Entretien avec Judicaël Lavrador

par Patrice Joly

Entretien avec Judicaël Lavrador, curateur du Prix de la Fondation d’entreprise Ricard 2009

Chaque année au mois d’octobre, la Fondation d’entreprise Ricard invite un nouveau curateur chargé de réunir une dizaine d’artistes de moins de 40 ans pour composer la sélection du très attendu Prix Ricard. Après Nicolas Bourriaud pour les 10 ans et une floppée de curateurs de renom, c’est Judicaël Lavrador qui s’y colle. Entretien très en amont sur les spécificités et les enjeux du prix, les attentes et les positionnements du commissaire de la 11e édition.

Patrice Joly. Comment se déroule la sélection d’un Prix Ricard ?

Judicaël Lavrador. La mise au point de la liste exige de prendre en compte beaucoup (trop) de critères : il faut être stratégique, en laissant place à l’affectif. Il y a avant tout un cahier des charges : les artistes doivent avoir moins de 40 ans et être français de près ou de loin. J’ai essayé de prendre acte de la mobilité des jeunes artistes contemporains, français qui émigrent et étrangers qui immigrent, même passagèrement. Cela s’est décidé en commun accord

Ida Tursic et Wilfried Mille. Numéro P.185, 2008. Jet d'encre sur toile, 250 x 200 cm

 

 

 

Ida Tursic et Wilfried Mille. Numéro P.185, 2008. Jet d’encre sur toile, 250 x 200 cm

 

avec Colette Barbier (la directrice de la Fondation Ricard). Toujours en terme de stratégie, il y a la volonté d’être en phase avec les artistes en vue ces derniers mois. Et puis, bien sûr, impossible (tant mieux) de rester entre hommes… Le prix se veut représentatif, il faut donc penser à équilibrer le nombre d’hommes et de femmes, sans parler de quotas. Il faut aussi surprendre. Et surtout, ne pas être obsédé par la liste. Penser à l’expo.

As-tu noté que la scène française avait évolué ces derniers temps, qu’il y avait un glissement vers un «moins d’objet, plus de concept» ?

Oui et non. Parce qu’à mon sens il existe non pas une mais des scènes françaises. On ne peut la réduire à ces «nouveaux conceptuels» qui supplanteraient un pop français nourri d’artisanat, d’images médiatiques détournées, ou prenant forme dans des architectures bricolées. Les Benoît Maire, Isabelle Cornaro, Etienne Chambaud, pour ne parler que des plus reconnus, ont leur boîte à outils : les idées, la philosophie, l’art conceptuel. Ils réinscrivent la mythologie antique dans l’art, usent d’un vocabulaire formel très différent, un peu plus austère, mais pas moins libre. Dire qu’il y a chez eux moins d’objets n’est pas vrai mais la finition compte peut-être moins à leurs yeux. Du coup, ils n’hésitent pas à tout faire eux-mêmes, sans déléguer la production. D’où la prégnance de la thématique du geste. Un mot pour reconnaître à Yoann Gourmel et Élodie Royer leur très bon travail curatorial avec ces artistes. Même si Pierre Joseph avait aussi eu le nez très fin à la dernière Biennale de Lyon. Ce n’est donc pas l’unique «scène française». De l’autre coté, des Vincent Mauger, Stéphane Thidet, Dominique Blais, Emmanuelle Lainé, Giraud et Sibony vont vers une sculpture plus exubérante, plus explosive, plus abstraite, presque surréalisante, souvent chaotique. Eux, comme d’autres restent bien en vue et existent déjà à l’étranger. Il y a aussi des artistes qui continuent à œuvrer dans le champ de l’abstraction minimale : Hugo Pernet, Ivan Fayard, Nicolas Chardon, Karina Bisch. Disons que leur travail s’ancre ostensiblement dans l’histoire de l’art. Bref, la scène s’est repeuplée et il y a du beau monde.

As-tu opté pour un axe délibéré, avais-tu une idée préconçue que tu as développé par la suite ou bien as-tu réagi en fonction de ce que tu avais en face de toi ?

Je ne veux pas que le prix soit une succession de pièces (une par artiste) où chacun aurait son stand. Je veux tracer un cheminement pour multiplier les configurations dans l’exposition. Il y aura donc trois salles, trois titres, et finalement trois Prix Ricard ou presque. Trois chances de se faire une idée du travail… et autant de ne pas reconnaître celui qu’on croyait préférer. Ce tempo de l’expo correspond d’ailleurs à celui des artistes choisis, dont un des principes est de remettre en piste leur propre œuvre, de la tourner et de la retourner dans tous les sens, recto/verso, extérieur/intérieur, pile et face.

