Céline Poulin

par Clémence Agnez

L’exposition « Berserk et Pyrrhia, art contemporain et art médiéval » s’est ouverte le 21 mars sur plusieurs sites : les deux volets principaux se partagent les sites du Frac Île-de-France, le Plateau à Paris et les Réserves à Romainville, ils sont augmentés d’une proposition qui s’insère au sein des collections permanentes du musée de Cluny – musée national du Moyen Âge. L’ensemble est le fruit d’un travail au long cours de sa commissaire Céline Poulin, directrice du Frac Île-de-France, en collaboration avec les multiples interlocuteur·ices Camille Minh-Lan Gouin, commissaire associée, Michel Huynh, conseiller scientifique et conservateur général du musée de Cluny – musée national du Moyen Âge, et Agathe Labaye & Florian Sumi, scénographes. 

L’exposition, visible jusqu’au 20 juillet, présente les œuvres de Nils Alix-Tabeling, Carlotta Bailly-Borg, Jacopo Belloni, Bernard Berthois-Rigal, Camille Bernard, Peter Briggs, Aëla Maï Cabel, Rose-Mahé Cabel, L. Camus-Govoroff, Pascal Convert, Mélanie Courtinat, Parvine Curie, Neïla Czermak Ichti, Corentin Darré, Caroline Delieutraz, Mimosa Echard, Frederik Exner, Héloïse Farago, Teresa Fernandez-Pello, Alison Flora, Lucia Hadjam, Laurent Jardin-Dragovan, Nicolas Kennett, Agathe Labaye & Florian Sumi, Lou Le Forban, Liz Magor, Pauline Marx, Ibrahim Meïté Sikely, Philippe Mohlitz, Raphaël Moreira Gonçalves, Léo Penven, Théophile Peris, Jérémy Piningre, Agnes Scherer, Cecil Serres, François Stahly, Wolfgang Tillmans, Gérard Trignac, Clémence van Lunen, Xolo Cuintle et Radouan Zeghidour.

Vue de l’exposition / Exhibition view « Berserk & Pyrrhia, art contemporain et art médiéval » au Frac Île-de-France. Photos : © Martin Argyroglo.

Clémence Agnez : Depuis quelques années, on constate en école d’art un goût prononcé pour différentes formes culturelles populaires qui investissent l’horizon fantasmé de l’époque médiévale. Qu’il s’agisse de séries, mangas, jeux vidéo ou culture Internet, les tonalités médiévalisantes se sont massifiées depuis les années 1990 et ont fortement imprégné les générations d’artistes qui sortent d’études ou sont aux prémices de leur carrière. L’exposition fait écho à cette tendance, en la plaçant d’emblée dans une référence singulière : celle de Berserk, manga des années 1990 qui suit les aventures d’un guerrier d’inspiration médiévale européenne dans un monde de Dark Fantasy. Ce choix, s’il peut surprendre, a le mérite de souligner avant toute chose la dimension hétéroclite des productions culturelles médiévalisantes. Ici, le point d’entrée pour les visiteur·euses décentre la localité associée à la période, puisqu’il s’agit de regarder le médiéval européen à travers le Japan gaze de Kentarō Miura, le créateur de Berserk qui donne son titre à l’exposition. Ces déplacements entre époques et localités variées me rappellent la notion de « transfert culturel » forgée par Michel Espagne, dont il nous dit que « tout passage d’un objet culturel d’un contexte dans un autre a pour conséquence une transformation de son sens, une dynamique de resémantisation. […] Transférer, ce n’est pas transporter, mais plutôt métamorphoser, et le terme ne se réduit en aucun cas à la question mal circonscrite et très banale des échanges culturels. […] L’étude des transferts culturels conduit à relativiser […], par-dessus tout, la notion de centre1 ». Pouvez-vous revenir sur ce choix liminaire, contre-intuitif pour beaucoup, mais de fait très marquant, d’aborder l’esthétique néo-médiévale par le prisme de cette relecture japonaise très spécifique où s’entrechoquent les codes du manga, du jeu de rôle, du médiéval fantastique ?    

