Entretien avec Andrea Zittel

par Nicolas Garait

« Ce qui structure la Californie du Sud, c’est l’espace »

À Los Angeles, des lieux tels que le Center for Land Use Interpretation et le Museum of Jurassic Technology ont créé fin 80 – début 90 un modèle artistique que d’autres artistes ont su ensuite utiliser – parmi eux Fritz Haeg, The Journal of Aesthetics and Protest, Machine Project ou la nouvelle génération emmenée par Piero Golia et la Mountain School of Arts -, donnant lieu aujourd’hui à une communauté artistique florissante et de nombreux lieux gérés par les artistes eux-mêmes. Figure respectée de l’art à L.A., Andrea Zittel se voit comme quelqu’un qui « sait faciliter les choses entre les gens » et fait partie de ceux qui ont ouvert la voie à de nouvelles pratiques artistiques. Ces dernières années, l’artiste a eu l’opportunité de se pencher sur l’ensemble de son travail, d’abord avec la rétrospective nord-américaine Critical Space puis avec son exposition monographique au Schaulager de Bâle. Grâce au recul offert par cette possibilité d’installer ensemble dix-huit ans d’œuvres à grande échelle, Andrea Zittel s’est récemment offert la liberté de travailler sur une nouvelle série d’œuvres intimes et nuancées, récemment montrées à New York et à Londres. Andrea Zittel est également cofondatrice de « High Desert Test Sites », une série d’ateliers et de lieux d’art expérimental situés le long d’un tronçon du désert de Joshua Tree, en Californie, où elle vit depuis dix ans. C’est là, dans sa maison-atelier-bureau baptisée A-Z West, qu’Andrea Zittel a gentiment répondu à nos questions sur le désert, la liberté, la Californie et l’art du crochet.

Andrea Zittel, clasp, 2010, vue de l'exposition chez Sadie Coles

La Californie – Je pense que la Californie est le modèle de l’avenir. Les gens détestent Los Angeles, son immensité et l’homogénéité façon parc d’attractions de ses communautés fermées – mais je suis persuadée que c’est ainsi que la société sera un jour partout structurée. La Californie est lentement passée du statut d’État radical-libéral à celui d’État hyper-capitaliste – un changement induit en partie par Hollywood et l’industrie du divertissement et des médias. A priori, la chose la plus sensée à faire, c’est de fuir cet état de fait – sauf qu’en tant qu’artiste et produit de cette culture, je vois un vrai défi dans le fait de l’intégrer dans mon travail et de l’embrasser. Je ne l’entends d’ailleurs pas dans le sens positif du terme mais dans celui d’« embrasser les circonstances de la vie », en travaillant directement au sein de cette culture et en traitant avec elle.

L’idée de communauté – Mes grands-parents étaient éleveurs dans la vallée agricole qui se trouve juste au sud de Joshua Tree National Park. J’ai passé une grande partie de mon enfance avec eux dans leur ranch, et j’ai toujours su que je reviendrais dans le désert. Étant donnée la nature de ma pratique artistique, j’avais des difficultés à vivre et travailler à New York. Le monde y semblait totalement insulaire – les artistes n’y fréquentent que d’autres artistes et le monde de l’art est votre seule audience. Bien que ma carrière ait démarré à New York, j’ai toujours su qu’un jour je partirais vers un endroit où je pourrais réaliser des projets qui feraient partie du quotidien de cette communauté – je n’avais pas envie de travailler pour la bulle de l’art toute ma vie.

Le désert – J’ai toujours pensé que vivre à Joshua Tree m’était adapté – même si le fait de vivre dans le désert a sans doute un côté très romantique et presque exotique pour les Européens et les gens de la Côte Est. Je vois presque Joshua Tree comme une coupe transversale de l’Amérique toute entière. La majeure partie de la population est conservatrice – et pauvre : les gens achètent des maisons ici car elles ne coûtent rien. Si leur voiture tombe en panne, ils ne peuvent pas se permettre de la faire réparer ; ils sont donc coincés à huit kilomètres de la première ville, sans compter que la température peut monter à 40° ou plus en été et qu’il fait un froid glacial en hiver. Tout cela fait qu’ils sont vraiment pris au piège une fois sur place. Or, le moyen le plus facile de faire de l’argent, c’est la drogue – il y a beaucoup de méthamphétamine par ici (N.D.T. : le fameux « crystal meth », facile à faire, bon marché, très addictif et hyper-destructeur). Un vrai cercle infernal : d’un côté, on a ce paysage incroyablement beau qui attire les artistes, les adeptes du new age et les écotouristes – de l’autre on a une économie déprimée et la mentalité qui va avec. Et c’est plutôt intéressant à mettre en perspective.

