Nicolas Milhé : Respublica au Frac Aquitaine

par Patrice Joly

On dirait bien que le politique est depuis le début au cœur des préoccupations du travail de Nicolas Milhé. Mais qu’est-ce qu’un travail politique au juste ? Le politique était l’un des éléments centraux de réflexion de l’avant-dernier 02 (1) : serpent de mer de la bien pensance artistique, il resurgit régulièrement en temps de crise. La position de l’artiste politique n’est jamais simple puisqu’il doit justement se garder d’être trop « ouvertement » politique au risque de frôler la disqualification pour hors-jeu formel, il ne doit pas non plus verser dans la démagogie d’œuvres « affirmatives » qui n’ont de dérangeant que leur potentiel sémantique. Il semble qu’à de rares exceptions, l’artiste politique doive se contenter d’une position symbolique et surfer avec les indices esthétiques d’un dépassement de la ligne jaune du discours : mais l’existence même d’une forme politically correct est toujours suspecte aux yeux des tenants du radicalisme de vouloir effacer par l’exposition toute efficience possible de l’action (où l’on retrouve les plaidoyers debordiens en faveur de la disparition pure et simple de l’art) ; quant aux défenseurs du formalisme et de l’esthétique pure, la question du politique est tout simplement aberrante, forcément déplacée et condamnée à lester l’œuvre d’un poids de signifiance bien trop handicapant. C’est au cœur de ces enjeux et de ces écueils qu’évolue le travail de Nicolas Milhé : comment lier une forme esthétiquement « acceptable », pertinente, pour des yeux et des cerveaux de scrutateurs et d’amateurs d’art, sans que cette dernière ne se fourvoie dans les pièges d’un discursisme déplacé ?

respublica

Nicolas Milhé, Respublica, 2009. Projet co-commandité par la Ville de Bordeaux et le Conseil régional d’Aquitaine dans le cadre de Evento, avec le soutien du fonds national de la commande publique du Ministère de la Culture et de la Communication et en collaboration avec La Nouvelle Agence, architectes associés. Commissariat Claire Jacquet, Frac Aquitaine. Photo Jean-Christophe Garcia.

De la perturbation locale à la revendication globale

Dès ses premiers travaux, il semble que Nicolas Milhé ait voulu se situer dans cette veine « politique » en s’attaquant à l’une des attributions majeures de la puissance publique : la possibilité de restreindre la liberté de circulation des personnes. En faisant croire aux habitants d’un quartier qu’ils allaient subir des dérangements importants dans leurs déplacements journaliers, on touchait là à un motif de crispation, qui, s’il empruntait des moyens et des apparences bénignes n’en reposait pas moins sur une des prérogatives de la souveraineté étatique (2). Renouant avec le canular cher aux situationnistes et autres petits farceurs, cette pièce de jeunesse synthétise quelques-unes parmi les principales préoccupations de l’artiste : l’ordre public et sa représentation, les attributs du pouvoir politique, une certaine esthétique (par défaut) des signes de ce pouvoir. Quelques années plus tard, Nicolas Milhé installe en plein centre de Rennes un des éléments qui ont servi et qui servent encore à construire le mur séparant Israël des territoires palestiniens : une fine lame de béton de six mètres de haut s’évasant en un large socle sur sa base. Il franchit de ce pas une étape importante dans sa trajectoire contestataire en exhibant au beau milieu d’une métropole tranquille de l’Ouest de la France, un des symboles d’une cartographie frontalière en pleine mutation, épicentre des tensions mondiales, témoignage d’un néo-colonialisme rampant pour les uns, gage d’un surcroît de sécurité pour les autres. Cette œuvre illustre un des mots-clé du vocabulaire de Milhé : la puissance esthétique des signes du pouvoir. En effet, ce pan de mur, sorti de son contexte fonctionnel d’interdiction, pointe une dimension impensée à l’heure de sa construction, son côté éminemment sculptural. Monolithe de béton gris au formalisme brut, ce ready-made architectural possède les attraits d’une forme plutôt réussie qui ne déparerait pas une exposition de sculpture abstraite, entre Ronald Bladen et Didier Vermeiren. Pour Wendy Brown, ces nouveaux murs qui s’érigent d’un bout à l’autre de la planète sont moins les signes de la puissance des états souverains que ceux de l’érosion de ce même pouvoir : « malgré leur massive présence physique, les nouveaux murs fonctionnent souvent sur un mode spectaculaire, projetant un pouvoir et une efficacité qu’ils ne sauraient exercer concrètement et qu’ils concrétisent dans les faits. Réduire les murs au statut littéral de l’interdiction pure, ce serait occulter le fait qu’ils produisent de l’imago d’un pouvoir étatique souverain confronté à sa déliquescence, occulter aussi la manière dont ils consacrent la corruption, la contestation ou la violation des frontières qu’ils fortifient. » (3) A la limite de la provocation, cette pièce de Milhéjoue sur plusieurs niveaux de signification et révèle une dimension enfouie, celle de la séduction des signes extérieurs de la puissance publique.

