Jean-Luc Moulène

par Raphael Brunel

Figure incontournable de l’art contemporain, Jean-Luc Moulène reste dans l’esprit de beaucoup un photographe qui a su donner ses lettres de noblesse à une approche documentaire du monde. Une fois énoncée, cette généralité reste peu satisfaisante tant il s’acharne à contourner le global au profit d’une rhétorique fragmentaire plus évocatrice que significative. En se détournant des grandes épopées et des tergiversations improductives sur la fin ou le salut des idéologies, il rend compte des tactiques qui tranquillement bouleversent le quotidien et l’ordre apparent des choses et des représentations. Il tisse progressivement une constellation d’images, de formes et de références dont la force politique, loin des slogans et des symboles rentre-dedans, se révèle dans l’inframince, dans une position d’équilibriste à tenir face aux vents mauvais du pouvoir. Son travail s’attache moins à sonner l’alarme du simulacre qu’à avancer les possibilités d’un braconnage cher à Michel de Certeau.

Nuquirit

Nuquirit

Dans les années 1980, Jean-Luc Moulène réalise les Disjonctions qui reposent sur la nature d’usage et de description de la photographie. Avec frénésie, il tente d’épuiser les codes de représentation du médium, de la nature morte au portrait en passant par les scènes urbaines. En s’émancipant du sujet, il s’attache à décrire le banal et à produire  « un objet quelconque avec exactitude », s’engouffrant ainsi dans la brèche ouverte en littérature par Flaubert. La constitution de cette archive du quotidien se prolonge, sur un thème plus ouvertement politique, avec Les Objets de grève, qui deviennent les témoins d’une lutte, les produits de l’arrêt des conditions habituelles du travail. Il les photographie sur fond neutre, dans une esthétique proche de celle de la publicité. Transformé en icône de la culture populaire, le paquet de Gauloises – le clope à la française, sans filtre de préférence, le contrepoint culturel du Malboro Man –  reste emblématique de cette série. En jouant sur le terrain des représentations standardisées pour mieux les pervertir, il impose sa position critique vis-à-vis d’une société saturée d’images et d’informations.

Chez Moulène, le politique n’est jamais bien loin. Tapi dans un détail, masqué par la rigueur de la composition, caché derrière un corps ou un paysage, il fait le lien entre un récit et la détermination d’une forme, relevant tour à tour de l’histoire, de l’anthropologie ou de la psychologie. Le corps constitue en cela un terrain fertile puisqu’il ne se donne jamais a priori, comme pure anatomie, mais relève d’une construction sociale, du regard de l’autre et de l’image que l’on renvoie de soi. En utilisant le constat photographique, Jean-Luc Moulène prolonge ici la conception d’un corps comme « viande sociale consciente » chère à son ami Michel Journiac. Une femme enceinte se transforme ainsi en sphinx, Jeanne Balibar exprime la spontanéité d’un corps qui exulte tandis que Les Filles d’Amsterdam, les jambes écartées et les genoux repliés, le visage sur le même plan que le sexe, exhibent au spectateur gêné mais voyeur leur statut de marchandise. Cette dernière série n’est pas sans faire écho au Nœud coulant, un collage qui met en tension deux yeux sur une ligne enchevêtrée (une allusion à la position du Kâma-Sûtra ?) et à Bubu 1er, le dessin d’un homme arborant un visage à la place du sexe.