Céline Poulin : Ah, je n’aurais pas imaginé que ce soit contre-intuitif, car c’était pour moi évident. J’ai commencé à fantasmer cette exposition en 2020, grâce à la rencontre avec plusieurs artistes, Lucia Hadjam, Corentin Darré, Ibrahim Meïté Sikely, Neïla Czermak Ichti… Leur travail n’était pas forcément inspiré directement de l’histoire médiévale, mais il est médiatisé par une connaissance approfondie de la pop culture, elle-même innervée d’imagerie médiévale. Berserk est une référence partagée par beaucoup, l’œuvre est directement présente chez Lucia Hadjam et Neïla Czermak Ichti par exemple, et c’est également une référence pour moi qui lis beaucoup de mangas. J’ai aussi été une rôliste2, donc c’est vraiment mon univers culturel. Kentaro Miura s’est directement inspiré de Jérôme Bosch, Gustave Moreau et Gustave Doré. Certaines cases semblent être des copies, des versions ou des interprétations de leurs œuvres. On retrouve le même processus d’inspiration de l’Apocalypse de saint Jean. Cette circulation entre la pop culture et les beaux-arts m’intéresse beaucoup. Je ne pense pas que l’art contemporain soit compréhensible ex nihilo, il est relié à la fois à l’histoire de l’art, à la pop culture, aux visual studies, etc. Rendre ces filiations visibles permet de créer des chemins entre les cultures de chacun·e et les œuvres, des portes d’accès. J’ai souvent en tête les mots de Patrice Loraux, mon professeur de philosophie platonicienne à Paris 1 : « Imaginons qu’une personne est en A et qu’une autre est en B. Si la première veut faire venir la seconde en A, alors elle doit mettre du B dans son A. »  Cela est un processus de décentrement de la pensée autant que d’attention et d’ouverture. Quand je pense une exposition, je mets en relation plusieurs pôles de désirs, ceux des usager·ères : les personnes pratiquant l’exposition, qui sont autant les artistes que les visiteur·euses ou l’équipe. De la même manière, l’exposition « Berserk & Pyrrhia » se construit dans un partage de subjectivités et suivant un principe de déhiérarchisation des lieux et des pratiques. Le projet dans son ensemble est construit avec Camille Min-Lahn Gouin, Michel Huynh et Séverine Lepape du musée de Cluny, Rémi Enguehard, Marie Baloup, Peggy Vovos, Héloïse Joannis, Laure Delcaux, et l’ensemble de l’équipe de médiation, les partenaires du volet hors les murs et des amateur·ices impliqué·es, etc. Il y a un parallèle conceptuel pour moi entre la polyphonie à l’œuvre dans la production des expositions – qui investit des subjectivités de différentes natures, cultures, savoirs – et l’intégration de références a priori moins légitimes dans le champ des beaux-arts que sont le manga ou le jeu vidéo. Il ne s’agit pas d’effacer l’histoire et l’importance du savoir véhiculé par les médiévistes. Au contraire, l’exposition donne une grande place à l’héritage médiéval en présentant des objets historiques, en exposant dans des lieux médiévaux, et en laissant une large place au discours scientifique. L’apport du Moyen Âge n’est pas minimisé ou déformé, il est mis en perspective. Effectivement, le sens n’est pas exactement le même, mais des éléments perdurent néanmoins. 

Mélanie Courtinat, Ten Lands, 2020. Jeu vidéo / Video game.

C.A. : Ce projet vous tenait particulièrement à cœur, puisqu’il était le cas concret sur lequel vous aviez construit votre projet pour la direction du FRAC Île-de-France. Au-delà même de l’exposition telle qu’elle existe, avec ses deux volets au Plateau et aux Réserves, et ses résonances hors les murs, en infiltrant discrètement les collections du musée de Cluny, il semblait urgent pour vous de vous emparer de la question du Moyen Âge, afin de préciser le sens, ou plutôt la pluralité de sens attachée au terme. Dans cette perspective, vous avez associé vos propres inclinations et connaissances à celles de l’historien Michel Huynh, conservateur à Cluny, afin de penser une exposition qui met en tension la notion de médiévisme et celle de médiévalisme. La première désigne l’étude de sources provenant de l’époque concernée (mille ans s’étendant du ve au xve siècle), la seconde fait référence aux diverses représentations à tonalité médiévale construites a posteriori et renvoyant à la réception contemporaine d’un Moyen Âge fantasmé. J’ai le sentiment que cette dernière catégorie porte en elle une foule d’autres plans que le strict terrain historique : s’y jouent des désirs d’ailleurs ou plus radicalement d’un espace-temps qui serait le grand Autre de notre quotidien, mais aussi la question de l’usage et de la dissémination populaire des représentations médiévales, tout autant que l’idée associée au gothique (notion, elle aussi, caractérisée par une émergence à contretemps de ce qu’elle désigne) et à la persistance d’un motif du passé, qui est ici investi précisément, car il est toujours-déjà-passé et qu’il va à l’encontre de la culture légitime. Là où le Moyen Âge a été abondamment décrit comme une période d’obscurantisme entre deux temps forts de la civilisation occidentale – l’Antiquité gréco-romaine et la Renaissance en Europe –, le terme « gothique » a été forgé par Vasari au xve siècle, en vue d’instituer les œuvres de la Renaissance précisément contre ce qui les précède et qu’il nomme « gothique », en référence aux« barbares »qui ont mis Rome à sac. Ces derniers aspects m’intriguent particulièrement parce qu’ils ouvrent la voie à un possible empouvoirement : en s’affirmant comme contre-canon, le plan esthétique s’augmente d’une dimension politique qui, d’ailleurs, se retrouve largement investie par différents groupes minoritaires, allant de l’ultradroite aux communautés anticapitalistes de la gauche radicale. Pouvez-vous revenir sur cette dialectique médiévisme/médiévalisme, ainsi que sur les usages des formes et des images associées au Moyen Âge ?

