La VR, le médium le plus chaud

par Daniel Birnbaum

Cet entretien entre Daniel Birnbaum et Douglas Coupland qui a eu lieu le 19 janvier 2018 lors du Verbier Art Summit, est d’abord paru dans More than Real: Art in the Digital Age publié par Koenig Books. La traduction française qui suit a été réalisée à l’occasion de sa republication dans 02. Le Verbier Art Summit1 est une plateforme artistique internationale de soutien à l’innovation et au changement. Le Summit 2020 a eu lieu à Verbier les 31 janvier et 1er février 2020 en partenariat avec Jessica Morgan, Nathalie de Gunzburg Directrice de la Dia Art Foundation à New York.

DB Cette conférence ne porte pas seulement sur la réalité virtuelle (VR). Il existe de nombreux types de nouvelles technologies basées sur les nouvelles possibilités numériques — réalité augmentée, réalité mixte, et de nouveaux types d’hologrammes, peut-être. Pensez-vous que la réalité virtuelle va radicalement changer nos vies ?

DC Oui — et un « oui » sans réserve ! Je pense que nous voudrons toujours ce qui nous permet d’échapper à nous-mêmes, qu’il s’agisse de drogues, d’alcool, d’opiacés ou d’émissions de télé.

Je vais vous parler de ma première expérience de réalité virtuelle. C’était dans mon salon à Vancouver, où je vis : quelques bons amis étaient là, c’était un bel après-midi de juillet, et le soleil passait au travers des feuilles d’arbre… Une journée magnifique, parfaite, dans ma pièce préférée sur Terre. Il y avait cet ami qui travaille à Mozilla, dans la baie de San Francisco, qui avait apporté la version la plus récente de l’Oculus Rift, et je n’en avais jamais utilisé avant, alors je l’ai mis et, soudain, je flottais au-dessus d’un marais pourpre en Louisiane, et il y avait des lumières au loin — alors j’ai poursuivi les lumières comme ça [se balançant légèrement dans sa chaise] — une expérience très, très simple, et, ensuite, j’ai dit « Encore ». C’était l’exploitation minière d’astéroïdes sur Jupiter ou Saturne ou quelque chose comme ça, sauf qu’on ne pouvait que regarder. On ne pouvait pas vraiment y mettre les mains ou faire quoi que ce soit — en tout, ça a duré peut-être trois minutes et demie, puis j’ai enlevé le casque, j’ai regardé le réel et je me suis dit : « Quel dépotoir ! ». Et j’ai pensé : « Mon Dieu ! Cette chose va gagner, bien sûr qu’elle va gagner. »

La seule mise en garde quant à une expérience en VR est que si vous arrêtez subitement ou si vous coupez des scènes, cela affecte réellement votre système vestibulaire et vous avez une sorte de mal de mer ou vous vomissez, mais il y a aussi ce qu’on appelle la « tristesse de la VR », que j’ai vécue. Les gens enfilent ces choses puis les enlèvent mais ils ne retournent jamais tout à fait dans le monde, et une part d’eux reste engagée dans cette machine.

DB C’est donc une sorte de technologie de fuite de la réalité. Qui nous aidera comme la drogue ou l’alcool. C’est une chose négative, selon vous ?

DC Eh bien, ça va arriver. Je veux dire, la VR est cet astéroïde qui va frapper la planète, apparemment, en 2023. Si j’étais vraiment bien organisé, je serais en train de faire un film d’horreur en VR, de la pornographie en VR ou des jeux en VR ou quelque chose comme ça. C’est ce qui va se passer. Il va y avoir un premier porno en VR, il va y avoir un premier film gore en VR. Alors qu’est-ce qu’on va faire ?

On ne peut pas combattre ça. On essaie de comprendre. Vous avez déjà essayé ?

DB J’ai essayé un peu.

DC Quelle a été votre expérience ?

DM J’ai été également… Pas choqué. Ce n’est pas le bon mot, et je n’ai pas vu de choses merveilleuses, mais j’ai essayé au studio Warner de Londres.

DC Des dessins animés ?

DB C’étaient des dessins animés, mais je ne sais pas vraiment ce que c’était. Je pense que c’étaient des productions Disney ou quelque chose comme ça mais, vous voyez, on se retournait et il y avait un très gros gorille là, mais vraiment très gros, et un serpent qui était proche comme ça, et c’est super-naturaliste. Et ce sont, je présume, des productions pour enfants, alors, qu’est-ce qui va arriver aux enfants ?! Si vous grandissez avec ça comme forme de divertissement normal, pas avec un petit dessin animé ou un petit livre ou quelque chose comme ce avec quoi nous avons grandi, mais avec des scènes de jungle hyperréalistes avec des méga-gorilles à un millimètre de vous, vous allez grandir avec une étrange compréhension de ce qui est normal.

