Le yoga des institutions

par Patrice Joly

Isabelle Alfonsi est codirectrice de la galerie Marcelle Alix qu’elle a fondée il y a sept ans avec Cecilia Becanovic, elle est également chercheuse associée à l’école des beaux-arts de Dijon et prépare un ouvrage sur les généalogies d’un art contemporain queer ; Émilie Renard dirige le centre d’art La Galerie à Noisy-le-Sec depuis 2013. Toutes deux sont profondément concernées par la question du féminisme comme cristallisant les problématiques de l’engagement au sein de l’art contemporain. Un engagement qu’elles n’envisagent pas uniquement sous l’angle du déficit de représentativité — qui, selon elles, est réducteur — mais de manière plus étendue, en amenant incidemment une réflexion sur des positions a priori inamovibles dans le monde de l’art. Une réflexion en amenant une autre, cet entretien mené avec les deux intéressées dans le but de rapprocher des activités dont les objectifs divergent a priori — le marché, le service public ­— débouche sur une revisitation des modes et des modèles de fonctionnement de leurs structures, l’idée étant par exemple de repenser des séquences d’exposition fragmentées pour le centre d’art, de pencher vers une plus grande organicité pour la galerie, et donc de réinventer des métiers que l’on aurait tort de considérer comme immuables. Démonstration.

Vous êtes toutes les deux très actives et très impliquées dans vos domaines respectifs, cela fait de vous des observatrices attentives du monde de l’art et de son évolution : n’avez-vous pas le sentiment que les choses ont fortement bougé dans le milieu de l’art depuis une vingtaine d’années ? Je pense plus particulièrement à la place des femmes, que l’on voit désormais occuper régulièrement la tête d’institutions, de centres d’art, de galeries, même si elles restent minoritaires à la tête des grandes institutions et quand bien même ces positions sont peut-être moins des positions de « pouvoir » qu’elles ne l’ont été par le passé. Quant aux artistes, n’assiste-t-on pas à un véritable boom de la présence des artistes femmes dans les galeries et les centres d’art même si, là encore, il faut nuancer le propos ?

La question que tu poses fait partie, il nous semble, de ce qu’on entend depuis toujours vis-à-vis de l’engagement féministe : on a l’impression que la situation s’améliore et l’on minimise la nécessité de rester attentif·ve·s et mobilisé·e·s (une façon de décourager celles·ceux qui seraient attiré·e·s par un tel engagement). Or les nuances que tu introduis dans ton propos sont justes : le plafond de verre est toujours bien présent, lorsque l’on considère les postes les plus hauts placés dans la culture. L’impression de « boom » de la présence des femmes est non seulement à lier à une question de pouvoir mais surtout à un changement de contexte économique : il y a nettement moins d’argent en jeu dans la culture qu’il y a vingt ans (et elle a perdu toute importance stratégique pour les politiques), on a donc moins de mal à « laisser » certains postes de direction aux femmes. De fait, elles sont les premières à être recrutées dans des centres d’art contemporain où les situations sont bien difficiles. On ne peut pas écarter l’hypothèse que, dans un tel contexte, le recrutement de ces femmes s’effectue sur un certain nombre d’idées préconçues liées à la façon dont la différence hommes / femmes continue à agir : les femmes seront plus organisées, tiendront mieux leurs budgets (ce sont de « bonnes élèves ») et s’opposeront moins fort en cas de désaccord (elles sont « douces »).

Par ailleurs, ta question permet une autre précision : l’enjeu de représentativité n’est pas le seul à prendre en compte. Bien sûr, comme le souligne l’historienne féministe Griselda Pollock, il nous faut « des artistes femmes à aimer et dont nous avons besoin pour trouver un espace et une identification culturelle pour nous-mêmes, une façon de nous exprimer — afin de produire une alternative aux systèmes actuels qui instrumentalisent la différence sexuelle pour en faire une négation de notre humanité, de notre créativité et de notre sécurité ». C’est important que les étudiantes en art d’aujourd’hui sachent qu’on peut être une femme et être artiste. Pour l’instant, ces modèles ne sont toujours pas évidents. Pour certaines, « faire carrière » implique des choix personnels qui ne sont pas demandés aux hommes et cela reste un frein pour beaucoup. Il faut donc continuer à lutter pour que plus de femmes accèdent à la visibilité, pour qu’elles se sentent moins entravées que les hommes.
Mais on ne peut pas se limiter à cette approche « quantitative » de la représentation qui est largement celle d’un féminisme à tendance réactionnaire. Marine Le Pen ne se dit-elle pas féministe, dans une certaine mesure ? Si elle est élue, on pourra dire d’elle qu’elle est la première femme présidente de la République : on voit donc la limite de cette approche ! Nos luttes ne concernent pas uniquement la représentation. Si l’on veut améliorer la situation d’un milieu de l’art qui reste largement un white boys’ club (et donc si éloigné du monde), il faut aussi opérer un changement de méthode dans la façon dont nous travaillons, dont nous nous adressons les un·e·s aux autres, dont nous concevons nos programmes. Être féministes, ce n’est pas juste compter le nombre de femmes présentes ici ou là, c’est aussi remettre en cause les relations de pouvoir qui sous-tendent nos modes de fonctionnement personnels et professionnels, toujours largement basés sur des idéologies de la différence, qu’elle soit sexuelle, raciale ou ayant trait à la validité physique et mentale. C’est ce qui nous permettra de faire en sorte de vivre dans un monde qui nous ressemble.