Nœud coulant

Nœud coulant

Dans ses expositions récentes, Jean-Luc Moulène a en effet pris l’habitude d’associer des photographies, des sculptures et des dessins. Si de prime abord ces derniers laissent perplexes, ils ne constituent pas moins les prototypes précaires d’œuvres à venir. Délaissant les objets du quotidien et la figure humaine, il y exprime son penchant pour la géométrie, véritable clé de voûte expérimentale de son travail. Il se définit lui-même comme un « technicien libertaire » qui trouve dans la subversion du procédé le moyen de créer l’événement, de croiser ordre et fragilité, hasard et maîtrise : ses sphères composées de tasseaux de bois sont trop irrégulières pour rouler, les arrêtes angulaires de Boîte à jus sont recouvertes de matières organiques et le nœud borroméen que forme Quelque chose généralisé semble terriblement instable. Cette boule composée de trois structures enchevêtrées se présente moins comme une forme ou un fond que comme un objet de perception. Elle évoque la proposition de Lacan selon laquelle le réel, l’imaginaire et le symbolique s’entrelacent. Il suffit de retirer une des structures pour que l’édifice s’affaisse et libère les deux autres. Ce globe troué de toute part en dit long sur le travail de Moulène : chaque œuvre fonctionne individuellement comme un produit fini mais tisse avec ses voisines un réseau de liens formels et conceptuels qui dessine peu à peu une construction d’ensemble. Dans cette partie de ping-pong, l’attention du spectateur est sans cesse sollicitée. Face au dépouillement des œuvres, il peut rester indifférent et traverser l’exposition sans plus tarder. L’artiste l’invite pourtant à prendre la liberté de ses propres intuitions, à faire l’expérience de son émancipation. Conscient de l’exigence de cette tâche, Jean-Luc Moulène aménage des refuges comme Head Box ou Guérite, œuvres-isoloirs qui permettent de se retrouver face à soi-même, d’invoquer un espace mental qui ne soit plus contraint par les murs de l’exposition. La dérive du spectateur le conduira peut-être sur le littoral breton qu’il a récemment photographié. La tactique reste la même : évacuer la carte postale au profit d’un fragment de paysage qui, fonctionnant comme un all-over photographique, suggère le hors-champ de l’image. Le singulier, une fois de plus, induit la totalité.
Ce texte n’est d’ailleurs qu’une proposition de parcours. Nous pourrions reprendre depuis le début, utiliser d’autres exemples, articuler différemment les œuvres entre elles et nous laisser guider vers un tout autre scénario. Nous arriverions cependant à la même conclusion. En mettant en place des dispositifs non-autoritaires, l’artiste permet au spectateur de produire son propre événement, de construire un récit chaque fois renouvelé, d’exprimer son refus aussi. Si ses photographies ou ses sculptures ne manquent pas d’intentions et de références, elles n’imposent aucun sens définitif. C’est dans ce partage du sensible, pour paraphraser Jacques Rancière, dans cette instauration d’une démocratie interprétative, que se trouve la nature fondamentalement politique de son travail.

Jean-Luc Moulène au Cac Passerelle, Brest, du 31 octobre 2008 au 17 janvier 2009 et au Carré d’art, Nîmes, du 28 janvier au 3 mai 2009

JEAN-LUC MOULENE

Jean-Luc Moulène, major figure in contemporary art, hails from a generation of photographers eager to confer their letters of nobility on the practice of documenting the world. But this generalization, once pronounced, is hardly satisfying. For Moulène struggles to bypass the global in pursuit of a fragmentary rhetoric, one more evocative than it is immediately meaningful.  Steering clear of sweeping statements, of impotent equivocations on the death or salvation of ideology, he devises tactics for quietly unsettling the quotidian, the visible order of things and representations. He weaves a slowly expanding constellation of images, forms, and references, one whose political character—far removed from that of the slogan or the flashy symbol—surfaces from out of the inframince, upholding a position of equilibrium amidst the violent winds of power. Moulène is less concerned with sounding the alarm of the simulacrum than in pointing to the possibilities inherent in the practice of braconnage, (or “poaching”), so central to the thought of Michel de Certeau.

In the 1980s, Moulène creates Disjonctions, a series interrogating the nature and use of the photographic medium as a descriptive tool.  In a frenetic whirlwind of activity, he attempts to exhaust all of the medium’s representational tropes, from the still life to the portrait to the street scene. Divorcing himself from the subject, he devotes himself to describing the banal and reproducing “whatever object with exactitude”, diving headfirst into the breach Flaubert once opened in literature. This archive of the quotidian assumes a more openly political tone with Les Objects de grève; here, mundane odds and ends become the living witnesses of a struggle, the products of an interruption in work.  He photographs these objects against a neutral background, recalling the aesthetics of advertising.  A pack of Gauloises—the French cigarette par excellence, preferably unfiltered, the cultural counterpoint of the American Malboro Man – transforms into a pop cultural icon, the emblem of the series. Moulène enters the field of the standardized representation in order to pervert it, introducing his own critical stance towards a society saturated with images and information.

