Grégory et Cyril Chapuisat, Passage à l’acte

par Raphael Brunel

Une fois au pied de l’escalier d’accès, on s’engouffre dans une cavité qui se déploie comme un labyrinthe sur plusieurs kilomètres et dont le taux d’humidité avoisine les 80%. On suit les boyaux, droite, gauche, jusqu’à atteindre une vaste salle qui s’élève jusqu’à la surface, une dizaine de mètres plus haut, d’où point la lumière du jour par un soupirail. Dans la région, cette chambre souterraine est appelée une crayère. Celle-ci est totalement obstruée par une immense construction en bois, ne laissant au sol qu’un passage pour la contourner. Cette installation monumentale aux airs d’échafaudage médiéval est une œuvre produite in situ par les frères Chapuisat. Comme pourraient le laisser penser les premiers lignes de ce texte, elle n’a pas été construite dans un site dédié aux fanas de spéléologie – activité que les Chapuisat pratiquent par ailleurs en amateurs – mais dans la très prestigieuse cave du monopole Vranken-Pommery à Reims, à l’occasion d’une rétrospective des différentes éditions du Printemps de septembre. L’édifice a été inspiré par une cage d’écureuil, structure tubulaire métallique qui peuplait autrefois les aires de jeux pour enfants avant d’être interdite pour des questions de sécurité. Un risque pour la sécurité : voilà une idée qui ne pouvait manquer d’exciter ces éternels ados casse-cou, surtout s’agissant d’adapter ce type d’élévation au volume et à la forme d’une crayère aussi haute et large. Résultat : trente tonnes de bois empilées et vissées, à escalader à condition de ne pas être sujet au vertige et à la crainte de voir la structure tanguer graduellement à mesure que l’on s’approche du sommet. Paradoxe qui fait tourner en bourrique les normes d’accueil des publics, l’expérimentation de l’œuvre par le spectateur est bien évidemment interdite pour des raisons de sécurité. Lors de l’ascension ou en se faufilant au sol entre les poutres de bois, on aperçoit une cabane étroite, nichée au cœur de la sculpture, lieu de halte pour se reposer de l’effort ou cocon pour se couper du monde.

 

 

intra muros

Intra muros, vue de l'installation aux swiss awards, Basel, 2006

 

 

Les Chapuisat s’attachent en effet moins au mythe de la caverne qu’à celui de la cabane, lié autant à l’enfance qu’aux origines de l’architecture et du développement de la vie communautaire dont ils monumentalisent les ressorts et les enjeux en constructions aussi complexes qu’éphémères. Avec Hyperespace (2005), Gregory et Cyril Chapuisat occupent la Neue Kunsthalle de St. Gallen en érigeant des tunnels en carton dans lesquels le spectateur, qui y a accédé par une cimaise factice, chemine à plat ventre le long d’un circuit qui le ramène à son point de départ. Suivront Intra-Muros 1, 2, 3, en apparence de banals murs blancs type white cube mondialisé, sauf que ceux-ci abritent un parcours aménagé que le visiteur explore dans des positions peu confortables à l’aide d’une lampe de poche. On retrouve ici le goût pour la spéléologie et les espaces exigus dans lesquels le corps et les sens du spectateur sont largement mis à contribution et, parfois, à rude épreuve. Ces constructions de bric et de broc dans lesquelles il arrive que se cachent des zones habitables évoquent une architecture « de rue », improvisée et précaire, une existence de clandestinité ou une situation post-catastrophe, une fin du monde dans laquelle il faudrait apprendre à survivre. Les œuvres du binôme flirtent, en effet, avec la science-fiction, esquissant des amorces de récits dont l’imagination peut s’emparer mais aussi des formes plus utopiques qui trouvent dans le mythe de l’abri primitif un modèle de vie alternatif viable. Il faut préciser ici que Gregory, l’aîné, va fêter ses dix ans de nomadisme, leur biographie stipulant : « vivent et travaillent in situ ». Sans atelier fixe, ils se déplacent au gré des invitations à exposer, s’installant sur place pendant les périodes de montage. Si le nomade se met en mouvement, il reste toujours lié à un territoire de référence, comme le désert pour les bédouins. Avec une vision un peu romantique, celui des Chapuisat pourrait bien être le réseau artistique et la cabane, le mode d’installation le plus approprié, dont la construction chaque fois nouvelle s’enrichirait des expériences précédemment acquises.

