Armen Avanessian

par Ingrid Luquet-Gad

« les philosophes devraient travailler avec les artistes, et non écrire sur eux »

C’est le premier mouvement d’envergure en philosophie depuis le postmodernisme. Le réalisme spéculatif a un acte de naissance : la conférence organisée en 2007 au Goldsmiths College, qui a pris valeur de manifeste, et rassembla les figures clés du mouvement : Ray Brassier, Ian Hamilton Grant, Graham Harman et Quentin Meillassoux. Relayée par des blogs et des publications non universitaires comme Collapse, cette pensée se propose de rompre avec le modèle kantien de la corrélation indépassable entre le monde et la pensée, entre les choses en soi et la manière dont nous les appréhendons au travers des catégories du temps et de l’espace. Contrairement à la ligne directrice du post-structuralisme, il n’est plus uniquement question du langage, du social et du psychique : la philosophie amorce un retour aux choses.

Cette année, la fameuse Power List du magazine ArtReview, qui recense chaque année les cent personnalités les plus influentes du monde de l’art, réservait la 68e place au réalisme spéculatif. Et traduisait par là un engouement exponentiel et loin d’être cantonné aux tops de fin d’année. La diffusion en art du label « réalisme spéculatif » a de quoi faire penser à la réception en art du postmodernisme en général, et de la French Theory en particulier. Comme le rappelle François Cusset dans l’ouvrage qu’il consacre à la question1, celle-ci est tombée sous la coupe d’une lecture fragmentée, où les concepts sont devenus des signes isolables, manipulables et utilisables à loisir.

Comment, alors, envisager une relation entre art et théorie qui ne soit pas celle d’une utilisation réciproque mais qui donne lieu à un échange véritable ? Comment éviter que le réalisme spéculatif ne devienne un label vide ? Éléments de réponse avec Armen Avanessian, figure majeure de la philosophie spéculative contemporaine, dont l’œuvre prolifique s’attache précisément à penser de nouvelles relations entre théorie et pratique.

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Parler des liens entre réalisme spéculatif et art contemporain, c’est souvent parler de spéculation tout court. Une spéculation qui serait aussi financière : un moyen de donner une assise théorique à des pratiques artistiques comme le post-Internet en vue de faciliter leur entrée sur le marché. C’était du moins l’angle choisi par la revue Texte Zur Kunst, qui consacrait il y a peu un numéro entier au sujet1.

Le monde universitaire n’a pas joué un rôle suffisamment actif dans l’élaboration des nouvelles théories. C’est la raison pour laquelle nombre des philosophes qui défendent des idées nouvelles, ceux qui sont associés au réalisme spéculatif par exemple, se tournent vers l’art. Le réalisme spéculatif est un cas intéressant : c’est le premier vrai mouvement à émerger en philosophie au XXIe siècle. Et on le doit à des individus relativement jeunes, contrairement à toute la génération précédente de philosophes français de quatre-vingts ans. Que leur pensée trouve un tel retentissement dans le monde de l’art est dû à deux facteurs : d’une part, il est devenu manifeste que les problèmes planétaires auxquels nous sommes confrontés ne peuvent plus s’expliquer par les schémas qui avaient cours jusqu’alors et, d’autre part, ces jeunes philosophes diffusent leur pensée par des moyens de communication modernes, les mêmes qu’utilisent les artistes [le réalisme spéculatif s’est beaucoup diffusé via des blogs et des maisons d’édition en open source].

Bien que ce soit en train de changer, les penseurs majeurs du réalisme ou du matérialisme spéculatif n’œuvrent pas depuis les universités que l’on considère habituellement comme centrales. Certes, il y a Quentin Meillassoux à l’École Normale Supérieure à Paris, mais personne à New York, ni à Londres ou à Berlin. Ray Brassier est à Beyrouth, Graham Harman au Caire, Ian Hamilton Grant à Bristol. D’ailleurs, la conférence que l’on consifère comme l’acte de naissance du réalisme spéculatif a eu lieu au Goldsmiths College en 2007. Or, dans cette université, il n’y a même pas de département de philosophie.