La liberté – S’il y a un fil rouge dans mon travail, c’est dans la séparation ténue qui existe entre la liberté et l’oppression – entre la libération et la limitation. En particulier aux États-Unis : il y a une telle rhétorique autour du mot « liberté » qu’on s’imagine savoir ce que cela signifie. Mais quand vous regardez bien, ce mot devient flou et nébuleux ; les choses dont vous pensez qu’elles vous libèrent peuvent devenir oppressives. Et vice versa. Tous les gens que je connais dans le désert sont là pour trouver un certain degré de liberté personnelle dont la définition varie selon les personnes. C’est un endroit qui attire les gens qui, comme moi, cherchent à se libérer des contraintes et des restrictions extérieures.

La vie quotidienne et l’Histoire – J’ai réalisé une série d’entretiens il y a plusieurs années avec Allan McCollum, dans lesquels il me poussait à référencer mon travail d’un point de vue historique alors que je répétais que je n’étais pas intéressée par l’histoire de l’art. C’est « la vie » qui m’intéressait à l’époque – ce qui a quelque peu changé quand j’ai vieilli et commencé à enseigner. Ces cinq dernières années, je suis également retournée à certains artistes qui avaient inspiré mon travail à ses débuts, tels Frank Stella, Sol LeWitt ou Carl Andre. Les références historiques et la vie quotidienne ne sont pas mutuellement exclusives – les deux se rejoignent, dans une compréhension plus largement philosophique de la façon dont le monde fonctionne.

Les systèmes – Je suis convaincue que certaines « règles », plutôt que d’être les racines de l’oppression, peuvent devenir des gestes créatifs très construits. Je crois que la créativité progresse si vous vous établissez un ensemble de règles au lieu de vous contenter d’un objectif totalement flou sans rien qui n’aille à son encontre. J’ai eu conscience de me fixer des ensembles de règles de vie lorsque j’ai déménagé à New York après avoir fini les Beaux-arts. Je ne pouvais rien me payer ; je n’avais pas les moyens de vivre comme les gens normaux alors j’ai commencé à inventer d’autres manières de vivre qui seraient tout aussi intéressantes mais nécessiteraient moins de ressources – ou des ressources différentes. D’où l’intérêt de regarder autour de soi pour pouvoir réfléchir aux différents aspects de notre vie : ceux qui sont réellement indispensables et ceux qui nous sont imposés par la société.

L’expérience – Je cherche toujours à éprouver une véritable expérience dans mon travail – une expérience immédiate, extrême, et que je puisse retracer. Pour moi, le critère d’une ?uvre réussie, c’est que je ressente une expérience réelle dans le cadre de cette ?uvre, même si je me rends compte que cette expérience est presque impossible à traduire ou à recréer pour un public plus large. Je déteste l’expression « système social », mais j’aime créer des systèmes pour des groupes de gens qui leur permettent de s’immerger dans leur propre expérience.

La beauté de la logique – Je m’intéresse depuis toujours à la manière dont les structures mentales se manifestent physiquement. Je crois que s’il y a une logique mentale à quelque chose, celle-ci doit pouvoir se manifester dans un système visuel identifiable : l’?il et l’esprit peuvent traiter ce système en boucle. J’ai beaucoup réfléchi aux moyens de construire des choses par incrémentation. Ici dans le désert, presque toutes les maisons ont commencé par être des cabines de 37 m2. Les pièces supplémentaires ont été ajoutées les unes après les autres et les habitations qui en résultent sont des structures très belles et très complexes car elles ont été construites sur le long terme. Certaines de ces maisons sont totalement folles et énormes, sans aucun sens apparent – mais quand on assemble quelque chose progressivement, lentement et logiquement, avec une conscience attentive et déterminée, on peut obtenir une construction infiniment plus complexe et organique que si elle avait été réalisée en une seule fois.