DC Oh, bien sûr, n’est-ce pas ? Je disais hier que, dans les années 1960, quand les hippies sont soudainement apparus vers 1965, tout le monde se demandait : « Qui sont ces gens ? D’où viennent-ils ? », et nous nous sommes rendu compte qu’ils venaient de la télévision, et maintenant nous avons des Millennials, et ils sortent du début de l’ère de l’internet, et puis nous allons avoir les prochains, ces post-Millennials (peut-être à une génération et demie de maintenant) qui ne seront même pas vraiment connectés au monde physique, je pense, mais, est-ce une mauvaise chose ? C’est peut-être juste une phase d’évolution.

DB Mais, même si les effets sont ici plus forts, le désir de quitter ce monde, n’est-ce pas fondamentalement ce vers quoi tendent l’art et la littérature, le théâtre et le cinéma, tout cela ? Jérôme Bosch et Salvador Dalí ne prenaient-ils pas des substances un peu fortes ? N’est-ce pas la même chose ?

DC Je pense que c’est en fait une impulsion religieuse que de vouloir quitter le corps. Tout à l’heure, j’étais en haut dans le salon à regarder mon iPhone. Il y a trente ans, j’aurais lu des poèmes de Rilke. Quelque chose a donc changé à ce niveau.

DB Mais vous pouvez lire Rilke sur votre iPhone.

DC Ce n’est pas la même chose. Pour ce qui est du besoin d’évasion, c’est quelque chose que tout le monde veut. On devrait peut-être se demander pourquoi on veut s’échapper.

DB Donc vous pensez que la VR est un médium plus fort que les autres et qui va plus ou moins dominer ou tuer tous les autres médias ?

DC Absolument — elle s’empare de notre corps, nous capture. Elle puise dans le cerveau reptilien, dans le cortex frontal et dans tous nos systèmes gravitationnels. Vous savez, si on sonne à la porte alors que vous êtes en VR, vous ne serez pas en mesure de répondre ni même de faire ça [tendant sa main comme pour tourner une poignée]. Vous êtes vraiment absolument dedans ; vous êtes complètement dedans.

DB J’ai oublié de mentionner que Douglas n’est pas seulement un auteur et un critique culturel ainsi que beaucoup d’autres choses, c’est aussi un artiste et un designer, plus — et c’est important ici, peut-être — vous avez écrit un livre très intéressant sur Marshall McLuhan ! Maintenant que je m’en souviens, il m’y a procuré un accès facile puisque je sais si peu sur ces choses, que je peux poser des questions qui se rapportent en quelque sorte à McLuhan parce que, de ce que je me rappelle, il distingue ce qu’il appelle des médias « chauds » et des médias « froids ». De quoi s’agit-il, déjà ? Et qu’est-ce que la VR ?

DC Tout d’abord, ce truc de « chaud / froid », même après toutes ces années, je ne le comprends pas bien. Mais je dirais que la VR est probablement le médium le plus chaud qui soit.

DB Parce qu’il vous absorbe totalement ?

DC Absolument. Il n’y a rien d’autre que vous puissiez faire. Vous savez, beaucoup de jeunes gens ne savent pas qui est McLuhan ou, s’ils le savent, ils n’en ont qu’une très vague idée. Il était professeur d’anglais à Toronto au début des années 1960 et, à l’âge de cinquante ans, il a commencé à discuter des changements qui se produisaient dans nos esprits, nos corps et nos sociétés ; et, par un enchaînement d’expériences vraiment sans rapport les unes avec les autres, il a pu, en fait, voir l’internet cinquante ans avant qu’il soit créé. Il n’en connaissait simplement pas les interfaces, alors si vous le relisez maintenant, vous verrez qu’il utilise Yeats ou des pamphlétaires du XVIIIe siècle pour décrire ce que sont en fait PayPal ou CNN. Je continue de le lire, parce qu’il n’avait pas raison que jusqu’en 2018, Daniel, il va probablement aller beaucoup plus loin dans l’avenir, et je pense que si je continue à faire des recherches sur lui, nous en saurons probablement plus sur ce que la VR va nous faire subir.

DB Si la réalité virtuelle va changer nos vies, elle va aussi en changer une sous-catégorie — petite, mais très importante pour certains d’entre nous : l’art. Qu’en pensez-vous ? Il y a des gens dans la salle ici qui travaillent avec, mais pensez-vous que c’est une toute nouvelle forme d’art qui arrive ? Ou dupliquera-t-elle tout ce qui a déjà été fait pour le recréer en VR ?