Cette manière de faire et de penser, je l’ai constatée d’après les recherches que j’ai menées sur la peinture contemporaine. Et mon premier axe était justement la peinture, celle qui intègre la circulation des images, qui se déplace de l’atelier à l’espace d’expo, du storage au salon du collectionneur, de la surface au châssis, de sa création à sa reproduction, de Wade Guyton à Michael Krebber, en passant par William Daniels. Mais s’il va y avoir de la peinture (ce qui n’est pas si fréquent au Prix Ricard), il n’y aura pas de ghetto pictural. La manière de travailler du duo Tursic & Mille a beaucoup à voir avec celle d’un Clément Rodzielski, d’un

Miroirs Noirs (Deborah Kara Hunger), 2008 Photocopie n&b unique 85 x 120 cm Courtesy Cardenas Bellanger, Paris

Clément Rodzielski Miroirs Noirs (Deborah Kara Hunger), 2008 Photocopie n&b unique Courtesy Cardenas Bellanger, Paris

Mark Geffriaud. Chez tous ces artistes, le contenu ou la forme des œuvres met en évidence le processus y menant, pas seulement ce qui vient avant (les sources, les brouillons) mais aussi ce qui vient après (la destination des œuvres, leur circulation, leur reproduction, leur diffusion). Par exemple, Ida Tursic & Wilfried Mille scannent des pages test de couleurs qui leur ont servi de brouillons pour des tableaux. Ces petits brouillons finissent imprimés sur toile, en très grand. Ils venaient en amont de l’œuvre, ils finissent en aval par faire œuvre à leur tour. C’était de la peinture : c’est devenu une impression jet d’encre aux traits expressionnistes.

Ensuite, tous ces artistes n’envisagent pas le monde comme étant plat : il est recto-verso, en relief, tout gondolé. Ils travaillent les images non pas seulement en surface mais en tenant compte de leur support. Par exemple Mark Geffriaud montre simultanément le recto et le verso d’une page de livre. Longtemps, le paradigme pop, ça a été le détournement. Désormais, ces artistes procèdent plus du contournement ou du retournement, en envisageant les images et leur support simultanément. On plie et on déplie, on occulte (l’image) et on révèle (le support) en même temps. Au double sens, matériel et stratégique, les artistes reprennent la main sur les images impalpables qu’affichent tous les types d’écrans.

Il y a un troisième aiguillon dans l’expo. Tous ces artistes, dans leurs méthodes et dans ce paradigme de la transparence et l’obstacle, se frottent à l’idée d’être en vue tout en échappant à la vue des autres. Par exemple, Rodzielski photocopie des images de top models après les avoir couvertes de papier miroir : faux miroir (faux modèle, faux reflet…) puisque tout ce qui est reflété, c’est le noir de la machine. Dans le cadre d’un prix, cette manière de traiter de l’image « de soi », du narcissisme, du paraître, de l’exposition, de l’identification (à une star) est encore plus pertinente.

Peut-on encore faire de réelle découverte au Prix Ricard ?

Cette dimension prospective caractérisait le Prix à ses débuts. Et il était un peu le seul événement à l’époque à porter médiatiquement ce flambeau de la jeune création. Mais depuis dix ans, le travail prospectif est beaucoup mieux réparti. Le Palais de Tokyo notamment a joué et continue de jouer un rôle décisif en la matière. Les galeristes sont plus nombreux et tentent plus vite le coup avec les jeunes artistes. Des collections privées suivent la même pente. Donc, je ne pense pas que le Prix puisse révéler de purs inconnus (aux yeux des spécialistes) qui n’auraient presque jamais exposés.

Que penses-tu de ces rendez-vous réguliers, La Force De l’Art, les Prix Duchamp, Ricard ? Penses-tu qu’ils ont une réelle influence à l’étranger, que les étrangers observent ces événements comme nous observons par exemple le Turner Prize ou la Whitney Biennial ?

Il y a beaucoup plus de prix qu’avant. Cela prouve que l’art contemporain attire enfin les mécènes. Mais force est de constater que les expos sont souvent nulles. Au Prix Marcel Duchamp, l’espace alloué aux candidats est ridicule. Ailleurs, les expos ne sont pas curatées, comme si l’œuvre pouvait se passer d’un certain contexte, d’une mise en scène, d’un compagnonnage serré. À trop gonfler un prix en événement marketing, ça finit en concours de culturisme. Puis on accorde trop d’importance au lauréat : le lauréat du Turner Prize n’a pas d’expo, c’est une exposition collective. Les artistes devraient peut-être parfois refuser et ne pas céder à la carotte. Il faut trouver un juste milieu : faire exposition et faire événement. Il me semble que Ricard tient depuis dix ans une ligne assez digne. Quant à la réception à l’étranger, je pense que d’autres actions ou d’autres tuyaux de moindre envergure que ceux de La Force De l’Art sont plus efficaces (les revues, les résidences de commissaires étrangers en France, le net…).

Comment définis-tu le rôle d’un curateur ?

On peut faire un peu de profiling : c’est quelqu’un de très bien informé et qui a un œil sur tout. C’est quelqu’un qui sait négocier avec le producteur ou avec le pouvoir politique. Souple et ferme, diplomate et incorruptible. C’est un scénographe. C’est un coach, quelqu’un qui sait tirer les artistes vers leur meilleur potentiel. Et puis, comme disait Flaubert à propos de l’auteur dans un roman : «présent partout et visible nulle part» dans l’expo.


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