Le crochet – Ce n’est pas parce que c’est de l’ordre du travail manuel que je fais du crochet. Je cherchais une technique qui me permette de traiter à la fois une certaine longueur et des unités ajoutées au fil du temps. C’est avec le crochet que j’ai finalement réussi à concilier les deux : l’addition d’unités par incrémentation pour obtenir une certaine distance dans un temps donné – un peu comme un exercice conceptuel. Je crée des règles à l’avance et je les exécute en temps réel. Je ne sais pas à l’avance quel sera le résultat final mais je sais quelle sera son esthétique globale – parce que je maîtrise son système. J’ai vraiment du mal avec les implications de l’artisanat – je préfère d’ailleurs parler de « technologie de pointe » pour des ?uvres qui sont « faites main » dans la mesure où j’estime que l’artisanat, s’il est appréhendé correctement, avec intelligence et ambition, peut devenir une véritable technologie.

Andrea Zittel: Clasp
Sadie Coles HQ, Londres, du 10 juin au 14 août 2010
Sadie Coles HQ, London, June 10 – August 14, 2010
100 Acres, installation permanente, Indianapolis Museum of Art
Permanent installation, Indianapolis Museum of Art
État d’urgence
Center for Land Use Interpretation
La Salle de Bains, Lyon, du 13 septembre au 6 novembre 2010
September 13 – November 6, 2010

« Everything you do in California is structured in space »

In Los Angeles, venues such as the Center for Land Use Interpretation and the Museum of Jurassic Technology created an artistic model in the late 80s/early 90s that other artists took advantage of, among them Fritz Haeg, The Journal of Aesthetics and Protest, Machine Project, and the new generation led by Piero Golia’s Mountain School of Arts-bringing together a thriving art community and numerous artist-run spaces. Seeing herself as someone who is « good at facilitating things with people », Andrea Zittel is one of these highly respected figures of the L.A. art world who are leading
the way. Over the last few years, the artist has had the opportunity to reflect on her entire past practice, first through her survey show Critical Space, and then with her retrospective at the Schaulager in Basel. With the insight of her entire oeuvre and the chance to install and see together large scale works from the past 18 years, Andrea Zittel got the freedom to work on a new series of intimate and nuanced works which were recently shown in New York and London. Andrea Zittel is also co-organizer of « High Desert Test Sites », a series of workshops and experimental art sites located along a stretch of desert in Joshua Tree, CA, where she has been living for the past ten years. It’s there, in A-Z West headquarters, that Andrea Zittel kindly answered some of our questions about art, freedom, California and crochet.

On California

I like to think of California as a model of the future. People hate the sprawl and the theme-park-like homogeneity of gated communities and strip mall complexes in the greater Los Angeles area-but I believe this is how society everywhere will one day be structured. California has gone from being the most radical-liberal state to being the most capitalist-a slow change, in part induced by Hollywood and the entertainment/media/fantasy industry. It seems that the sanest thing to do would be to flee from all of this; however, as an artist and a product of this culture, I feel that it is more challenging to try to embrace that culture and try to incorporate it in my work. I don’t necessarily mean « embrace » as a positive way, but as the circumstances of living: to work directly in the culture and deal with it.

On communities

My grandparents were ranchers, in a large agricultural valley just south of Joshua Tree National Park.
I grew up spending a lot of time with them on their ranch, and always knew I would come back to the desert. Given the nature of my practice, it was often difficult for me to make my work in New York. The world felt so insular there-it seems like artists only hang out with other artists-and the larger art world is your only audience. Even though I started my career in New York, I always knew that eventually I would one day move to a place where I could make art that directly engaged the surrounding community. I didn’t want to just make my work in the art bubble forever.