Toutes les images :
Marianne Wex, «Female» and «Male» Body Language as a Result of Patriarchal Structures, 1972-77. Detail. Photo : Felix Grünschloss

Il est évident que la question féminine ou la question de la situation de la femme cristallise un certain nombre de dysfonctionnements (euphémisme) à l’intérieur du monde de l’art, cela amène aussi à une question concernant vos « programmations » respectives : aussi bien dans un centre d’art que dans une galerie, cette question de la représentativité influence-t-elle directement vos choix en matière de programmation ?

Notre engagement féministe est évidemment perceptible dans nos programmations respectives puisque nous travaillons, évoluons, discutons avec un grand nombre de personnes qui partagent ces réflexions, qu’il·elle·s soient artistes, auteur·e·s, critiques, curateur·trice·s, philosophes etc. Ces affinités intellectuelles sont donc visibles sur le terrain de l’exposition où nous travaillons avec des femmes, des personnes issues de groupes minoritaires, mais pas de manière exclusive. Il nous paraît important de préciser qu’une programmation ne se limite pas à une liste d’artistes, il y est aussi question de méthode de travail. Une approche féministe — d’un centre d’art ou d’une galerie ou de toute autre institution — implique une réflexion globale sur ces structures ; cette réflexion s’applique aux modes de gouvernance, aux rôles sociaux de nos métiers, aux conditions de travail, à l’économie de l’art, à celle des artistes, à l’adresse au public (en matière de médiation, de communication). Ce féminisme rejoint sur bien des points des luttes sociales et politiques menées de longue date et il est donc perceptible à beaucoup d’autres endroits de nos structures que sur le terrain de l’exposition et de l’art. Pour nous, représenter des artistes qui touchent à ces questions politiques implique nécessairement de construire des formats d’expositions et des modes de fonctionnement qui infléchissent nos structures et résistent aux conditionnements actuels du monde de l’art ou du monde tout court, par exemple, le rythme accéléré des expositions en particulier dans les galeries ou le défilé des événements qui les ponctuent, surtout dans les centres d’art, participent d’un phénomène d’« événementialisation » de l’art auquel nous pouvons opposer d’autres rythmes. Cette cohérence entre la programmation et la gouvernance est sans doute ce qui peut nous distinguer d’un effet de rattrapage de certaines institutions qui réalisent (mais il n’est jamais trop tard) à quel point elles ont pu ignorer les femmes et les minorisé·e·s dans leur programme, sans que cela n’ait d’effet plus fondamental sur leurs fonctionnements et réflexes de travail. Encore une fois, il ne s’agit pas seulement de « représenter », de rester du côté de l’image, du quota, mais de s’interroger sur les structures de domination qui sous-tendent le fonctionnement, dans notre cas, d’une galerie ou d’un centre d’art.

Par ailleurs il me semble aussi que la politisation induite par la question féminine — emblématique des situations discriminantes — peut aussi entrer en conflit avec une logique marchande qui n’implique pas spécialement de mettre en avant de tels positionnements, étant principalement orientée par une pensée libérale et des principes spéculatifs qui peuvent être considérés par certains comme la source ou le responsable de ces inégalités et de ces dysfonctionnements. Cela pose bien sûr la question de la responsabilité de l’art et des artistes, de leur éventuel « engagement », de même que de celui de ses acteurs dont vous faites partie : pensez-vous que de ce côté la situation ait fortement évolué depuis les années 90, que l’a priori inamovible hiatus entre art et politique ait définitivement gagné la bataille et que l’art, pour endosser le costume du « bankable », doive gommer toutes les aspérités revendicatives un peu trop saillantes ?

