Lou Masduraud

par Vanessa Morisset

Au cours de ce premier quart de siècle, un certain nombre d’artistes se sont affirmées, qui n’ont pas peur des matériaux lourds, des vastes chantiers, des volumes imposants, en les alliant à des détails travaillés avec finesse. Pour citer quelques noms, Anita Molinero, Stéphanie Cherpin, Caroline Mesquita si on veut rester sur la scène française, Mika Rottenberg, June Crespo pour une scène plus internationale, ou encore Delphine Reist pour établir une filiation genevoise, puisque Lou Masduraud a étudié et vit à Genève – chacune ayant son style et ses propres manières de faire, mais qu’on imagine partante pour chausser de grosses bottes et aller récupérer de la ferraille ou mettre un masque de protection à la fonderie. Fini de se faire toutes petites, de s’excuser d’être là et de se sentir illégitimes, les artistes femmes occupent les lieux d’exposition avec une grande liberté d’esprit, tout en s’inscrivant dans des courants d’histoire de l’art, notamment assemblagiste ou informe, et dans le sillage d’immenses figures pionnières telles que Niki de Saint Phalle, Eva Hesse ou Louise Bourgeois. 

Parmi elles, dans la génération des artistes actuelles, trentenaires, Lou Masduraud est en très bonne place. Elle réalise des fontaines, des réverbères, de vastes installations en métal, en marbre, en céramique, avec toutefois la particularité, comme elle le souligne, de faire se rencontrer la manipulation des matériaux avec un autre héritage artistique que l’on peut penser a priori éloigné et qui se situe du côté de la critique institutionnelle1. Pour dire les choses de manière tranchée, elle concilie un goût sensuel pour les qualités plastiques de la matière – par exemple les tons chauds et la brillance du cuivre qui évoluent vers des gris-vert matifiés par l’oxydation – et pour les interventions sur les lieux d’exposition afin d’en révéler les coulisses et le fonctionnement. S’il y a quelque chose d’Eva Hesse dans son travail, il y a aussi du Michael Asher, qui, entre autres, avait abattu les murs d’une galerie pour faire voir au public les réserves et les bureaux. Chez Lou Masduraud, cette conciliation des deux axes, qui est au cœur de son travail depuis quelques années, se fait particulièrement sentir dans l’exposition « Ta crème immunitaire » au Grand Café, à Saint-Nazaire. On notera au passage ce beau titre finement écrit, qui est aussi celui d’une œuvre exposée : il nous plonge d’emblée dans un univers de textures et d’attention. 

Lou Masduraud, Contorsion Cabinet (Anti‐Speciesism Survival) (détail), 2023.
Acier, pâte époxy, peinture, plume, textile, corail, coquillage, nacre, quartz, ambre, bois, médicament, dimensions variables. Vue de l’exposition « Ta crème immunitaire » au Grand Café – centre d’art contemporain, Saint‐Nazaire, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : © Salim Santa Lucia.

Invitée par Sophie Legrandjacques, directrice et commissaire de l’exposition, à venir investir les lieux avant une future rénovation, la jeune artiste a produit et installé des œuvres qui à la fois habillent et déshabillent l’espace, le remplissent et le vident. De ce point de vue, il est intéressant de remarquer que, au même moment, Wolfgang Tillmans a été convié à une opération similaire à la Bibliothèque publique d’information, dans le Centre Pompidou déserté ; ses photos tapissant l’architecture de la bibliothèque pour révéler à quel point elle est désormais vide. Ainsi de la démarche de Lou Masduraud au Grand Café, que l’on pourrait qualifier de contre white cube, voire, comme on le comprendra, d’anté white cube, dans le sens où les murs ne sont pas envisagés comme un écrin qui isole du monde, mais comme des interfaces par lesquelles l’art dialogue avec ce qui l’entoure, en l’occurrence l’histoire architecturale du lieu. Le Grand Café, comme son nom l’indique, a été un café-restaurant – et d’ailleurs, l’un des artistes invités précédemment, Francesco Tropa, en 2018, l’avait transformé en café avec une enseigne, des tables et des chaises de troquet au milieu des œuvres2 –, adapté au fil des années à ses nouvelles fonctions, avec la construction de cloisons pour avoir de bonnes surfaces d’accrochages, la condamnation de portes et d’espaces annexes en vue d’une circulation fluide des corps – en somme, pour faire ressembler cet espace à un white cube : une construction que Lou Masduraud déconstruit autant au sens littéral que figuré.  

