Alexandra Leykauf
1936. Birmingham, Alabama. La vitrine d’un studio de photographe professionnel retient l’attention d’un Walker Evans fasciné par l’image standardisée et vernaculaire. Devenu célèbre, il réalise un cliché sur lequel apparaissent frontalement des dizaines de portraits d’identité soigneusement disposés en quadrillage ainsi que le mot « studio », il s’agit là d’une photographie de photographies, une habile mise en abîme de sa nature reproductible. Nous connaissons la postérité de ce principe de rephotographie et l’importance qu’il eut dans le travail d’artistes appropriationnistes comme Sherrie Levine ou Richard Prince, dans leur volonté de questionner l’image médiatique, la notion d’original et d’auteur. Nous pourrions également aborder l’œuvre d’Alexandra Leykauf sous cet angle puisqu’elle repose notamment sur l’utilisation d’images trouvées lors de recherches en archives ou en bibliothèque, que l’artiste photocopie ou photographie ensuite. Si la technique semble similaire, la démarche est toutefois bien différente. Là où Walker Evans s’attachait à saisir une réalité dont l’ordre formel préexistait à son intervention, à retranscrire ce qu’il nommait des « arrangements inconscients », Alexandra Leykauf décontextualise ces images et les réagence dans le cadre de situations nouvelles construites de toutes pièces. Elle se démarque clairement de la photographie documentaire et des stratégies conceptuelles des années 70 au profit d’une photographie du document, qui constituerait le point de départ d’un travail de mise en scène, d’une intervention de l’artiste.
L’iconographie invoquée par l’artiste allemande relève d’une typologie clairement identifiable. L’architecture, les jardins, les salles et les décors de théâtre sont les motifs récurrents de ses œuvres vides de présence humaine. C’est moins l’image significative qui attire son regard que la vue ou le détail secondaire, qu’elle collecte avec une certaine intuition sans planifier à l’avance l’usage qu’elle pourra en faire. Elle constitue ainsi une sorte de base de données dont elle associe et assemble les éléments au sein d’installations murales où se chevauchent photocopies et photographies encadrées, ou qu’elle dispose dans de petites maquettes avant de les photographier. Le retraitement de ce « déjà-là » hétérogène donne lieu à des structures formelles qui semblent produire leurs propres règles. Une œuvre comme Spitzen intrigue par sa composition regroupant une gravure de massif montagneux, une photographie d’un ouvrage de dentelle, une seconde de planches de bois négligemment superposées aux abords d’une forêt et une dernière d’un objet pointu démultiplié par un jeu de miroirs. C’est le titre qui donne peut-être ici la clé de ce mystérieux assemblage, Spitzen signifiant à la fois « dresser », « tailler » et « en dentelle ». Comme de nombreux artistes de sa génération, elle rejoue le principe collagiste des surréalistes tout en renvoyant à l’esthétique moderniste des années 20 où se croisent Kurt Schwitters, le Bauhaus, El Lissitsky et le constructivisme. Sa démarche pourrait être associée à celle du sémionaute décrit par Bourriaud, ce « créateur de parcours à l’intérieur d’un paysage de signes », qui constitue des archipels d’images, méandres d’interprétations ouvertes qui évoquent étrangement les panneaux d’indices dressés par les enquêteurs des polars hollywoodiens.
Alexandra Leykauf a l’habitude d’intégrer une même image à différentes situations de telle manière que, pour caractériser son travail, nous pourrions invoquer l’idée de kaléidoscope, lequel comprend un nombre déterminé d’éléments produisant une multitude de combinaisons. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le miroir et le prisme sont fondamentaux dans les compositions de l’artiste, au même titre que le pli qui vient perturber l’image, la reconstruire et mettre en évidence la rephotographie et la mise en scène. Ces procédés offrent une nouvelle perception de la photographie par un jeu de perspective qui semble annoncer la possibilité de sa spatialisation. Bien que la narration ne soit jamais vraiment au rendez-vous, Alexandra Leykauf maîtrise le jeu de l’illusion et invite le spectateur à se positionner face à ses œuvres troublantes, à tourner autour lorsqu’elles prennent la forme de panneaux en trois dimensions ou à s’immerger dans le labyrinthe des faisceaux du slideshow du Château de Bagatelle présenté en 2010 au Musée d’art moderne de la ville de Paris. Par une manipulation active de l’archive comme ressource iconographique mise à disposition, Alexandra Leykauf réalise des œuvres complexes, capables de mettre à jour l’espace théâtral de l’image.
Nicolas Bourriaud, Radicant. Pour une esthétique de la globalisation, Paris, Denoël, 2009, p. 118.
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- Du même auteur : Nora Turato, Julien Creuzet, Ismaïl Bahri, Flora Moscovici, Eva Barto,
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