Sven Johne
S’il n’est pas né en 17 à Leidenstadt, Sven Johne a toutefois un parcours pour le moins singulier. Né en 1976 à Rügen, soit la plus grande île allemande située dans la mer Baltique – connue notamment grâce au tableau Falaises de craie sur l’île de Rügen de Caspar David Friedrich -, il a ensuite grandi à Leipzig, à l’époque deuxième ville de RDA. Difficile d’oublier ces éléments biographiques lorsque l’on s’intéresse au travail du garçon. En effet, outre un intérêt évident pour tout ce qui touche de près ou de loin au monde maritime, sa démarche artistique est profondément marquée par la réunification allemande et ses conséquences au quotidien pour des millions de personnes. Comme il l’explique lui-même, il avait treize ans lorsque le Mur de Berlin est tombé en novembre 1989 et, du jour au lendemain, le monde de son enfance a disparu. Pour avoir grandi dans un monde qui l’a rendu profondément sceptique, Sven Johne n’a eu de cesse depuis de décrypter les conséquences de ce bouleversement politique majeur et de dénoncer les travers de nos sociétés contemporaines. S’inscrivant à la croisée de la photographie documentaire, de l’art et du journalisme, il cherche à déconstruire la forme documentaire classique, laissant planer une troublante incertitude sur les histoires qu’il raconte et instillant le doute sur la provenance et la véracité de ses images. Il associe d’ailleurs son travail au mot allemand Verdichtung, qui signifie à la fois intensification, fabrication ou compression et évoque également le terme de « réalité amplifiée ».
Wanderung durch die Lausitz (Une promenade à travers la Lusace) (2007) est emblématique de cette démarche. Situé en ex-RDA, Walddorf est un petit village de la province de Lausitz, touché de plein fouet par le chômage suite à la fermeture de la mine de lignite voisine. Afin de redonner vie à cet endroit sinistré, ses habitants ont décidé, il y a quelques années, de le rebaptiser « Forest Village » et de le customiser à la manière d’un village du Wild West, le maire allant jusqu’à habiter la maison du shérif et les habitants jusqu’à porter des chapeaux de cow-boy. Malheureusement, après quelques mois d’effervescence, la vie a repris son cours normal et morose. Mais c’est un autre événement qui a attiré l’attention de Sven Johne et l’a amené jusqu’à Walddorf. En effet, le village a vu arriver en 2001 des loups dans la forêt environnante. À partir de ce scénario apocalyptique, l’artiste a réalisé cinq diptyques photographiques représentant le village en pleine nuit. Où s’arrête le vrai, où commence la part fictionnelle ici ? Impossible de le savoir… Si le passage des animaux à cet endroit précis peut s’expliquer rationnellement (Walddorf se situe sur un ancien chemin de transhumance des meutes de loups), l’anecdote sert avant tout de métaphore à l’artiste pour dénoncer, d’une part, les rapports complexes entre Est et Ouest – comment un ex-village d’Europe de l’Est peut-il vouloir se réincarner en village de l’Ouest américain ? – et se pencher, d’autre part, sur la crise post-industrielle et ses conséquences économiques et démographiques, de Liverpool à Detroit en passant par Minsk.
Cependant, au lieu d’aborder frontalement ces questions dans une perspective journalistique d’investigation, Sven Johne préfère rester dans ce qu’il qualifie d’« in between », à savoir ce qui n’est pas montré habituellement dans les photos, pas dit dans les textes. Lorsqu’il entend parler des nombreux immigrés africains qui cherchent à rejoindre l’Europe par l’île de Lampedusa en Sicile, il se rend immédiatement sur place et en rapporte la série Badende (Les Baigneurs) (2009). Mais plutôt que de verser dans le sensationnel en cherchant à photographier des corps échoués, il ne montre que des baigneurs, obligeant le regardeur à aller plus avant pour saisir pleinement la portée de ces images.
Profondément révolté, Sven Johne cherche à dénoncer l’inexorable marche en avant du capitalisme qui laisse sur le quai des franges entières de la population. Ainsi, en s’intéressant à ces personnes habituellement invisibles et réduites au silence, qu’il s’agisse des laissés-pour-compte de la réunification (Grossmeister der Täuschung (Les grands maîtres de la tromperie) et Ostdeutsche Landschaften (Paysages est-allemands), 2005), de marins ayant survécu à un naufrage (Ship Cancellation, 2004) ou bien encore des derniers gardiens de phare allemands (Letzte Wärter (Les anges gardiens), 2008), il nous livre un point de vue aussi juste que décalé sur l’état actuel de notre société, à l’avenir incertain. L’intérêt majeur d’une telle approche réside, non pas dans une hypothétique recherche de la vérité, mais bien dans ce qu’elle nous dit de notre rapport au monde.
Cette expression est également utilisée pour qualifier, entre autres, les travaux de Walid Raad avec l’Atlas Group ou d’Omer Fast.
Ce faisant, le travail de Sven Johne s’inscrit dans ce que Guy Debord a nommé la psychogéographie, définie comme suit par ce dernier : « La psychogéographie se proposerait l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus », in Guy Debord, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », Les lèvres nues n°6, Bruxelles, 1955.
Comme l’explique Werner D’Inka, « He knows that in a good report, the terrible and outrageous are best revealed when the terms « terrible » and « outrageous » do not appear. A (visual) language that literally forces sentiment is not powerful but flat ». Extrait de « A chronicler who lies is done for », in Reports from the Crack of Dawn, Berlin : Revolver Publishing, 2010, p. 115
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- Du même auteur : Leonor Antunes, Laëtitia Badaut Haussmann, Walid Raad, Inside Information, Rossella Biscotti, History Repeating, Sterling Ruby,
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