Tu n’es pas sans savoir que l’un des grands traits du système capitaliste néolibéral qui nous gouverne, c’est de finir par récupérer en son sein tout ce qui s’est d’abord créé dans sa marge, de le passer à la moulinette de la commercialisation (en général, il y arrive). Rien ne reste bien longtemps invendable (ce que tu appelles l’art « politique » d’aujourd’hui qui serait boudé par le marché est l’art « bankable » de demain)… Donc les femmes commencent à être à la mode, car tout le monde se rend compte que beaucoup d’entre elles ont travaillé dans l’ombre et constitué des œuvres colossales et qu’il y a ainsi des pans entiers de l’histoire de l’art qui restent encore peu visités. Certains ateliers regorgent d’œuvres dont personne n’a voulu pendant 40 ans, quelle aubaine ! Ce sont de nouveaux stocks à exploiter pour les galeries, de nouvelles coqueluches pour les musées, de nouveaux événements à créer ! Chacun cherche sa « femme artiste » à (re-)découvrir, mais mieux vaut la choisir très âgée pour qu’elle ne représente plus aucune menace, c’est-à-dire qu’elle n’ait pas le mauvais goût de vouloir en plus revendiquer, parler de choses qui fâchent, sortir du cadre, ou un peu trop exister tout simplement. Carol Rama aurait dit, en recevant le lion d’or à la Biennale de Venise en 2003, que c’était « trop tard ». Elle avait 85 ans. Elle est décédée sans pouvoir visiter la rétrospective qui lui était consacrée au musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en 2015.
Les femmes, les individus minorisés sont souvent puni·e·s pour avoir voulu exprimer trop fort un point de vue situé, qui ne semble pas « universel » à la majorité. Cet « engagement » dont tu parles, c’est la volonté de rendre visible un point de vue singulier : tout art est politique à partir du moment où il se départit du système dans lequel il est né, où il ne se fond pas dans la masse. Ce que nous essayons de suggérer, notamment dans la façon dont nous communiquons sur nos activités respectives, c’est que personne ne parle depuis le neutre, depuis une position « de survol, depuis nulle part, depuis la simplicité » pour paraphraser Donna Haraway. Cela ne nous rend probablement pas très « bankable » pour le moment, mais cela nous rend heureuses, déjà.

Dans un texte que vous avez publié sur Le Monde.fr1, vous vous posez la question de savoir ce que le mot galeriste renvoie aux gens. J’ai envie de vous reposer la même question : que pensez-vous que les mots galeriste et directrice de centre d’art renvoient aux gens, en 2016 ?

On se n’inquiète pas tellement des représentations communes de nos métiers mais on souhaite incarner ces rôles d’une façon qui soit personnelle mais aussi partielle et ouverte à d’autres fonctionnements. Il s’agit plus pour nous de faire en sorte que nos fonctions incluent beaucoup d’autres aspects de nos personnes, et y être aussi chercheuse et militante par exemple. Être galeriste ou directrice d’un centre d’art, c’est pour nous avant tout des positions depuis lesquelles agir au sein de structures très souples où les rôles sociaux peuvent être redéfinis. Finalement, on profite de la relative petite taille d’une galerie ou de la relative faiblesse d’un centre d’art comme celui de Noisy-le-Sec, parce que ces structures peuvent évoluer sans cesse, que rien n’y est joué longtemps en avance, et parce qu’elles nous permettent de construire des relations de travail précises avec les artistes. Une galerie développe avec un petit nombre d’artistes des relations longues et de proximité, alors qu’un centre d’art est censé se renouveler en passant d’une exposition à une autre et constituer une histoire à tâtons faite de nombreux moments additionnés.

À La Galerie de Noisy-le-Sec, nous tentons d’insuffler un rythme de programmation qui construise différentes formes de continuités. C’est un projet contre l’idée de ruptures et de discontinuités qui divise, tronçonne l’histoire mais aussi les espaces du centre d’art et ses différentes missions. On essaye de tout relier à un projet commun, de générer des liens voire des glissements dans les rôles de ceux qui le composent, les équipes, les artistes, le public. Par exemple, des œuvres peuvent rester d’une exposition à une autre, ou même « traîner » plusieurs années parce qu’elles sont aussi fonctionnelles (un rideau, des socles, des bancs…), ou encore les artistes qui étaient en résidence continuent à être soutenus par La Galerie… Construire des cycles lents, accepter de lâcher prise, ne pas tout contrôler, donner la possibilité aux artistes et aux équipes d’agir à différents endroits du centre d’art est tout l’enjeu de l’exposition en cours que nous concevons avec Vanessa Desclaux : elle dure une année et se déploie sur l’ensemble du centre d’art, c’est un peu une technique d’assouplissement des catégories en cours, une sorte de yoga pratiqué sur l’institution. Marcelle Alix fonctionne un peu de la même façon : nous ne cherchons pas vraiment à faire des « coups », à mettre au point des stratégies, mais à étendre le temps de travail avec les artistes, à construire les choses lentement et de façon organique, pour qu’elles nous semblent justes, avec Cecilia Becanovic. On essaie de ne pas se faire violence et de garder en vue ce qui nous plaît dans « l’outil galerie ». Peut-être que lorsqu’il ne s’avèrera plus opérant, que nous ne pourrons plus mener les choses comme nous les entendons parce que les conditions autour de nous auront changé, nous changerons d’outil. Nous sommes de moins en moins attachées au fait que la galerie fasse de nous des galeristes, ce qui nous attache à elle c’est qu’elle est le meilleur outil pour nous offrir les conditions de notre liberté.

1 http://elles-defient-le-temps.lemonde.fr/art/marcelle-alix-la-galerie-defricheuse_a-20-54.html


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