Guillaume Désanges
Invité par le musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis au sein du programme Chapelle Vidéo, Guillaume Désanges a produit une exposition en deux volets intitulée « Ma’aminim » dont le second, « Or il fut un temps passé où le futur était présent », vient de s’achever. Plutôt que de s’en tenir à une mise en valeur des riches collections du fonds départemental, le commissaire a préféré piocher dans le vaste réservoir de productions en tous genres que recèle le territoire ô combien « rouge » de la petite couronne, fortement marqué par les mouvements sociaux qui ont rythmé son histoire. Il en résulte une proposition qui fait la part belle aux documents et aux œuvres filmiques tout en ménageant une large place aux nouvelles formes d’engagement et à leurs pendants artistiques. Le parti pris déambulatoire de l’exposition qui offre aux visiteurs le loisir de se promener à l’intérieur d’une diversité de formes et de formats ne laisse pas d’interroger la persistance et l’évolution des esthétiques de la lutte, leur relatif déclin ou leur capacité à se réinventer. Entretien avec un curateur qui se garde de toute propension à la nostalgie et qui, au contraire, préfère appréhender le devenir de ces formes sous un angle résolument critique et prospectif.
Pouvez-nous nous dire comment est né ce projet autour de l’histoire des luttes politiques et de leur archivage filmique, amateur et / ou autre ? Le contexte pour le moins marqué socialement de la Seine Saint-Denis en est-il à l’origine ?
Ce projet est né d’une commande de la Seine-Saint-Denis de réaliser une exposition avec leur collection d’art vidéo. En réponse, je leur ai fait une contre-proposition plus intuitive, qui était de travailler des formes militantes, liées aux luttes politiques et sociales du vingtième siècle, en cherchant, localement et ailleurs, pas seulement des films, mais aussi des œuvres et des documents. Bien entendu le contexte spécifique du 93 était inspirant : je connaissais déjà la Seine-Saint-Denis pour y avoir travaillé plusieurs années et l’existence d’œuvres du réalisme socialiste français, plutôt rares, qui m’avaient intéressé. À partir de là, j’ai démarré « à l’aveugle », sans idées précises de ce que j’allais trouver, ni même chercher, à partir de fonds institutionnels (Parti Communiste Français, CGT, Musée d’Art et d’Histoire, musée de l’Histoire vivante, Archives départementales du 93, Institut CGT d’Histoire Sociale) mais aussi privés (le fonds SLON/ISKRA créé par Chris Marker et Inger Servolin) et beaucoup d’autres sources qui m’ont permis de composer librement ces deux expositions. Le propos était de figurer des interactions multiples entre industrie, immigration, luttes sociales, urbanisme et situation postcoloniale dans une sorte de rythme cyclique passant d’élans idéalistes à des humeurs crépusculaires.
Le caractère cyclique des luttes auquel vous faites référence dans le texte de présentation fait état d’une récurrence des mouvements sociaux. Cette temporalité n’est-elle pas en train de disparaître suite à l’essor récent du néolibéralisme, à la perte d’influence des syndicats, au déclin de la culture ouvrière et au désintéressement de la population pour les conflits sociaux, voire à leur rejet intégral ?
Je pense que les énergies de la lutte sociale, peut-être parfois un peu assoupies, restent prêtes à se réactiver et à se réincarner dans des formes nouvelles à chaque génération. Je ne crois pas que ces forces-là s’arrêtent, même s’il y a eu dans l’histoire des moments d’action collective particulièrement actifs et visibles. Il ne faut pas être nostalgique mais plutôt les observer pour en désigner les possibilités de renaissance. Par ailleurs, les syndicats et les forces politiques n’ont pas l’apanage de la lutte. C’est pourquoi, dans l’exposition, il y a beaucoup d’objets issus de mouvements autonomes, et même parfois non directement politiques, de Kiki Picasso aux altermondialistes en passant par les Bérurier Noir. Ce faisant, c’est une résistance avec un grand R, pas une « résistance à » mais une résistance tout court, intransitive, globale, qui domine ces expositions. Une élection prioritaire de la lutte plus qu’une sélection de luttes prioritaires.
Il y a cependant un fort sentiment de nostalgie qui se dégage de l’exposition « Or il fut un temps passé où le futur était présent », comme si la grande époque de la lutte (ou de la Résistance) — avec tout le lyrisme et l’expressionnisme qui l’accompagnent — était un peu derrière nous, mais peut-être que la présence de nombreuses archives filmiques (noir et blanc oblige) accentue cette impression. Quelle place avez-vous donnée aux mouvements plus proches et aux médiums qui leur correspondent (les films réalisés avec des smartphones, la présence des réseaux sociaux, etc.) ?
