Entretien avec Julie Pellegrin

par Patrice Joly

L’écologie n’est plus un sujet nouveau : depuis quelques années, chaque saison apporte son lot d’expositions dédiées à cette thématique un peu envahissante. De « Greenwashing » à la fondation Sandretta re Rebaudengo en 2005 à « Acclimatation » à la Villa Arson en 2008, ses innombrables variations – de la décroissance au recyclage du déchet – font désormais florès. Cette constatation ne fait que confirmer par ailleurs une tendance de l’art contemporain à fonctionner par thèmes sociétaux – manière de participer au débat ambiant diront ses défenseurs ou d’illustrer de grandes questions via des listings de pièces, diront ses détracteurs – et à tomber dans le commentaire journalistique. Toujours est-il que pour les plus intéressantes d’entre elles, le résultat final n’est pas toujours celui auquel on pourrait s’attendre : une espèce de leçon de bien-pensance par laquelle les accusés – les industriels dans le cas de « Greenwashing », l’activité humaine dans son ensemble pour « Acclimatation » – sont cloués au pilori d’une morale préétablie. Dans le cas de cette dernière par exemple, le témoignage était loin d’être à sens unique, qui mettait en scène une véritable esthétique de la décharge ou du gravat associée à un constat plus attendu du désastre écologique ambiant. Avec « Plus de croissance », où l’on retrouve une veine un peu similaire qui semble vouloir échapper aux préceptes d’un moralisme à courte vue, ce sont les ressorts mêmes de la croissance qui sont explorés. Placée sous un angle résolument bataillien, l’exposition de la Ferme du buisson surprend. Entretien avec Julie Pellegrin, directrice du centre d’art et curatrice de l’exposition.

 

Patrice Joly : Comme vous le notez dans votre communiqué de presse, le néolibéralisme n’accorde pas de considération particulière à l’entropie cette dernière n’étant pas productrice de biens de consommation contrairement aux artistes qui, eux, se sont depuis longtemps approprié ces zones inintéressantes de la production industrielle. Du point de vue purement esthétique d’un artiste du xxie siècle, ce que produit l’entropie est largement aussi intéressant que les flots de marchandises issus du façonnage industriel : déchets et produits « finis » se retrouvant au même niveau d’intérêt artistique. Diriez-vous que les artistes qui vous attirent le plus sont ceux qui ne raisonnent pas en termes de morale, que l’art est indifférent à l’origine des formes, pourvu qu’elle soient intéressantes?

 

Julie Pellegrin : « Plus de croissance : un capitalisme idéal » – au titre délibérément ambigu qui peut être entendu de diverses manières : injonction ironique à une surproductivité qui conduirait à des formes d’excès et de débordement, constat d’une panne liée à la crise actuelle ou encore manifeste en faveur de la décroissance – réunit un certain nombre d’artistes dont le travail pointe à la fois l’ambivalence de la notion de croissance et sa complexité. Selon que celle-ci est abordée sous l’angle économique, social, écologique, botanique ou physique, il me semble que les œuvres soulignent la nécessité d’une approche « bioéconomique », selon les termes de Nicholas Georgescu-Roegen, de la production économique mais aussi artistique reposant sur le principe d’entropie. Même si cette lecture est riche de conséquences sur le plan esthétique, la dimension critique est loin d’être absente de l’exposition. La figure tutélaire en est Gustav Metzger, extraordinaire artiste et activiste qui a toujours étroitement lié ces deux dimensions. Dès 1959, lorsqu’il rédige son premier manifeste pour un « art auto-descructif », il évoque d’emblée la possibilité d’un art comme arme politique subversive émergeant d’un « présent obscène et chaotique ». Cet art dont la durée de vie varie de quelques instants à une vingtaine d’années maximum se fait déjà l’écho de préoccupations écologiques très précoces chez Metzger. L’exposition s’ouvre ainsi sur l’une de ses œuvres emblématiques, Mirror Trees, mettant en scène trois arbres renversés, plantés dans des blocs de béton, qui se vident de leur sève et meurent peu à peu au fil de l’exposition. Toutes les œuvres qui suivent ne comportent pas nécessairement cette dimension d’exhortation prophétique mais développent divers registres d’une approche critique des modes de production et de productivité tant formelle que conceptuelle.

