Antoine Renard
AMNESIA
Galerie Nathalie Obadia, Paris, 03.02-10.04.2021
Antoine Renard, envisage essentiellement l’art par la sculpture, par des ensembles d’objets où se joue une recherche autour du corps, du soin et des mécaniques consuméristes. La mémoire est primordiale pour lui et c’est l’un des canevas de son installation AMNESIA proposée à la galerie Nathalie Obadia. Repéré au Palais de Tokyo lors de l’exposition « Futur, Ancien, Fugitif » pour sa série des douze danseuses de Degas, Impressions, après Degas (2019), il offre, dans un autre dispositif, de nouvelles possibilités à Marie Van Goethem, modèle controversé. Vingt-sept sculptures reprenant sa silhouette ont été imprimées par imprimante 3D. Antoine Renard, en a conservé les accidents, les accros, les irrégularités pour les intégrer comme immuables à l’identité de chaque petit corps posé sur socle. À chacune, il a conféré une odeur permettant d’affirmer plus encore, leur singularité.
Cette exposition est-elle le prolongement de la proposition faite au Palais de Tokyo ou envisage-t-elle un discours différent ? En d’autres termes, qu’est-ce qui est en jeu dans le fait d’exposer les mêmes systèmes dans diverses institutions ? Y a-t-il continuité ou rupture entre cette proposition en musée et cette exposition en galerie ?
L’exposition est dans la continuation directe de celle du Palais, même si je parlerais plus de “variations” du même thème avec les danseuses. Ce sont les architectures des espaces qui changent principalement, et qui du coup induisent un nouveau déploiement des œuvres dans l’espace. D’une manière générale, je suis très intéressé par les espaces et objets architecturaux qui ont la double fonction de trier et de canaliser les flux et la circulation des personnes, comme les péages, les rayons de supermarchés, les lieux de cultes, les réseaux labyrinthiques des métros ou les mondes virtuels des jeux vidéos. Je m’en inspire dans mes installations. Je m’intéresse aux liaisons entre espace mental, espace social et espace architectural. Dans une même grammaire plastique, je cherche à questionner le caractère éducatif et/ou aliénant des structures qui nous entourent, chaque nouveau contexte est l’occasion d’une nouvelle expérience, d’une nouvelle histoire spatialisée.
Par rapport à la réflexion que tu peux avoir sur la reproductibilité, sur la déclinaison des œuvres par le digital et la numérisation entre autres, ici, plus que les œuvres, c’est le dispositif complet de la présentation et de l’exposition qui est repris. Y a-t-il un enjeu particulier ?
Non, il s’agit simplement du même projet montré dans deux lieux différents. Par contre, je travaille autour de questions liées à la déconstruction et reconstruction du corps psychique à l’heure du libéralisme numérique. Au cœur de cette réflexion se trouve le principe de duplication et de reproductibilité dont tu parles, car il est inhérent au milieu que j’observe. Ma problématique est donc de travailler à partir de ce principe, en cherchant à l’intégrer à la notion d’altérité, ce qui peut sembler paradoxal à première vue. J’ai grandi avec et dans les espaces rectilignes et labyrinthiques des supermarchés et des grands magasins, où les produits se présentent par séries, où tout est reproductible, “clonable”. Je pense qu’il y a un effet de mimétisme qui fait que plus nous fréquentons et grandissons au contact de ces univers manufacturés, plus ils nous façonnent physiquement et psychiquement, c’est le “devenir coca-cola” de l’homo sapiens. C’est peut-être cela que tu ressens dans mon travail?
Justement, tu sembles placer cette question de la singularité et de la reproductibilité au cœur de ton travail. Est-ce une manière de te placer en tant qu’artiste, non plus dans une quête du chef-d’œuvre unique —qui, d’une certaine manière valide un système hiérarchique où est considéré ce qui est le plus beau, le plus intéressant ou le plus valable—, mais dans une réflexion plus inclusive, presque plus horizontale où l’œuvre ne cherche pas à s’extraire du reste des productions historiques, et qui, au contraire, s’en inspire ?
Oui effectivement, je suis plutôt dans une dynamique de continuité que de rupture. Je m’intéresse au temps long, à la question de l’héritage, au passage entre les générations. Cela dit, je travaille à partir des accidents dans les systèmes de reproduction, ce sont les ruptures qui guident mon travail.
J’ai l’impression que ta production pourrait argumenter qu’il pourrait n’y avoir qu’une architecture globale, un modèle unique et que l’artiste serait celui qui propose une interprétation de cette architecture, qu’en penses-tu ?
Le modèle unique, c’est le monde économique industriel globalisé, à mon sens, il est bien réel et surtout bien actif. Et oui, les artistes aident à en faire une lecture, mais ils ne sont pas les seuls.