Sans titre, 2005. Béton armé. 600 x 220 x 200 cm. Collection du Fnac. Vue de l’exposition Chantier Public #2. Production 40mcube, Rennes. Photo Patrice Goasduff

Dualité des signes du pouvoir

Une autre pièce de Nicolas Milhé, Meurtrière, à nouveau montrée à Rennes chez 40mcube reprend cette ambivalence foncière de Milhé où la lisséité et l’esthétique des objets guerriers le disputent à la violence d’une fonctionnalité fantasmée. Ici, il ne s’agit plus d’un ready-made comme c’était le cas pour l’élément du mur, le vocabulaire auquel elle se réfère est typiquement celui de l’architecture des châteaux-forts du Moyen-Age ; ce qui crée de l’anachronisme, c’est le traitement final de cette pièce, parfaitement brillant et lisse que seule une technologie du XXe ou du XXIe siècle rend possible. En agrégeant ces deux paradigmes à l’intérieur d’un seul objet, Milhé rend possible un anachronisme et pointe la persistance d’une dimension profondément barbare au sein de notre modernité. Autre exemple de cette dualité en acte : G8 fait cette fois-ci référence à l’annulation des attributs de la souveraineté étatique. S’il est un élément fort parmi ces derniers, le pavillon national en est bien le plus éloquent représentant qui stigmatise à l’extrême les signes de cette singularité. En blanchissant les drapeaux des huit états du G8, Milhé semble indiquer qu’une autre nationalité se dégage de ce nivellement, celle d’une internationale du blanchiment. Ces deux pièces sont réellement politiques sans « manifester » une discursivité littérale, abrupte : le politique dans l’art de Milhé arrive par la bande, via des détours sémantiques et formels, sans que toutefois la portée d’une réelle puissance signifiante ne soit amoindrie.

La fin du politique ?

Respublica se situe tout à fait dans la lignée des pièces précédentes, duelle jusqu’à la limite du brouillage, tout à fait signifiante pour qui sait traverser les diverses strates de signification, définitivement sans « message ». Produite dans le cadre d’Evento, nouvel événement majeur de la vie artistique bordelaise, Respublica est une œuvre monumentale, une première fois installée sur le tarmac de la manifestation avant de migrer assez bizarrement – une fois son office médiatique achevé – vers sa destination finale (4), au sommet d’un ancien silo à grain, en plein milieu de l’énorme friche industrielle qui borde le cœur de la vieille ville historique de Bordeaux. Respublica pousse jusqu’à l’extrême la dimension paradoxale du travail de Milhé en exhibant une spectacularité en parfait décalage avec ce qu’elle est censée représenter. En procurant à la chose publique – ce que signifie littéralement res publica, locution latine qui a donné son nom à notre moderne république – la possibilité de s’afficher comme la très brillante (5) enseigne d’une marque de téléviseurs ou de portables, juché sur le toit d’un building, Milhé met en exergue un des symptômes de cette même république, une de ses propensions actuelles à se parer des attributs de la vulgarité commerciale en singeant l’efficacité et la séduction du dispositif marchand. De manière très simple et très efficace, Milhé agite la menace possible de l’effacement des valeurs républicaines au profit de son détournement pour des intérêts privés. L’aberration se situe également à propos d’une localisation possible de la république, absurdité absolue concernant un concept qui par définition ne peut élire de domicile. Mais là où la pièce de Milhé fait mouche malgré tous les paradoxes qu’elle met en œuvre, c’est dans la vraisemblance de cette aberration, preuve scintillante et parfaitement envisageable de cette république boutiquière…