Charlie Jeffery The Office of Imaginary Landscape, 2012. Plus de croissance, Ferme du Buisson. Photo : Aurélien Mole.

Si l’on s’intéresse de près à l’œuvre de Metzger, l’on observe chez lui une attirance pour des formes extrêmes desquelles on a parfois du mal à extraire une dimension critique qui semble quelque peu occultée par la puissance des dispositifs et la séduction des machines infernales où la « dépense » est poussée à son maximum, (je pense à une pièce comme Project Stockolm, June (Phase 1) où une centaine de voitures déversent leur gaz d’échappement en gonflant une monstrueuse structure en toile). Est-ce une des dimensions que vous avez voulu mettre en avant, cette beauté diabolique d’un monde se consumant que les artistes ressentent tout particulièrement ? Pour être un bon militant-artiste de la cause verte, faut-il d’abord pouvoir ressentir de l’empathie pour la destruction ?

Cette œuvre, conçue en 1972 pour le premier sommet de l’environnement des Nations Unies dans le but manifeste de dénoncer la pollution, n’a pu se réaliser qu’en 2007 à Sharjah, l’un des principaux exportateurs de pétrole des Émirats Arabes Unis. Le bruit, la chaleur et la fumée dégagés sous un soleil de plomb étaient, c’est vrai, proprement infernaux et très spectaculaires… Pourtant, ces effets ne sont, pour Metzger, que secondaires. Il ne s’intéresse pas tellement à une poésie de la ruine, plutôt à la désintégration comme processus, comme principe actif. L’art autodestructif et l’art autocréatif sont, selon lui, définis comme les deux faces d’une même activité : un art du changement, de la croissance et du mouvement, susceptible de s’« autoréguler ». Ce lien structurel entre destruction et production traverse l’ensemble de l’exposition car il renvoie à des mécanismes de croissance biologiques, physiques et sociaux aussi bien qu’économiques (Joseph Schumpeter désignait dès les années trente la « destruction créatrice » comme donnée fondamentale du capitalisme).

Avec une approche différente, un artiste comme Dan Peterman établit une équivalence entre valeur artistique et valeur écologique. Or, le processus de recyclage qui régit la plupart de ses pièces, induit nécessairement une perte – de la forme, de la fonction ou des matériaux initiaux. Il montre dans l’exposition une œuvre dont j’aime beaucoup le titre, Things that were are things again : il enfonce divers objets usagés dans le sol puis il coule les parties métalliques de ces mêmes objets dans les empreintes qu’ils ont laissées. De ce procédé chaotique naissent des artefacts non identifiables, fantômes d’outils existants aux formes incertaines et à la matière impure… Ce qui m’intéressait chez Peterman, ce n’est pas tant son engagement revendiqué en faveur de l’écologie – ce qui n’est d’ailleurs pas forcément le cas des artistes de cette exposition – que la manière dont il déclasse les catégories pour les mettre en tension : déchets et production, 2D et 3D, solide et liquide, organique et mécanique…

On rejoint là un autre concept bataillien : l’informe, entendu non pas comme une abolition mais comme une transgression de la forme. Celle-ci est moins déterminée par une matière ou une substance que par une énergie, un processus d’altération (ici, la fonte et le moulage, ailleurs, le débordement ou la décomposition) qui mine le sujet ou l’objet. L’informe a une fonction d’hétérogénéisation qui s’inscrit contre l’unité de la forme parfaite et maîtrisée. L’œuvre se définit par sa propre dynamique, parfois anarchique, comme dans l’installation de Charlie Jeffery (Office of Imaginary Landscape) qui se développe sur le mode d’une triple reproduction : organique (la croissance incontrôlée des plantes), générique (la répétition d’un même motif, peint ou moulé) et génétique (la division cellulaire comme principe d’organisation de l’espace et des sculptures). L’œuvre n’a ni début ni fin, elle s’autoalimente dans une pure dépense improductive, à l’image de la barque de Simon Starling qui n’avance qu’à condition de brûler ou du dessin de Thorsten Streichardt qui se compose en s’effaçant…

Simon Starling, Autoxylopyrocycloboros, 2006. Diaporama, courtesy de l’artiste et neugerriemschneider, © Ruth Clark / Simon Starling.