Elle le fait tout d’abord en poursuivant une œuvre qu’elle a déjà mise en place, depuis 2019, dans d’autres lieux et expositions, qui s’intitule Plan d’évasion, et qui consiste en la confection de soupiraux, comme ceux que l’on voit dans la rue pour aérer les espaces souterrains tout en les protégeant des effractions. Installés au bas de cloisons percées, ils permettent au public d’entrapercevoir des zones non utilisées et de prendre conscience que l’espace d’exposition qui l’accueille est un espace construit selon des codes, des modes et des besoins. Mais ces soupiraux, objets rectangulaires composés de grilles, sont aussi des tableaux à trous. Ceux exposés au Grand Café ont été réalisés en céramique émaillée (mais d’autres de la série sont en laiton, en bronze, en bois, selon les expérimentations de l’artiste) ; y ont été ajoutés des rubans de tissus, noués à la façon des cadenas sur les ponts, évoquant des personnes passées par là qui auraient voulu laisser une trace. Qui dit « soupirail » dit « soupir », soit un souffle de mélancolie3. Dans l’exposition, et cette fois-ci produits par le Grand Café, quelques tableaux de plus grands formats, 168 x 100 cm, amplifient l’action des soupiraux : ils ornent les murs des salles du rez-de-chaussée avec des motifs couleur orangée dessinés sur des fonds plus sombres qui, en réalité, on le comprend en s’approchant, sont des surfaces percées de trous. Composés de dentelle découpée dans des feuilles de cuivre, ces tableaux, avec leurs les parties plus sombres ou hétérogènes, s’ouvrent sur l’architecture du bâtiment. À travers l’un d’eux, on perçoit même les anciennes toilettes du restaurant qui ont été condamnées. Au sujet de ces trous, l’artiste a écrit un texte, presque un poème, très éclairant : 

« J’ai fait des sculptures en forme de trous […]. 
C’est difficile de sculpter un trou, car c’est un manque de matière. 
Au lieu de sculpter la matière, tu dois faire exister le vide. 
Et un passage à travers ce vide. 
Je dois donc former les contours du trou : un contexte à franchir, à dépasser, à trouer […]. » 

« Les trous jouent avec les limites, les espaces derrière les espaces et, pour abonder dans le sens de la poésie, ils nous font sentir comme Alice lorsqu’elle passe de l’autre côté du miroir de son salon4. » 

Lou Masduraud, vue de l’exposition « Ta crème immunitaire » au Grand Café – centre d’art contemporain, Saint‐Nazaire, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : © Salim Santa Lucia.

Au centre de la grande salle du rez-de-chaussée, une œuvre monumentale de 2024 reproduisant librement l’espace d’une pissotière leur fait contrepoint. Son titre, Self-Portrait as a Fountain of You – pour qui fréquente l’histoire de l’art du xxe siècle, fait ricochet avec d’autres œuvres connues –, renvoie à l’autoportrait de Bruce Nauman, Self-Portrait as a Fountain (1966), qui lui-même renvoie à une certaine autre fontaine, antérieure, une pissotière, justement… Mais ce qui est fou et rafraîchissant (pour une fontaine, c’est bien !) dans ce maillage de références célèbres, c’est qu’elles sont présentes, mais sur un mode mineur, elles peuvent venir à l’esprit, mais sans être déterminante ni légitimante. L’installation-pissotière de Lou Masduraud agit à un autre niveau, non comme la provocation, moderniste, de placer un objet de basse extraction dans un lieu de haute culture, mais bien plus comme une réflexion actuelle sur les espaces publics pas tout à fait publics, en tout cas pas pour tous les publics, car clairement genrés. Et on n’est plus tant ici dans un questionnement sur l’espace de la galerie, que sur d’autres espaces socialement déterminés pour diriger la circulation des corps en fonction de normes historiques. Autrement dit, l’œuvre a plus trait à la manière dont les espaces affectent les corps, voire les chairs. Plusieurs éléments dans cette installation le manifestent, notamment une sculpture en forme de pantalon déboutonné, dont les jambes se terminent comme coupées, en tuyau de canalisation, tandis que sur les parois derrière elles des tracés évoquent des jets d’urine. On a la sensation de se frotter à quelque chose de tabou. 