C.P. : Le mieux est de lire le texte de Michel Huynh sur le sujet : « Le Moyen Âge est une période qui s’étend de la fin de l’Antiquité au début de la Renaissance, couvre un millénaire d’histoire, mais elle s’est majoritairement ancrée dans l’imaginaire collectif par des représentations et des faits issus de son dernier tiers. Pour les historiens, le Moyen Âge est un cadre déterminé, mais dont certaines composantes, par exemple politiques, sont considérées comme ayant duré jusqu’à l’ère de l’industrialisation. Le médiévalisme enfin est la discipline scientifique qui prend comme champ d’étude la réception du Moyen Âge et la permanence de ses usages dans les périodes ultérieures. Au-delà d’un certain effet de mode dans son cadre d’étude universitaire, la permanence du Moyen Âge dans la culture matérielle et artistique est un phénomène d’une extraordinaire profondeur et d’une diversité insoupçonnée. […] Le médiévalisme n’est finalement que l’expression de la fascination pour une époque révolue, imparfaitement connue mais profondément ancrée dans l’imaginaire collectif, au point que les certitudes historiques se fondent avec les éléments forgés par la déformation du temps, le passage des récits dans le monde des idées et l’invention des artistes. Quel que soit l’aspect considéré des sociétés actuelles, il se trouvera ainsi presque toujours une lecture de ses origines médiévales. » Les logos des entreprises ou emblèmes des voitures comme les impôts locaux sont des survivances médiévales des armoiries ou de la dîme, nous dit Michel. 
S’il y a une « ambigüité politique » du Moyen Âge, comme le note Clovis Maillet3 – car on peut craindre un effet de traditionalisme et de tentative d’essentialisation d’un territoire national –, les artistes de « B & P » ne s’inscrivent bien sûr pas dans cette mouvance. Nous allons trouver des reprises de légendes rurales chez Corentin Darré, qui lui permettent de mettre en scène une peur de la différence et la création de la figure du monstre. De la même manière, en reprenant une architecture romane et religieuse, L. Camus-Govoroff rend hommage à la botanique et à la science des plantes permettant une libération du corps des femmes. Ibrahim Meïté Sikely inscrit l’héritage médiéval dans une culture plus vaste qui mêle aux représentations religieuses des éléments de son quotidien et de son histoire personnelle, ou encore des formes issues de mangas. Radouan Zeghidour utilise le vocabulaire liturgique et architectural médiéval pour conter les résistances des habitant·es des montagnes, dans lesquelles il vit, à l’industrialisation. 

Radouan Zeghidour, Occupation du glacier de la Girose, 2024.
Laine feutrée et broderies / Felted wool and embroidery.