 

Hyperesapce, 2005, installation à la Kunsthalle Sant Gall, Switzerland

 

 

 

Fin 2010, les frères Chapuisat s’offrent cependant une période sédentaire de trois mois en transformant le Centre d’art de Neuchâtel en lieu de vie, dormant, mangeant et travaillant à la réalisation d’un livre et d’un multiple, sur une structure bâtie sur pilotis qui s’élance jusqu’au plafond et n’a cessé d’être aménagée jusqu’à la fin de leur « hibernation ». Perchés sur cette « canopée », ils discutent avec les visiteurs surpris, leur proposant parfois de partager leur repas. À la rentrée, ils présenteront également un espace habitable au Centre culturel suisse à Paris, envahi pour l’occasion par un enchevêtrement de formes inspirées par les brise-lames « acropodes ». Repérés dans le port de Nice, ces blocs à l’aspect brutaliste dissimulent des zones vides qui créent un cheminement, un univers parallèle investi par endroits par des SDF. Là encore, à partir d’une démarche empirique, ils dessinent la possibilité d’un parcours intérieur aménagé, d’une zone d’autonomie temporaire rompant avec l’espace d’exposition tel qu’il est habituellement appréhendé par le spectateur. En arrière-plan de la dimension ludique de leurs œuvres et de la jubilation enfantine qu’elles suscitent, se profile une remise en cause ou une alternative à l’idéologie du white cube, de ses murs blancs et de son éclairage au néon.

 

Stratum, installation au centre d'art du Parvis, Tarbes

Stratum, installation au centre d'art du Parvis, Tarbes

Si les minimalistes ont introduit le corps du spectateur en art, les Chapuisat font de l’expérience vécue le ressort principal de leur travail. Mais la participation à laquelle ils invitent n’a rien d’une gentille proposition interactive. L’extrémisme physique qui les fascine tant peut se révéler cruel et sollicite tous les sens. Le visiteur se retrouve face à lui-même et à ses propres peurs, obligé d’apprendre à gérer son corps en direct – la claustrophobie étant une sensation très répandue. Présentée au Parvis en 2010, Stratum constituait ainsi un véritable puzzle humain nécessitant de trouver à chaque instant la position adéquate. La force de leur travail est de renouer avec une expérience corporelle primitive, originelle, avec les peurs et les instincts primaires de l’homme. Les parcours qu’ils dessinent apparaissent comme un rituel de passage duquel on ressortirait différent et grandi, ce qui n’est pas très éloigné d’une méritocratie refusant ce qui se donne sans effort – « cap’ ou pas cap’ ». Les Chapuisat c’est l’appel du danger, le goût d’aller au-devant des complications et de certains interdits qu’on s’impose souvent soi-même. C’est ainsi que Grégory Chapuisat s’est retrouvé coincé, pris au piège de sa propre installation (Intra-muros #3) ou qu’il s’acharne au Vent des forêts à évider un monstrueux tronc d’arbre à l’aide d’une machine capable de lui arracher en un instant la moitié du bras. Le travail est fastidieux : il dispose de cinq minutes pour creuser avant de manquer d’air et en a besoin de dix pour ressortir à reculons. L’art est une prise de risque qui ne va pas toujours de pair avec les politiques de sécurité des publics. Ayant fait les frais de fermetures de certaines de leurs installations, les frères rêvent désormais d’acquérir un espace où réaliser des structures aux normes Chapuisat.

 

Gregory & Cyril Chapuisat

Theory to Practice

By Raphaël Brunel

 

Once at the bottom of the access stairs, you are engulfed by a cavity which unfurls like a labyrinth over several kilometres, where the humidity level is close to 80%. You follow the galleries, right, left, until you come to a huge chamber which rises up to the surface, some ten metres higher, from where daylight filters in through an aperture. In the region, this underground chamber is known as a crayère or chalk pit. This latter is completely blocked by an immense wooden construction, leaving just a passage on the ground to walk round it. This monumental installation, looking like mediaeval scaffolding, is a work produced in situ by the Chapuisat brothers. As the initial lines of this article might suggest, it has not been built in a site dedicated to potholing enthusiasts—an activity which the Chapuisats pursue, incidentally, as amateurs—but in the very prestigious cellars of the Vranken Pommery  Monopole in Rheims, for a retrospective show of the different years of the Printemps de Septembre. The building was inspired by a squirrel’s cage, a tubular metal structure which used to be found in children’s playgrounds before being banned for reasons of safety. A safety risk—an idea that could not fail to excite those eternal daredevil teenagers, especially when it comes to adapting this type of elevation to the volume and form of such a tall, wide chalk pit. Result: thirty tons of wood piled and screwed together, for climbing up provided you do not suffer from vertigo and are not afraid of seeing the structure gradually sway as you get near the top. There is a paradox here which plays havoc with standards in force for accommodating the public, because spectators are obviously prohibited from testing the work for safety reasons. During the climb up, or weaving along on the floor between wooden beams, you see a small cabin, nestling in the heart of the sculpture, a place for a halt and a rest from your exertions, or a cocoon in which to cut yourself off from the world.