Une autre œuvre témoigne de l’intérêt de l’artiste pour les tuyaux et de ce qui relève de la plomberie, tout en nous ramenant au pont qu’elle établit entre la tradition du craft et la critique institutionnelle : les Sculptures volantes. Il s’agit de dix lourdes bagues en argent, de formes plus ou moins figuratives, qui ressemblent à des éléments de construction ou de plomberie, en tout cas l’une d’elles, qui s’intitule Flying Mixer Tap – celle-ci est l’occasion de mentionner l’attachement de Lou Masduraud au travail de Robert Gober, du point de vue de l’iconographie plombière. Elles sont destinées à être portées par les personnes qui travaillent au centre d’art, de la directrice aux technicien·nes, sans distinction de fonction ni de genre, passant de main en main à l’occasion de visites ou d’événements. Ainsi l’œuvre est visible-invisible, dispersée partout dans le bâtiment, mais surtout, elle matérialise une idée qu’il est toujours bon de rappeler : un lieu tel que le centre d’art Le Grand Café, espace culturel public, gratuit, existe grâce à une équipe investie et convaincue que l’art se vit au quotidien – et dans le cas des bagues, tout contre la peau.  

Enfin, une œuvre de l’exposition a un statut spécial, car elle a été réalisée en cocréation avec Christine Masduraud, psychanalyste, artiste autodidacte qui travaille le textile et mère de l’artiste. Dans l’entre-deux des allers et retours entre elles, un objet, une corde, s’est métamorphosé en sculpture suspendue et s’est associé à un titre, Quel est lobjet (là aussi finement élaboré) de la demande? La pièce se fond à merveille dans l’ensemble de l’exposition, et finalement, également dans l’histoire de l’art : elle rappelle les œuvres tombant sous le poids de leur matière d’Eva Hesse. Ces derniers temps, plusieurs artistes ont ainsi convié leurs mères ou aïeules dans leurs expositions, par exemple Stéphanie Cherpin, il y a quelques années à Château-Gontier5, ou plus récemment Vivian Suter au Palais de Tokyo, montrant leur rôle inspirant et encourageant au cœur de la création, dans une filiation artistique bien réelle. Très touchante, l’œuvre Quel est lobjet de la demande ? peut être interprétée comme un hommage aux artistes qui sont des repères et grâce à qui le travail peut devenir ce qu’il est, des artistes que l’on découvre dans des livres, dans les écoles, mais aussi des artistes tout proches, pas forcément des stars, comme une mère. 

1. Discussion avec l’artiste, juin 2025. 
2. Cf. www.zerodeux.fr/reviews/francisco-tropa-3/ 
3. L’une de ses précédentes expositions s’intitulait « systm soupir », présentée à la Maison populaire de Montreuil, en 2021. 
4. Lewis Carroll, Through the Looking-Glass, and What Alice Found There, 1871 
5. Cf. www.zerodeux.fr/reviews/gontierama-2020/ 

Lou Masduraud, vue de l’exposition « Ta crème immunitaire » au Grand Café – centre d’art contemporain, Saint‐Nazaire, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : © Salim Santa Lucia.

Head image : Lou Masduraud, vue de l’exposition « Ta crème immunitaire » au Grand Café – centre d’art contemporain, Saint‐Nazaire, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : © Salim Santa Lucia.


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