Alors que le Goldsmiths College est en revanche très réputé pour son diplôme de commissariat d’exposition, le MFA de curating. Le réalisme spéculatif aurait donc dès le départ partie liée avec l’art…

L’émergence du réalisme spéculatif a aussi coïncidé avec l’intensification de l’intérêt pour les curatorial studies. J’aimerais cependant souligner que nous avons toujours été conscients qu’il nous fallait éviter de reproduire l’erreur du postmodernisme qui a produit des théories délibérément conçues pour être appropriables par l’art et traductibles en termes plastiques. Nous avons voulu faire de la philosophie pour philosophes. C’est une ironie du sort que le réalisme spéculatif ait justement eu tant de succès en dehors du champ de la philosophie.

L’appellation « réalisme spéculatif » est controversée chez les penseurs que l’on y associe. Beaucoup de ceux présents à la conférence au Goldsmiths la rejettent aujourd’hui. Son usage semble surtout avoir cours dans le champ de l’art. De votre côté, vous définissez-vous comme y appartenant ?

Le réalisme spéculatif, c’est un nouveau départ dans l’histoire de la pensée. Qu’est-ce que le réalisme spéculatif peut apporter à une nouvelle génération d’artistes qui ne veulent plus faire de l’art qui soit critique ou politique au sens où on l’a entendu jusqu’ici ? L’étiquette de réalisme spéculatif a son importance en cela, pour souligner cette rupture. Pour ma part, j’adopte un point de vue un peu décentré, puisque j’ai d’abord travaillé du point de vue de la littérature avec mon projet d’une poétique spéculative. Je suis aussi linguiste. J’essaye faire miennes ces idées, notamment à travers des collaborations. La désignation est un problème uniquement si elle devient un slogan. Ou une manière de rendre sexy un communiqué de presse.

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Déjà, le travail de certains artistes commence à être lu à la lumière du réalisme spéculatif. Pensez-vous que le réalisme spéculatif ait une influence réelle sur le travail des artistes auxquels on l’applique ? Ou est-ce là une application rétrospective et abusive ?

Le réalisme spéculatif n’a que sept ans. Quand il est devenu à la mode au Goldsmith, on a vu beaucoup de jeunes étudiants en art se mettre à faire des sculptures object-oriented [du nom d’une branche du réalisme spéculatif, l’ontologie orientée objet ou object-oriented ontology] ou des archifossiles [un concept clé de la pensée de Quentin Meillassoux]. Une telle approche ne peut pas fonctionner. Je pense que la question est plutôt de se demander comment l’art pense, ou comment la littérature pense. C’est un niveau très différent que celui de la simple description. Il faudrait se demander ce que serait un art anti-corrélationniste. Cette question, nous ne pouvons y répondre, car la compréhension que nous avons actuellement de l’art est déterminée par l’esthétique au sens classique et tombe sous la coupe d’une relation entre l’objet et le sujet qui le contemple qui est soit psychologique, soit perceptuelle. Cela dit, il me semble que beaucoup de jeunes artistes cherchent justement à s’éloigner du modèle de l’objet et du produit fini.

Dans votre contribution au numéro que consacrait Texte Zur Kunst au réalisme spéculatif, vous évoquiez le travail de Walid Raad. Quels sont les autres artistes dont vous vous sentez proches ? Collaborez-vous avec des artistes ?

Jusqu’ici, c’est principalement avec des écrivains et des illustrateurs que j’ai collaboré 2 mais je travaille actuellement à une exposition. Ce qui m’intéresse, ce sont des collaborations qui débouchent sur des projets où le texte ne domine pas l’image. Penser est une pratique. Je m’intéresse à des galeries comme Kraupa-Tuskany Zeidler à Berlin, ou à des collectifs comme DIS magazine ou K-HOLE, à certains artistes post-Internet aussi, même si j’ai du mal avec la dénomination. De manière générale, ce sont les pratiques immatérielles auxquelles je trouve le plus d’intérêt, celles qui modifient les formes de leur distribution sur le marché. Car la logique du marché est là depuis le début, ce n’est pas uniquement le produit final qu’elle vient corrompre.

