for a broader audience, and a recognition. Some of them perhaps succeed, but I have not been convinced by the shift to film of “my stable”, meaning those people I’ve screened such as Valérie Mrejen and Jean-Charles Hue. Perhaps I’m too familiar with their artist’s films. When I write about an artist, I have two computers: one for writing, and one for viewing at the same time. I am steeped in the film’s music, its tempo, its dialogues, and well as the images. The soundtrack is as quintessential as the imagery. The Indian film-maker Pushmala N told me that she had started to make films in order to make her images speak, to give them a sound.

 

The documentary is one of the sidelines of cinema which nowadays seems to be interesting artists.  What do you think about this dialogue?

I don’t really know how to describe the documentary. The genre issue bothers me. If I feel involved in the contemporary art world, it’s because I reckon it is a place of permission, porousness and mixture, so it’s difficult to define the documentary. Are we talking about its relationship to reality? In the edition devoted to Jean-Charles Hue, I start my text with the following sentence:  “What’s the point of inventing stories, when reality is already so incredible?”, a question put by a female prisoner to the writer Nancy Houston. What interests me essentially in life and art is that “incredible” factor.

 

1 www.cjcinema.org

 


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