Politics never strays far from Moulène’s work. Couched within a detail, masked by the rigor of a composition, hidden behind a body or a landscape, it constitutes the missing link between narrative and form, evoking themes of history, of anthropology, of psychology. The body constitutes a particularly fertile territory in Moulène’s work, never as an object of anatomical interest, but as a social construct, a product of the Other’s gaze and of the images of ourselves that we project outwards. By means of the photographic document, he upholds a notion of the body as viande sociale consciente (« conscious social meat”), like his friend Michel Journiac before him. In this way, a pregnant woman might transform into a sphinx, a nude Jeanne Balibar capture the spontaneity of a body in exultation, while Les Filles d’Amsterdam—on their back with their legs spread open, their faces in the same frame as their genitals—exhibit their status as merchandise to a disturbed yet voyeuristic spectator. This last series contains an echo of Nœud coulant, a collage featuring two eyes dialoguing vertically along a tangled line (an allusion to Kâma-Sûtra?) and of Bubu 1er, a drawing of a man with a face in place of a sex.

In his more recent exhibitions, Moulène has developed a habit of combining photography with sculpture and drawing. If these works leave us a bit bewildered at first glance, they nevertheless constitute precarious prototypes for works to come. Leaving behind the quotidian object and the human form, he explores his penchant for geometry, the true experimental cornerstone of his work. He describes himself as a technicien libertaire (“libertarian technician”), one who creates events by subverting commonplace procedures. The works that result combine order and fragility, chance and skill: his wooden spheres are too irregular in shape to actually roll, the angular contours of his juice box (Boite à jus) are covered in organic material, and the borromean knot in Quelque chose géréralisé seems terribly unstable. This ball, composed of three tangled rings, is less a form or a background than a perceptual object. It recalls Lacan’s suggestion that the real, the imaginary, and the symbolic are all interlaced, and that removing one of these structures is enough to collapse the entire edifice, freeing the other two. This globe, covered in holes, speaks volumes about Moulène’s work; each of his pieces functions individually as a finished product, while simultaneously weaving a network of formal and conceptual links with its neighbors, constructing, little by little, an experience of the whole. This perpetual ping-pong game is constantly soliciting the spectator’s attention. Faced with the sheer bareness of the works, he can remain indifferent to them, pass straight through the exhibition without stopping. But the artist invites him to follow his intuitions freely, to bask in the experience of his own emancipation. Privy to the challenges inherent in such a task, Moulène creates refuges like Head Box or Guérite, private stalls that allow the spectator to share a moment with himself, to enter a mental space no longer hemmed in by the walls of the exhibition. The itinerary of the spectator might lead him to the coast of Britanny, a site he photographed on vacation last month. But the tactic remains the same: put away the postcard, and replace it with fragment of landscape, a photographic “all-over” that can only point our attention to the space outside the frame. The singular, once more, leads us back to the totality.

This text, however, is only a proposal for how one might construct an itinerary through Moulène’s oeuvre. We could easily return to the beginning of his story, use different examples, describe his works from another perspective, arrive at an entirely different scenario. But this effort would only lead us to the same conclusion. Through a succession of distinctly non-authoritarian configurations, the artist allows the spectator to create his own event, to piece together an infinity of possible narratives—and to express his refusal to do so as well. If these photographs and sculptures are nevertheless marked by clear intentions and references, they impose no definitive meaning. It is in this sharing of sensibilities, to paraphrase Jacques Rancière, in this democracy of interpretation, that the fundamental political character of his work shines through.

Translated by Emilie Friedlander


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