C.A. : Vous avez choisi de structurer l’exposition en deux volets, « Berserk », le plus sombre, au Plateau, et « Pyrrhia », davantage lié à l’enchantement, aux Réserves à Romainville. Pyrrhia, c’est le nom d’un papillon mangeur de bois, connu sous l’appellation « chrysographe », dont on affuble également les moines enlumineurs. C’est aussi le nom d’une île imaginaire dans le cycle fantastique Les Royaumes de feu de Tui T. Sutherland, à l’intérieur duquel la focale est mise sur les aventures des dragons qui peuplent l’île plutôt que sur les humains, pourtant présents sur le site, mais relégués au rang de personnages secondaires, voire d’éléments de décor. On retrouve ici le décentrement que l’on évoquait précédemment, mais dans une version enchantée, où le merveilleux l’emporte largement sur les dimensions inquiétantes ou sombres qui, elles, prédominent côté « Berserk ». Ce partage a produit sur moi l’impression d’un antagonisme nécessaire : non pas deux modalités distinctes, mais plutôt un premier moment sombre en résonance avec les angoisses contemporaines, et un second moment, corrélat du premier, que l’on invente comme un antidote à celui-ci, un sauve-conduit ou un espace utopique de résistance, qui s’espère performatif. L’imaginaire de l’apocalypse, si prégnant aujourd’hui, n’est soutenable que par le truchement de fictions enchantées – fictions qui appellent leur actualisation dans le monde. Dès lors, on a le sentiment qu’eschatologie et fantaisie forment un couple polaire, caractéristique de notre époque. La fantaisie, le merveilleux pourraient-ils être envisagés comme le remède esthétique et politique à l’horizon glaçant des crises écologiques et militaires ? Par ailleurs, Les Royaumes de feu sont avant tout une œuvre destinée à la jeunesse, quelle place occupe l’enfance, et sa puissance enchanteresse, dans ce second épisode de l’exposition ? 

C.P. : Cette binarité des deux espaces est illusoire. Si « Berserk » au Plateau incarne l’expression d’une violence contemporaine par le truchement du médiévalisme, et « Pyrrhia » aux Réserves l’espoir d’un ailleurs rêvé, plusieurs artistes sont en réalité dans les deux espaces d’exposition. La binarité n’existe pas vraiment au Moyen Âge : la licorne a autant de réalité que le crapaud ou le griffon, imaginaire et réalité s’interpénètrent. Beaucoup d’êtres hybrides existent ainsi dans les esprits, les livres et les histoires, rendant effective une rencontre entre l’humain, l’animal et le végétal, qui aujourd’hui est appelée de nos vœux. Le spirituel n’est pas détaché de la terre ni le bon du mauvais. La catégorisation sémantique est liée à une recherche d’efficacité, et de fait à l’industrialisation. Ainsi, plusieurs artistes exposés, notamment aux Réserves, ont fait le choix de se retirer des villes et d’utiliser des techniques préindustrielles, mais aussi de rechercher d’autres formes de socialisation prémodernes, donc basées sur le collectif et non sur l’individu. Mais une œuvre comme celle Teresa Fernandez-Pello au Plateau montre la possibilité d’une approche spirituelle ou mystique du numérique, et les œuvres de Mélanie Courtinat montrent un usage poétique du jeu vidéo, sortant de la quête héroïque. « Berserk » et « Pyrrhia » sont deux facettes du monstrueux et de l’hybride qui ne fonctionnent pas l’un sans l’autre ; chacune est une manifestation du merveilleux. Je les vois également comme deux prénoms, deux figures amoureuses, à l’image de Tristan & Iseult, couple légendaire du Moyen Âge. Cette binarité factice est un outil pour emmener l’auditoire dans une histoire à parcourir. 
Pour revenir à l’enfance, cette dynamique narrative parle aux enfants et à celui qui est en nous. Je suis une grande lectrice de young adult literature et amatrice de teenage movies, mais aussi de livres et BD pour enfants (incluant les mangas). Les expositions ont différents niveaux de lecture les rendant accessibles et intéressantes pour un grand nombre de personnes aux attentes différentes. Les expositions créent davantage un univers, une image globale, qu’un discours sûr et sur à première vue : ainsi chacun·e peut y plonger à loisir. Le discours est présent, mais d’une part il est pluriel, et d’autre part il ne s’impose pas. Je ne souhaite pas dire à qui que ce soit ce qu’il doit penser ou ressentir. 

  1. Michel Espagne, Michel Espagne, « La notion de transfert culturel », Revue Sciences/Lettres [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 1er mai 2012, consulté le 22 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/rsl/219 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rsl.219
  2. Rôliste : pratiquant·e de jeu de rôle, sur plateau ou grandeur nature. 
  3. Clovis Maillet, historien médiéviste et artiste, a notamment publié Les genres fluides et, avec Thomas Golsenne, Un Moyen Âge émancipateur, deux essais dans lesquels il examine la versatilité de catégories symboliques et politiques qui se durcissent ultérieurement. 
Vue de l’exposition / Exhibition view « Berserk & Pyrrhia, art contemporain et art médiéval » au Frac Île-de-France. Photos : © Martin Argyroglo.

Head image : Vue de l’exposition / Exhibition view « Berserk & Pyrrhia, art contemporain et art médiéval » au Frac Île-de-France. Photo : © Martin Argyroglo.


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