Haris Epaminonda

par Emmanuelle Lequeux

Lever de lune –

Même si on lui tire dessus
Son œil reste ouvert.

Kimura Toisho

 

Elles errent, entre le pont des suicidés et le temple de la Sibylle. Revêtues d’un lourd kimono, maquillées d’un blanc qui les fait courtoises, elles se perdent. Qui sont-elles, d’où viennent-elles ? Du sud de la frontière, à l’ouest du soleil, dirait un roman d’Haruki Murakami. Geishas transportées par je ne sais quel miracle dans le dédale du parc des Buttes-Chaumont : à elles seules, un voyage. Petits pas contraints par les semelles de bois, lèvres framboise tournées vers l’horizon modeste des gratte-ciel de l’avenue de Flandres, gestes précieux qui semblent déjà musique… Du moins est-ce ainsi qu’on les imagine. Si cela se trouve, elles sont juste en imperméables. D’ailleurs existent-elles vraiment ? Depuis l’ouverture de l’exposition d’Haris Epaminonda au Plateau, à Paris, en octobre dernier, la rumeur de ces deux silhouettes lointaines persiste en tout cas. L’institution nous l’assure, des quidams en rêvent : deux belles auraient quitté leur archipel du soleil levant pour les brumes du jardin de rocailles. On ne sait rien de plus, si ce n’est qu’elles se regardent l’une l’autre, « semblant s’absorber dans la contemplation de leur propre image, comme si l’une se diluait dans l’image de l’autre. Peut-être pour devenir une image miroir, un reflet sur l’eau instable, prêt à se dissoudre à l’arrivée des premières gouttes de pluie », confie l’artiste responsable de cette fugue impromptue. Le reste, elle le laisse à l’ellipse. Car chez elle tout est éclipse : ce qui se cache révèle.

Vernissage de l'exposition VOL. XVI ñ Haris Epaminonda - Le Plateau

Un aventureux serait-il parti à la poursuite des deux inconnues pour avérer ce récit ? On n’en connaît pas, et qu’importe : l’essentiel est dans ce conte fantasmagorique qui nous propose un autre usage du monde. Il réactive cette vision surréaliste portée par deux amoureux des Buttes-Chaumont, en leur temps flambant neuves : André Breton et Louis Aragon qui y décrivait une apparition dont le spectre est peut-être venu tintinnabuler aux oreilles d’Haris Epaminonda : « Mais au bord de cette coupe, à ce tranchant de l’ombre, hors des frondaisons chinoises, sous un réverbère en toilette de bal qui jette ses bijoux froids à la prairie, chaussée aux couleurs de l’irréel, givre électrique et vert de neige, un proscenium en avant de la fosse à musique porte vers nos regards un numéro fantôme ». Et soudain voilà ces dames, à la fois Fleurs d’équinoxe et Printemps précoce, pour reprendre les titres de deux des films d’Ozu dont l’univers semble ici transfuser le réel.

Car de transport, il est bel et bien question, même entre les murs du Plateau. À elle seule, Haris Epaminonda est déjà voyage, chypriote installée à Berlin. Sa délicate exposition naît du nomadisme de certains objets, venus de contrées exotiques pour élire quelque temps domicile sur cette montagne, la faisant un peu sacrée. Les rares éléments qui la composent s’affirment dans un espace blanc et nu, indices d’un précieux jeu de piste. Et ce lieu duquel on est coutumier devient, comme après un réveil abrupt, un ailleurs absolu. Au fil des salles, retournées à leur plus stricte élémentarité, défilent des photos de paysages d’Asie (une cascade, les trois vallées du fleuve Yangtsé ?), tandis que, ça et là, quelques vases de céramique soulignent le vide, silhouette élancée posée sur une desserte. Dans un coin, la maquette d’un pavillon d’or comme en rêvait l’écrivain Yukio Mishima, dédoublée par un miroir. Près de la vitrine, un pavé de matière noire, encre densifiée portant des promesses d’odyssée de l’espace. Un bonsaï pousse savamment, tandis que dans un aquarium, deux poissons rouges s’ennuient autour d’une petite tête de bouddha taillée dans la pierre. On aperçoit un rocher de lettré, également : force tellurique primordiale, cristallisée dans quelques grammes de pierre, et dans les sillons duquel les initiés peuvent lire tout un monde. Ou encore un système de balancier antique. En fin de parcours, il vient rappeler combien il est ici question d’équilibre. « Depuis de nombreuses années, je collectionne des artefacts, des objets anciens en céramique et des poteries, des tissus, des statuettes et des livres, en somme, toutes sortes de choses par lesquelles je suis attirée, raconte l’artiste dans le journal offert en début d’exposition. Je m’entoure de ces objets, et de temps en temps, je me rends compte que l’un ou l’autre d’entre eux a fait son chemin dans une de mes œuvres ».