Pourquoi cette envie de commissariat ? Pour vous, un théoricien, l’exposition est-elle aussi une manière de penser, d’organiser des concepts, de bâtir un discours ?

Même si j’écris des livres à mon bureau, une partie tout aussi cruciale de mon activité est la construction de passerelles entre différentes disciplines. J’ai déjà, en quelque sorte, l’impression d’œuvrer à la manière d’un curateur. Mon but, en faisant une exposition, serait de dépasser la conception du curateur comme méta-artiste au profit de la création d’une plateforme de production de savoir et de théorie en acte.

Je n’écris jamais de textes pour des catalogues d’exposition pour cette raison-là : je pense que les philosophes devraient travailler avec les artistes, et non écrire sur eux. Ce ne sont pas tant les œuvres existantes qui retiennent mon attention mais la manière de travailler avec telle ou telle personne. L’exposition est une plateforme. Elle peut servir à inventer de nouvelles manières de produire, avant, pendant et après l’exposition elle-même. Le type d’art produit serait au-delà de l’objet, hyperobjectif. Il ne serait plus identifiable en tant que projet final. Ce serait une manière possible de déborder le marché de l’art : une œuvre qui ne connaisse pas de point d’aboutissement, qui ne cesse de produire des effets.

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Selon vous, comment comprendre l’intérêt grandissant des philosophes pour l’art contemporain ? Auparavant, Deleuze, lorsqu’il se tournait vers l’art, écrivait sur Francis Bacon, et Merleau-Ponty sur Cézanne, qui n’étaient pas exactement leurs contemporains…

C’est lié à un contexte général. L’art occupe une place prépondérante dans notre culture. Les institutions et les galeries se sont multipliées. Il y a eu un tournant visuel au sein de la théorie qui s’est écartée du modèle post-structuraliste et saussurien déterminé par le modèle de la linguistique. Auparavant, même si Deleuze a écrit sur Francis Bacon et sur le cinéma, Foucault, Blanchot, Lyotard ou Rancière travaillaient essentiellement à partir de références littéraires : Flaubert, Mallarmé… Dans cinquante ans, on sera peut-être en mesure d’écrire l’histoire de ce détachement progressif du modèle post-structuraliste. C’est important d’en mettre en évidence certains éléments dès à présent, et de ne pas s’en tenir aux évolutions abstraites de la philosophie. Car la philosophie change en accord avec tous ces autres paramètres ; c’est la raison pour laquelle il est important de construire la théorie de manière expérimentale : il n’est plus possible de séparer le faire et le dire.

Pensez-vous que l’un des avantages du monde de l’art soit d’offrir une visibilité accrue et une diffusion plus rapide que le système universitaire ?

Oui, absolument. Il y a beaucoup plus d’écoles d’art, d’étudiants en art, de galeries… Et, de manière générale, le rythme de travail est plus soutenu. C’est très positif, et en même temps profondément problématique. La raison majeure de la réception fallacieuse du réalisme spéculatif est précisément que les artistes n’ont pas été formés à la lecture des textes comme le sont les universitaires. Ils ont moins de temps, et ils veulent en faire un usage immédiat…

Le réalisme spéculatif peut-il être utilisé par les artistes ?

Les artistes qui m’intéressent sont ceux qui ont compris que leur talent n’est pas de produire des images qui critiquent la société, dans laquelle nous vivons de toute manière, mais ceux qui se servent de l’hyperdigestibilité des images et qui poussent cette logique à l’excès

1 Voir la synthèse de François Cusset, French Theory, 2005, La Découverte.

2 Texte Zur Kunst n°93, « Spekulation/Speculation », mars 2014.

3 Armen Avanessian & Andreas Töpfer, Speculative Drawing, 2011-2014, Sternberg Press.


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