 

 

La chambre forte. Le vent des fôrets, 2011

La chambre forte. Vent des fôrets, 2011

 

 

The Chapuisats actually focus less on the myth of the cavern than on that of the cabin, associated as much with childhood as with the origins of architecture and the development of communal life, whose mainsprings and constructional challenges, which are as complex as they are ephemeral, they monumentalize. With Hyperespace (2005), Gregory and Cyril Chapuisat occupied the Neue Kunsthalle at St. Gallen by erecting cardboard tunnels in which viewers, who had reached them along an artificial wall, worked their way, flat on their stomachs, along a circuit which led them back to where they started. Next would come Intra-Muros 1, 2, 3, apparently common-or-garden white walls, of the worldwide white cube type, except that these walls house a specially made

circuit which visitors explore in uncomfortable positions with the help of a flashlight. Here we find a liking for potholing and narrow places in which the spectator’s body and senses are greatly called upon and, at times, subject to tough ordeals. These haphazard constructions where inhabitable areas may be hidden, conjure up a “street” architecture, makeshift and precarious, an existence of clandestine illegality or a post-disaster situation, an end of the world in which it will be necessary to survive. The works of this pair of artists flirt, in fact, with science fiction, sketching the beginnings of tales which the imagination may grasp, but also more utopian forms which find in the myth of the primitive shelter a viable model of alternative living. It should be pointed out that Gregory, the elder, is going to celebrate his ten years of nomadism, with their biography specifying: “They live and work in situ”. Without any fixed studio, they move about from one exhibition invitation to the next, setting up home, so to speak, on the spot during the assembly periods. The nomad may set himself in motion, but he always remains connected with a reference territory, such as the desert for Bedouin. With a slightly romantic vision, the Chapuisats’ territory might well be the artistic network and the cabin, the most appropriate installation method, whose construction is enriched, each new time, by previously acquired experience.

At the end of 2010, the Chapuisat brothers nevertheless offered themselves a three-month sedentary period by turning the Neuchâtel Art Centre into a place to live in, where they slept, ate, and worked on the preparation of a book and a multiple, on a structure built on piles, soaring ceilingwards, which they were forever improving until they finished their “hibernation”. Perched on this “canopy”, they talked with surprised visitors, sometimes asking them to share their meals. After the summer, they would also present an inhabitable space at the Swiss Cultural Centre in Paris, invaded for the occasion by a jumble of forms inspired by “acropod” breakwaters. Spied in Nice harbor, these brutalist-looking blocks conceal empty zones which create a way through, a parallel world used here and there by homeless people. Here again, based on an empirical approach, they outline the possibility of a developed interior circuit, a temporarily autonomous zone breaking with the exhibition space as it is usually understood by the onlooker. At a backdrop to the larksome dimension of their works, and the childlike jubilation they give rise to, there emerges a questioning of or an alternative to the white cube ideology, with its white walls and neon lighting.

 

If the Minimalists introduced the spectator’s body into art, the Chapuisats make the lived experience the mainspring of their work. But the participation they invite has nothing to do with some kindly interactive proposal. The physical extremism which so fascinates them may turn out to be cruel, and call on all the senses. The visitor finds himself facing himself and his own fears, forced to learn how to manage his body, live—claustrophobia being a very widespread sensation. Stratum, which was shown at Le Parvis in 2010, thus represented a human puzzle, no less, making it necessary to find the right position at every moment. The strength of their work is that it links back up with a primitive, original bodily experience, with all man’s primary fears and instincts. The circuits they trace appear like a ritual of passage from which you emerge different and grown-up, which is not that far removed from a meritocracy refusing what is given effortlessly—“can you or can’t you…” . The Chapuisats represent a call to danger, the desire to be one step ahead of the complications and certain bans which we often impose on ourselves. Thus it is that Gregory Chapuisat has found himself caught, trapped by his own installation (Intra-Muros #3), or that he works away at the Vent des forêts to hollow out a monstrous tree trunk with the help of a machine capable of ripping half his arm off in a trice. The work is tedious: he has five minutes to work at it before lacking air, and he needs ten to get out backwards. Art means taking risks, which does not always go hand-in-hand with public safety policies. Having paid for fasteners and locks for some of their installations, the brothers now dream of acquiring a place where they can produce structures to Chapuisat norms.

 


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