DC Eh bien, la partie sensorielle en est si bouleversante et si merveilleuse qu’on oublie qu’ils vont probablement devoir y ajouter des scénarios, y construire de nouvelles fables. Sûrement à la manière de ce qu’est Netflix pour la télévision, ce sera peut-être le prochain Netflix mais encore un peu plus saturé, un peu plus intense. C’est l’avenir de la narration. Je regarde la VR en pensant : « Ok, quelle histoire peut-on raconter ici que l’on ne peut raconter nulle part ailleurs ? ». Je pense que cela a probablement beaucoup à voir avec James Cameron et avec les films qu’il fait avec des gens qui sont bleus, comment ça s’appelle déjà ?

DB Avatar.

DC Je pense que c’est peut-être la première orientation, en effet, avec un très gros budget.

DB Je sais que Tate a fait quelque chose pour accompagner l’exposition Modigliani. C’est un véhicule, une façon de faire connaître leur exposition, que les gens peuvent voir même s’ils ne vont pas au musée, mais l’art qui est produit pour, ou dans, ou avec ce nouveau médium est aussi déjà là, à la Biennale du Whitney, à celle de Venise. Cela pose de nombreux problèmes d’ordre pratique. Vous savez, nous pourrions montrer quelque chose ici parce que nous sommes une centaine de personnes ou quelque chose comme ça, mais dans les grands musées ou les biennales où il y en a des centaines de milliers, c’est très difficile. Et cela me fait m’interroger aussi sur ceci, je pense qu’on en a parlé mais, il y a quelque chose d’un peu autiste, égoïste, d’une mise à l’écart, là-dedans. Vous savez, vous enfilez ce truc, et vos amis partent ou sont même déjà partis, et vous vous sentez bien là-bas sur Jupiter, mais quand on va voir une exposition d’art, n’est-il pas plus chouette d’y aller vraiment avec quelqu’un ? J’adorerais me promener dans un musée avec vous et vous parler tout en regardant des peintures, et cela me semble…

DC Ouais. Les gens ont juste l’air étrange quand ils portent ces lunettes — il n’y a pas moyen d’échapper à ça — et, qui que ce soit qui les designe, c’est le véritable challenge du design de ces vingt prochaines années. Elles ne doivent pas nous faire ressembler à quelqu’un de couvé par une espèce supérieure, c’est à cela qu’elle devraient ressembler.

DB Vous êtes designer, alors…

DC Mais il y a peut-être un moyen. J’en porte, vous en portez, et nous pouvons de fait aller dans un espace ensemble, et je pense que le nouveau film de Steven Spielberg, Ready Player One, parle de cela. Si c’était une application, comme par exemple « se promener dans le Moderna Museet avec Daniel Birnbaum », ce serait merveilleux. Donc, peut-être que nous projetons de l’isolement dans une situation qui pourrait en fait être très riche d’expériences partagées.

DB Bien sûr, lire un roman est aussi quelque chose de solitaire. Vous êtes assis là, vous lisez votre livre, et vous êtes seul.

DC Les livres sont peut-être surestimés.

DB [Gloussements]

DC Oui, je l’ai dit ! En streaming en direct sur un truc international.

DB [Rires]

DC Eh bien, peut-être que les livres n’étaient qu’une technologie intérimaire nécessaire qui devait exister pour nous amener à la VR, et maintenant nous pouvons nous débarrasser de nos livres. [Silence stupéfait.]

DB Ouais…

DC Vos cerveaux sont en train de baver…

DB Oui, je ne sais pas quoi répondre à ça. Mais, au-delà du fait que ces casques sont laids — parce que je suis d’accord, ce n’est vraiment pas très attirant, cette technologie — ils ont l’air idiot, et vous avez l’air stupide, et les gens ont l’air de clowns quand ils en portent, mais cela pourrait changer, je suppose qu’ils finiront par ressembler à des Ray-Ban ou autre.

DC Ils vont résoudre ça. Il y a cette photo que, je pense, la plupart des gens ont vue maintenant, d’un wagon de train de banlieue londonien dans lequel tous les hommes (il n’y a pas de femmes dans l’image) lisent le même journal. Un autre exemple d’isolement au sein d’une foule. S’ils lisent tous les mêmes articles, c’est comme s’ils portaient les mêmes lunettes ensemble. Les gens ne changent pas. Ils adoptent simplement les mêmes vieux comportements et les remanient de nouvelles façons. Donc, je pense que l’aspect de la VR qui est négligé, c’est la possibilité d’une expérience religieuse, et je pense que ce sera merveilleux, et j’ai vraiment, vraiment hâte de voir ça.

DB Allez-vous faire des choses en VR ?