Il y a une période, relativement limitée entre la fin des années 1960 et le début des années 1980, où le cinéma militant a traversé une phase collective qui a donné des formes particulièrement fortes, à la fois poétiques et politiques, et où, comme l’a dit si justement Patrick Leboutte, « les formes de luttes » sont inséparables de « luttes de formes »[1]. Il est vrai que cette période fascinante constitue le cœur des deux expositions, dû au contenu des archives que j’avais à disposition et à la difficulté de trouver aujourd’hui un tel souffle brûlant à la croisée des terrains politiques et esthétiques. Maintenant, j’espère que l’on peut regarder ces formes sans nostalgie (c’est précisément ce que j’ai voulu éviter), mais plutôt de manière critique et spéculative. À savoir, tenter de voir ce que sont devenus ces questionnements et s’il y a un moyen de les réactiver pour les sens et l’intelligence d’aujourd’hui. La présence de Jean-Gabriel Périot, un cinéaste contemporain qui invoque la forme des « cinétracts » en les actualisant, un peu à la manière dont le penseur libanais Jalal Toufic dit qu’il faut ressusciter le document même s’il est encore présent, ou du collectif Getaway qui va explorer certains angles morts de l’histoire en statuant que « d’autres passés sont possibles », vont, il me semble dans ce sens. Plutôt que la nostalgie, je ne cacherai pas que c’est un certain sentiment d’amertume, de fièvre « noire » et de mauvais présage que j’ai tenté de figurer dans la seconde exposition de manière métaphorique, avec la présence de Soleil Noir de Jean-Luc Moulène, les nuées formidables d’oiseau migrateurs extraites du Bruit du canon de Marie Voignier ou les peintures inquiétantes de Toyen et Jean Amblard.
Dans le texte de présentation de « Ma’aminim », vous dites que les mouvements sociaux doivent s’incarner dans une esthétique, faute de quoi ils se retrouvent orphelins et risquent de manquer leur objectif, de se déliter. Dans « Or il fut un temps où le futur était présent », l’exposition se pratique plus comme une déambulation libre à travers un choix de documents à activer soi-même que comme une exposition classique avec un itinéraire balisé. Cet aspect « à la carte » renvoie à l’atomisation des mouvements de « résistance », à leur extrême diversité. Cela dit, cette approche pointe également le problème d’une unité esthétique : il est difficile de percevoir dans le présent de la lutte cette unité que vous estimez nécessaire à son identification et, par-delà, à sa reconnaissance. La comparaison avec les archives cinématographiques qui abondent dans l’exposition met en lumière cet état de fait. Peut-on parler de crise de la représentation ?
Les mouvements politiques s’incarnent dans des esthétiques qui sont diverses, même s’il y a eu en effet des moments de grâce où l’action et la réflexion, parce qu’elles étaient collectives, ont produit des formes reconnaissables. C’est par exemple le cas des films distribués par SLON/ISKRA, dont certains, bien que réalisés par des auteurs différents, usent d’une grammaire filmique commune, dans une esthétique de l’urgence et de l’efficacité proche des magnifiques « cinétracts ». C’est aussi le cas d’un certain type de montages à la fois pop et violents qu’on trouve en Amérique latine, chez Fernando Solanas, mais aussi dans ce film rare de João Trevisan montré dans l’exposition, et retrouvé grâce à Catherine Roudé. Alors oui, il semble que ces principes collectifs qui envisageaient une remise en cause à la fois des esthétiques, des moyens de production et des modes de distribution du cinéma ont disparu à cette échelle. Crise de la représentation je ne sais pas, mais atomisation certainement. J’aime penser l’histoire de la représentation des luttes politiques après les années 1960 sous la forme de l’« anabase », une sorte de retour parfois erratique d’un front de guerre perdu où différents groupes prennent des chemins divergents après le grand rassemblement. C’est d’ailleurs un peu la thèse du livre de Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche2, qui m’a beaucoup intéressé. Curatorialement, j’ai parié sur une continuité organique de ces manifestations hétérogènes sous le règne de la croyance. Ce qui est montré est une famille « recomposée » qui expose des tensions et dessine une nébuleuse cognitive et affective plus qu’une grille analytique ou esthétique. Comme dans toute exposition collective, il y a pour moi un ordre poétique et narratif plus que discursif à l’œuvre, d’où cette idée de déambulation libre, de liens invisibles et de ruptures formelles.
N’avez vous pas tenté avec ces deux expositions de réactiver la dimension politique au sein de l’art (contemporain)? Se réclamer de ce passé n’est-il pas la meilleure manière de tenter de réinjecter de la politique sur une scène d’où elle s’est largement absentée, du moins dans ses formes les plus frontales?