J’ai l’impression que tu es au-delà d’une réécriture dans cet ensemble de sculptures. Il y a comme une actualisation de lecture. Un peu comme si tu déplaçais une œuvre historique dans le contexte contemporain et que tu permettais l’analyse de cette œuvre avec les enjeux actuels. En quoi cette réflexion sur une forme d’historicisation déployée t’intéresse-t-elle ?
En fait c’est plutôt l’inverse : j’essaye de permettre une analyse de notre situation présente à travers le prisme du 19e siècle et de cette œuvre iconique. L’œuvre incarnant à la fois un succès dû à son statut d’œuvre iconique préfigurant la modernité en art et un traumatisme lié à la condition du modèle Marie Van Goethem. Ce qui est ré-activé, c’est surtout la mémoire de l’œuvre de Degas, et le contexte sociopolitique qui l’accompagne. La technique de reproduction par impression 3D permet l’actualisation de la proposition dans un champ sociopolitique contemporain, le va-et-vient entre passé et présent permet une distanciation par rapport au sujet, la danseuse perd son statut d’origine, le fond fusionne avec la forme, elle devient l’archétype d’une condition actuelle généralisée. Le corps objet originel, celui dont nous sommes tous devenus la copie.
Tu emploies l’odeur comme vecteur d’identité de chacune des statues que tu as modelées par impression 3D. Comment les as-tu imaginées, créées ? Ces singulières senteurs sont-elles dissociables des différences visuelles, viennent-elles s’ajouter à la forme sculpturale ou sont-elles pensées en même temps ? Comment envisages-tu la cohabitation entre ces deux sens ? Quel est l’apport de chacun d’eux et comment construis-tu ces identités ?
J’ai élaboré les odeurs à partir de mes recherches au Pérou, où j’ai étudié le travail de guérisseurs “perfumeros” qui utilisent les parfums comme outil principal dans leurs cérémonies de soins. Je me suis inspiré des matières et des plantes qu’ils utilisent dans leurs préparations, j’ai ensuite composé en ajoutant des senteurs et des molécules de synthèse, afin de rehausser, d’accompagner ou au contraire de dénaturer, de transgresser les notes olfactives issues de mon travail en Amazonie. J’ai cherché à créer un panel de sensations, de l’odeur rassurante de cannelle aux odeurs les plus étranges et indéfinissables issues de la pétrochimie. J’ai travaillé un peu comme un parfumeur de niche, en créant des compositions courtes et uniques, en petites quantités. Concernant l’aspect synesthésique odeur/forme, je n’ai pas créé de système, pour certaines sculptures il y a un rapport direct, pour d’autres c’est plus arbitraire, voire complètement aléatoire. En général, je travaille les odeurs des sculptures directement dans l’espace d’exposition, afin de mieux contrôler l’aspect olfactif final.
L’usage de l’odeur est-il politique dans ton travail ? Vient-elle s’opposer à une forme de marché où tout se consomme de plus en plus rapidement par ce que l’on voit ou par ce que l’on pense observer ? Y a-t-il justement quelque chose de l’ordre de la remise en question de ce que l’on voit, notamment pour ce qui est de l’androgynie des formes que tu proposes ?
Des études ont démontré que l’olfaction tient un rôle central sur la construction identitaire et psychique des personnes, les odeurs nous rappellent à notre mémoire et nous permettent de nous structurer individuellement et collectivement. Les enjeux sont sensoriels et traitent directement avec la mémoire refoulée et le savoir inconscient du corps.
L’odeur est politique dans le sens où elle affirme une appréhension du monde qui outrepasse l’intellect, qui résiste aux algorithmes et aux écrans. Je conçois d’ailleurs les odeurs comme des interfaces en soi, des écrans de projections mentales, stimulateur de désir, de rêves et d’espoir.
Il y a quelque chose de très charnel dans l’aspiration de ces sculptures, d’érotique, de sensuel, bien qu’il n’y ait rien de connoté dans les postures des danseuses. Comment construis-tu ton discours autour de ces enjeux ?
L’odeur est à la sensualité ce que l’image est à la pornographie.
Concernant le titre, AMNESIA, qui place la mémoire au centre des lectures et des interprétations posées sur ton travail, pourquoi mettre en avant cette notion ?
Car la mémoire est à mon sens le bien le plus précieux de l’humanité, et c’est précisément elle qui est attaquée en permanence.
Image en une : Vue de l’exposition d’Antoine Renard, AMNESIA, Galerie Nathalie Obadia, Paris, 2021. Crédit photo : Bertrand Huet / Tutti image
Courtesy de l’artiste et de la Galerie Nathalie Obadia Paris / Bruxelles
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- Du même auteur : Floryan Varennes, Nicolas Daubanes / Julie C. Fortier, Visibles virtualisés,
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