DC Je ne sais pas. En 2023, je serai peut-être à la retraite en Arizona à la poursuite de chutes d’eau au volant de ma Tesla ou autre. Ceci dit, j’aimerais bien. À moins que vous ne puissiez mettre la main à la pâte, ce ne sera pas une expérience très satisfaisante, mais je pense qu’ils y travaillent déjà, non ? Ça va arriver. On devrait peut-être commencer au studio. C’est difficile à quel point ? Est-il vraiment difficile de filmer quelque chose et de le faire traduire dans le casque ?

DB Cela va très vite, je suppose. Mais je ne suis pas sûr d’avoir compris ce que vous avez dit à propos de la visite du musée, à deux ou trois personnes. En réalité virtuelle, on peut partager un espace, bien sûr…

DC C’est comme faire un Google Docs ou quelque chose comme ça. On peut y travailler ensemble.

DB Mais alors je vous vois comme un avatar…

DC Eh bien, mon avatar serait certainement là-dedans, ouais, mais pas moi.

DB Donc ça n’a pas à être une sorte d’expérience solitaire…

DC Non, il ne s’agit pas d’isolement. Vous pouvez parcourir un espace avec quelqu’un en Antarctique si l’installation fonctionne bien. C’est juste que ça a l’air si étrange. Je pense que c’était Pink Floyd — ou Led Zeppelin — qui a eu cette pochette d’album conçue par les studios Hipgnosis au début des années 70, pour laquelle ils ont pris des photos des années 50 de familles ou de gens dans leur voiture ou autre, et y ont ajouté cet objet noir, et c’était incroyablement prescient. Il y avait cette famille, et tout le monde regardait cette espèce de truc noir, et je me suis toujours demandé ce que c’était. Bien sûr, c’était en fait ces choses avec lesquelles nous vivons maintenant.

Je pense que les choses cessent très vite d’être bizarres. Vous vous souvenez quand Google sonnait comme un mot stupide à dire, et maintenant c’est juste un mot ? Il va y avoir une étape très délicate au début, et je pense qu’il va aussi y avoir une sorte d’étape Bitcoin, car tout le monde va essayer de s’y mettre et d’en profiter aussi vite que possible.

DB Je dirais que le moment où cela devient une chose normale — une sorte d’appareil de tous les jours — c’est, je suppose, le moment où cela devient totalement sans fil et que cela fait partie de votre téléphone, je suppose, et que vous l’avez juste là, et que les lunettes ressemblent à des Ray-Bans ou autre. Sinon, s’il faut aller dans un endroit spécial, mettre le casque devant un énorme ordinateur, ce n’est pas très attrayant, mais tout se passe  si rapidement maintenant.

DC Je vois ce que vous voulez dire…

DB Si vous pouviez souhaiter quelque chose — qu’est-ce que ce serait ?

DC Ok, une sorte de retour dans les années 60, avec un : « Wow ! On a la technologie ! On a des artistes. Pourquoi n’en font-ils pas de l’art ? ». Avec certain optimisme à ce sujet, comme la conquête d’un nouveau continent, alors que, maintenant, tout le monde regarde ces machines avec un : « Comment puis-je faire de l’argent avec ça ? », ou « Comment ça va me rapporter ? ». Il ne semble pas y avoir la même volonté d’en faire de l’art, en tout cas pas encore, mais c’est peut-être juste parce que l’interface est si imposante. C’est évident que ça va arriver.

DB La tendance dominante dans le monde de l’art n’a-t-elle pas été d’être sceptique à l’égard de la technologie, de la considérer comme quelque chose qui fait peur ? Mais il y a des moments où ce n’est pas le cas. Je me souviens que nous étions tous les deux à une conférence sur « Les Immatériaux », l’exposition organisée par Jean-François Lyotard, qui avait des tendances utopiques et techno-optimistes. Ils avait les deux, et il y a des mouvements comme E.A.T. et le groupe en Allemagne, Zero, et, au début du XXe siècle, nous avions le Futurisme qui était, peut-être, naïvement optimiste au sujet des machines de guerre et de la technologie militaire.

DC Il y a Kraftwerk.

DB Ouais.Dans le monde de l’art au moins, et vous êtes en partie dans le monde de l’art —vous êtes dans bien des mondes. Mais les gens ont été un peu, vous savez, traumatisés par la technologie. Il y a l’idée que c’est plus un problème et une chose dangereuse qu’une potentialité.

DC Eh bien, vers 2029, l’équivalent en VR de la roue de vélo sur une chaise sera produit. C’est ça la partie excitante, se demander ce que ça va être. Nous allons le découvrir. Je ne sais pas ce que ce sera !

1 www.verbierartsummit.org

Traduit de l’anglais par Aude Launay

  • Publié dans le numéro : 91
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