Oui, c’est une motivation subliminale de ce programme : tenter, en convoquant ces formes militantes, de réactiver des désirs et des passions pour ces questions au sein de l’art. Car si la plupart des films et objets montrés dans l’exposition ne sont pas redevables de l’art contemporain, c’est dans un régime de l’art que je les ai replacés, et c’est de cet endroit que je les observe et les remontre. Ceci afin de toucher tous les publics, y compris celui de l’art. Je pense que c’est mon objectif en tant que commissaire de faire remonter à la surface ces formes du passé, non pas dans une logique archéologique morbide mais pour voir comment elles peuvent de nouveau agir et créer des relations, éveiller des consciences et des désirs. C’est en tout cas ainsi qu’elles agissent sur moi. On se méfie beaucoup aujourd’hui de l’art « militant », car on sait les contradictions, les impasses et les insuffisances qu’il a suscité au sein des générations passées. Entre esthétique et politique, il y a une longue histoire d’espoirs déçus et de trahisons réciproques, qui a laissé parfois un goût amer. Pourtant, il y a eu des moments où la radicalité politique était associée à une radicalité formelle, dans une intensité commune qui renforçait l’une et l’autre. Par ailleurs, il faut admettre que certaines contradictions sont belles, dignes et fécondes, que ce soient celles des artistes ou celles des militants. Jean-Luc Godard exprime très frontalement ces impasses et ces apories, entre sublime et ridicule, dès la fin des années 1960, avant même la création du groupe Dziga Vertov.
Est-ce le même type de contradictions qui anime la carrière d’un curateur quand il passe de la défense d’une scène militante, underground, populaire, à la programmation d’un espace très représentatif de l’emprise actuelle des grandes marques sur la scène de l’art contemporain, en l’occurrence celui de la Verrière Hermès à Bruxelles dont vous assurez le commissariat ?
C’est différent, d’abord, car je ne considère pas ces expositions comme relevant d’un acte militant, mais d’un horizon curatorial. Par ailleurs, je vois mes différentes activités comme des compléments d’engagement au sein de l’art contemporain qui, s’ils sont bien négociés, peuvent se nourrir l’un l’autre. Des contextes de monstration certes éloignés ne sont pas étanches. Par exemple, Nil Yalter, artiste féministe engagée dans des questions politiques et sociales aussi bien que formelles et qui était présente dans les expositions de Seine-Saint-Denis est invitée pour un solo à la Verrière à la rentrée 2015. Ce lieu me permet d’offrir aux artistes des moyens de production et des temporalités de travail plus longues pour des expériences, parfois risquées, qui pourront par la suite exister dans d’autres contextes. Pouvoir s’engager à différentes échelles, différentes temporalités, différents formats, dans divers contextes économiques tout en tâchant de garder une intensité critique, une exigence et une liberté curatoriale, est une chance que l’on m’a donnée. Je crois même que ces enjeux ont intéressé la Fondation Hermès lorsqu’elle m’a contacté. Elle implique une certaine responsabilité et une vigilance pour assurer l’intégrité de son projet curatorial, mais cette exigence existe toujours, pour chaque projet, aussi bien dans l’institution publique que privée.
1 « Formes de lutte et lutte de formes – Pièges du formatage ou promesses de la forme? » / Coordinateurs : Jean-Louis Comolli, Patrick Leboutte, Marie-José Mondzain. http://www.vacarme.org/IMG/doc/Formes_de_lutte_et_lutte_de_formes.doc
2 Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, La Découverte, coll. Zones, 2010.
Chapelle vidéo 7 : « MA’AMINIM (les croyants) », Musée d’Art et d’Histoire, Saint-Denis, du 5 décembre 2014 au 9 février 2015. Avec les œuvres de : Djouhra Abouda, Karel Appel, Werner Bischoff, Alain Bonnamy, Atelier Fabrizi, Neil Beloufa, Bérurier Noir, Claude Blanchet, Gérald Bloncourt, Canan Çoker, Michèle Collery, F. Coudert, C. Filion, Michel Fleurmont, Jean-Pierre Gallèpe, Gasquet, Kiki Picasso, Ladislas Kijno, Jean Kiras, Georges Lavroff, Jean-Partick Lebel, Yves Lorant, Chris Marker, Mohamed Mazouni, Sergueï Merkuroff, Anaïs Prosaic, Salah Sadaoui, Jean-Claude Sée, Orhan Taylan, Yusuf Taktak, João Silverio Trevisàn, Philippe Truchet, Jean-Gabriel Périot, Nil Yalter.
Chapelle Vidéo 8 : « Or il fut un temps passé où le futur était présent », Musée d’Art et d’Histoire, Saint-Denis, du 27 mars au 4 mai 2015. Avec les œuvres de : Archives Getaway, Jean Amblard, Philippe Artières, Yto Barrada, Bernard Bazile, Michel Carrier & Jean-Louis Lorenzi, François Chardeaux, Collectif Cinélutte, Henri Fabiani, Harun Farocki, Valentine Hugo, Jean-Patrick Lebel, Jean Lefaux, Jean-Luc Moulène, Bruno Muel, Alain Nahum, F.W. Murnau, Matthieu Saladin, Paul Seban, Miroslav Sebestik, Jean-Pierre Thorn, Toyen, René Vautier, Marie Voignier.
- Publié dans le numéro : 74
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- Du même auteur : Interview de Gregory Lang pour Territoires Hétérotopiques, Capucine Vever, Chris Sharp, Paris Gallery Weekend 2021, Claire Le Restif,
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