Circularité des dispositifs de pouvoir et de vision.

L’exposition au Frac Aquitaine, concomitante à la nouvelle Biennale reprenait un certain nombre des thèmes évoqués précédemment. Respublica, la pièce décrite plus haut,s’inscrivait dans le dispositif présenté au Frac comme une espèce d’avant-poste mobile, installée une première fois près du chapiteau de la presse, une autre fois non loin du Frac, d’où elle était visible au sommet de ce silo à grain monumental. Milhé réalise ainsi un jeu d’aller-retour entre la ville « réelle » et l’espace « muséal » : respublica peut aussi être considérée comme une pièce « supplémentaire », à la fois dans l’exposition et hors du lieu. Dans un mouvement inverse, en faisant rentrer un morceau de la base sous-marine toute proche qu’il reproduit à l’échelle un dixième (Beta-sommergibili) il annexe cette fois-ci les extérieurs du Frac : ce double mouvement centrifuge et centripète, outre qu’il perturbe notre rapport à la spatialité, permet à Milhé d’élargir à l’infini sa zone d’intervention. Le trouble sur la perception des limites de l’espace est encore accentué par une nouvelle version de Meurtrière où la réflexion sur la construction du paysage est cette fois-ci pensé dans sa dimension de contrôle et de surveillance (guerriers). Casemate est une autre entité à double détente, banale maquette de colline de prime abord avant de se révéler comme le dernier symptome d’une paranoïa sécuritaire. L’allusion à peine voilée à la Suisse, réceptacle de tous les flux d’argent internationaux, soulève la question d’une neutralité de plus en plus problématique dès lors qu’elle dissimule en ses flancs la réalité d’une intense activité souterraine. Le vocabulaire de Milhé, tout de dualité, réapparaît : la tranquillité et la lisséité des apparences cachent toujours en ses entrailles des dispositifs guerriers plus ou moins anxiogènes, de même que ses œuvres dont les adresses à l’endroit du politique empruntent des chemins plus ou moins détournés, plus ou moins littéraux. Le sourire en or de la hyène, carnassier aux dents gâtées ou charognard bling-bling, est peut-être le meilleur exemple d’un travail où le politique affleure via tout un arsenal de métaphores, allusions et autres glissements.

(1) Emmanuelle Lequeux, Engagez-vous, réengagez-vous, in 02 n°50, été 2009, www.zerodeux.fr

(2) Tunnel Jean Moulin 1999, dans le cadre des travaux de l’agence Clairvoyance Architecture, cité par Paul Ardenne, p. 53, catalogue de la manifestation Chantiers publics, 40mcube et Archibooks éditeurs, Rennes, 2005.

(3) Wendy Brown, Murs, les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, p. 21 et suivantes, éd. Les Prairies Ordinaires, 2009.

(4) Les principales pièces sculpturales, celles qui pouvaient être déplacées, furent réunies le temps du week-end d’inauguration de l’événement près du chapiteau de l’organisation jouxtant l’ensemble Kawamata/Gonzalez-Foerster/fête foraine qui constituait le squelette du dispositif de la manifestation. Coïncidant aussi avec le passage de la caravane journalistique qui pût les appréhender en un seul coup d’œil, mais qui, hélas, ne pût voir les pièces dans leur version définitive comme ce fut le cas pour celle de Milhé.

(5) Respublica est composée d’une multitude de leds, et non pas d’ampoules, ce qui lui confère une brillance extraordinaire, même en plein jour.


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