 

Il y a cependant une œuvre qui est beaucoup plus directement politique et à charge, celle de Mark Boulos, qui met directement en relation le pillage des ressources – facteur de dévastation – et la frénésie de profit des compagnies occidentales. Cette pièce est extrêmement efficace grâce à la symétrie qu’elle instaure entre la naïveté des Africains d’un côté, leur foi dérisoire en une protection divine et le cynisme des Occidentaux de l’autre : le dispositif scénique amplifie cette sauvagerie partagée, celle des Blancs qui s’agitent comme des fauves à la Bourse contre celle des Noirs, plus proche d’une sauvagerie « forestière ». On peut également y voir une métaphore du vampirisme des « civilisations évoluées » du Nord, mais ce siphonnage peut être inversé et la logique économique, détournée de son but premier, peut aussi servir à monnayer la reconstruction de maisons détruites par les ouragans. C’est ce que montre la pièce de Superflex. Au final, dans l’exposition, il y aussi une vraie dénonciation de l’exploitation de l’homme par l’homme – cause première des ravages d’une croissance chaotique, erratique, irrationnelle –, il n’y a pas que fascination pour les processus entropiques mais peut-être aussi un brin de morale ?

Bien entendu ce n’était pas innocent de ma part d’organiser ce projet dans le contexte actuel. De la même manière que l’exposition précédente de Mathieu Abonnenc traitait de questions postcoloniales, je pense que l’espace artistique peut contribuer à recentrer (ou à décentrer) certains débats, à « changer le paysage du donné », en faisant voir ce qui n’est pas vu, entendre ce qui n’est pas entendu. Je ne parlerai pas de morale – comme d’autres parlent de « moraliser le capitalisme » – mais plutôt de politique, autrement dit de la capacité de tout un chacun à se mêler du bien commun. Mark Boulos renvoie face à face les pêcheurs en lutte contre les compagnies pétrolières dans le delta du Niger et les traders qui spéculent sur les cours de l’or noir à Chicago. Son titre, All that is solid melts into air, évoque la transformation des matières premières en valeurs boursières mais c’est avant tout une citation du Manifeste du Parti Communiste. En mettant deux mondes en relation, son dispositif matérialise la prophétie de Marx : tout ce qui paraissait solide et fixe s’évapore et « les hommes sont enfin forcés d’envisager leurs diverses positions dans la vie et leurs rapports réciproques ». Les spectateurs aussi, qui se trouvent pris entre deux feux. L’œuvre de Superflex renvoie aussi à la dématérialisation financière en reliant des sphères séparées : elle montre comment une catastrophe naturelle (Katrina), par son impact sur les marchés et les taux d’intérêt, permet à une famille de s’offrir une maison au Danemark. Les artistes prolongent cette logique de dominos et la retournent sur elle-même : ils réalisent une photographie de la maison, dont la vente servira à acheter des matériaux de construction pour un quartier sinistré de la Nouvelle-Orléans. La ville a été le théâtre d’une spéculation immobilière qui a largement freiné la reconstruction. En générant « un produit dérivé » issu d’un autre marché, celui de l’art, Superflex joue des mécanismes financiers pour intervenir concrètement dans une économie réelle. Les maisons détruites servent à acheter les maisons neuves qui servent à reconstruire les maisons détruites…

On peut y lire aussi un clin d’œil à la destination première de la Ferme du buisson, ancienne chocolaterie et usine-modèle construite sur les principes d’un capitalisme éclairé dont la configuration actuelle de centre d’art permet de remettre en lumière ces fondements via le « travail de l’art », histoire de boucler une autre boucle ?

J’aime l’idée que la Ferme, lieu de production, d’innovation technique et de progrès social, soit devenu un lieu de production et d’expérimentation artistique mais il y a là plus qu’un clin d’œil car le patrimoine nous permet d’interroger le présent. Ce « capitalisme idéal » qu’évoque l’historien Bernard Marey au sujet de l’empire industriel des Menier peut-il aujourd’hui constituer un horizon ou n’est-il plus qu’un souvenir idéalisé du siècle dernier ?