On the desert

Even though the Joshua Tree desert comes across as a very romantic or exotic landscape to people from the east coast or Europe, I’ve always thought that being out here in Joshua Tree made a lot of sense on practical terms. I feel this is in some ways a cross-section of larger America. Much of the local population is very conservative-and there is a lot of poverty. Homes are incredibly cheap, so people move here from the city, but something happens to their car, they can’t afford to fix it, they’re stuck five miles from town, in a climate that can easily top 100 degrees in summer-and that is freezing cold in the winter. Which means they’re really trapped once they get here. And the most accessible economy is based on drugs-there is a lot of crystal meth. And it can become a downward spiral. So on the one hand, you have this incredibly beautiful landscape that draws artists, spiritual new age followers and eco tourism-and on the other hand you have a really depressed economy and the mentality that it creates. It has an interesting way of putting things into perspective.

On freedom

If there is an underlying theme in my work, it’s generally the very fine line between freedom and oppression-or between liberation and limitation. In the US there is so much rhetoric about the word « freedom » which is something that we think we know what that means. But when you really look at the definition of freedom, it becomes fuzzy; things you think are liberating can also become oppressive. And vice versa. Each person I know is in the desert in search of some variation of personal freedom. It is a place that draws people like me who want to be free of external constraints and restrictions-however the interesting thing is that this definition of freedom completely
differs from one person to the next.

On every day life and history

I did a series of interviews with Allan McCollum several years ago. He kept pushing me to frame my work historically while I kept saying I wasn’t interested in art history. I was only interested in « life ». Which is something that changed as I got older and then started teaching. In the last five years I’ve begun to focus on certain artists who inspired my work in the very beginning, such as Frank Stella, Sol LeWitt or Carl Andre. Historical references and every day life are not mutually exclusive-the two do come together, in a larger philosophical way of understanding the mechanics of how the world functions.

On systems

It is my belief that rather than being the root of oppression, some « rules » can become highly articulated gestures of creativity. If you establish a set of rules, I think it actually enhances creativity-as opposed to have a totally open plan with nothing to work against. I first started consciously making sets of rules for myself when I moved to New York after finishing art school. I couldn’t afford anything, I didn’t have the resources to live like other people did, so I started inventing new ways to live that would be equally interesting but require fewer or different sets of resources. I always think it is an important activity to look around and think about what aspects of our lives are real necessities, and which parts are simply being superimposed upon us by society.

On experience

A real experience is something I’m always looking for-a traceable, immediate and extreme experience. For me, the criteria for a good work is that I actually have a real experience in connection with it, although I realize that it’s almost impossible to translate that experience or recreate it for a larger audience. I hate the words « social systems » but I like creating structures for groups of people that allow them to have their own immersive experiences.

On the beauty of logics

I’m always interested in the way that mental structures are manifested physically. In general I think that mental logics manifest themselves in visually identifiable systems. Your eyes and mind can process this thing in a loop. I’ve also been very interested in incremental ways of building things. Out here in the desert, almost every house started as a 400 sq. ft. cabin; then one room is added on at a time, and some of the resulting houses are these beautiful structures that are very complex because they were built over long periods of time. Some of them are just totally insane and huge, and make no sense at all. But when you build something incrementally, and slowly, with an attentive and fixed awareness, it can create a much more complex organic structure than if it were all built at one time.

On crochet

The reason why I crochet is not because it’s handwork. I’ve been looking for a technology that allows me to process distance and incremental units over time. Crochet is the only technology I’ve been able to find where I can add these incremental units, where I am processing a certain amount of distance through time-as a kind of conceptual exercise. So I create these rules ahead of time and I execute them in real time. I don’t know what the final piece will be but I know the overall esthetics -because I know the system. I do struggle with the implications of craft-and often like to use the word « technology » instead because I think that craft really is a technology when it is undertaken with a kind of intelligence and ambition. I’ve been using the term « advanced technologies » for a body of work that is very hand made.

Andrea Zittel: Clasp
Sadie Coles HQ, Londres, du 10 juin au 14 août 2010
Sadie Coles HQ, London, June 10 – August 14, 2010
100 Acres, installation permanente, Indianapolis Museum of Art
Permanent installation, Indianapolis Museum of Art
État d’urgence
Center for Land Use Interpretation
La Salle de Bains, Lyon, du 13 septembre au 6 novembre 2010
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