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Les objets ne suffiraient pas à tenir cette exposition funambule, s’ils ne jouaient pas avec les sculptures de la jeune artiste : grilles de métal ténues, structures si fines qu’elles en sont presque invisibles. Posées en des endroits stratégiques, elles jouent les contrepoints, comme en une partition où se superposent savamment différentes lignes mélodiques. Ainsi le parcours relève-t-il de la fugue, extrêmement bien tempérée. « Il y a dans ce décor une immatérialité qui répète sans cesse : faites-vous petits, ne blessez pas l’air, ne blessez pas notre œil avec vos affreux blousons de couleur, ne soyez pas si remuants et n’offensez pas cette perfection un peu exsangue que nous jardinons depuis huit cents ans », écrit le voyageur Nicolas Bouvier dans sa Chronique japonaise. Ce conseil de sage conduite semble écrit pour l’exposition du Plateau : dès les premiers pas, il s’agit de se faire tout petit, pour laisser ce décor à sa paix. Se glisser comme une ombre dans ce conte de la lune vague après la pluie ; contempler la lune pleine dédoublée sur fond de moquette rouge sang, sobrement filmée par l’artiste comme pour nous dire l’humeur nécessaire à la plénitude de la visite.

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Quand soudain… La quiétude la plus absolue régnait, quand soudain. Une silhouette apparaît, et vient s’immiscer dans le plan-séquence. Un vieil homme, dos légèrement vouté. Fine barbe et moustache de dernier empereur, blouse au bleu fatigué, sandales de corde : cet homme semble surgi d’un ancien temps. Et pourtant il vaque d’une œuvre à l’autre, comme si de rien n’était. Trois après-midi par semaine, il vient habiter l’exposition, littéralement. À ses yeux nous ne sommes rien, que les spectateurs inutiles, invisibles, de ses rituels. À chaque fois, sa chorégraphie de petits pas est la même. Le sage verse un filet d’eau sur les bouchons de pierre d’amphores antiques et les fait chanter ; il nettoie longuement d’un chiffon mouillé une grosse pierre grise. Entretient le feu, prépare le thé dans ce pavillon de laque noire entouré de rideaux de bambou qui trône au cœur de la plus grande salle, et où l’attend sa couche de soie. Puis il passe le râteau sur un tas de sable, tels les jardiniers de Kyoto qui dessinent les mouvements des astres à même le sol. Mais son geste est vain, aucune forme ne surgit. Puis il éteint la bougie. Et disparaît. La faille temporelle s’est refermée sur lui.

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D’ordinaire, Haris Epaminonda occupe des lieux davantage chargés d’histoire ; l’espace neutre du Plateau lui est inhabituel. À la fondation Querini-Stampalia de Venise, elle se glissait dans les salles si pures designées par Carlo Scarpa, jouant discrètement de l’or d’une mosaïque ou du tempo d’une frise. À la documenta de 2012, elle investissait en compagnie de Daniel Gustav Cramer un bâtiment désaffecté de la gare de Kassel, et chaque salle, à travers un simple objet, une bête image, construisait un monde dans sa plénitude. Au Plateau, à l’inverse, l’artiste est partie de zéro. Mais confrontée au white cube, sa narration gagne en cinématographique poésie. Et l’air de rien, nous préserve. Longtemps, on se souviendra de ces trois êtres croisés en haut d’une colline, et de la quiétude qu’ils habitaient. Ils nous ont emmenés dans leur pays imaginaire, alors que tout près de là, à deux pas du canal en contrebas, hurlaient les vents et les loups.

Haris Epaminonda, VOL. XVI, Le Plateau, Paris, du 24 septembre au 6 décembre 2015.

(Toutes les images : Vue de l’exposition VOL. XVI, frac île-de-france, le plateau, Paris, 2015. Photos : Martin Argyroglo)


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