Un romantisme contemporain
Dossier Pragmatismus & Romantismus
Sortir du romantisme ?
Nous avons sans doute toutes les meilleures raisons du monde de ne plus vouloir être des romantiques. Faute de place, j’en retiendrais ici deux principales. À l’évidence, le pathos romantique, avec ses nombreuses postures existentielles (le cynisme, le désenchantement), artistiques (la fleur bleue inventée par Novalis) et politiques (le culte du moi et du grand homme), reste largement problématique. Au point qu’on serait bienvenu de guetter, pour mieux les dénoncer, les traces « romantiques » de l’émotion et du chantage permanent à l’affect dans les politiques actuelles… La maladie romantique de la civilisation néo-chrétienne, fascinée par le spectacle de son agonie, que diagnostiquait Nietzsche, en philosophe médecin, appelle pareillement notre vigilance critique (1). Le second point constitue le noyau dur de la question romantique, c’est celui que débatte la plupart des esthétiques post-romantiques ou anti-romantiques. Il s’agit de la thèse dite spéculative de l’art, soit, pour reprendre une formule de Jean-Marie Schaeffer, elle-même empruntée à Heidegger, la question de l’« onto-théo-logie » romantique, qui fonde pour une large part le destin de la modernité. En d’autres termes, le premier romantisme allemand a imaginé, et partiellement réussi, de répondre à la crise spirituelle de l’Occident chrétien moderne par l’avènement d’une religion esthétique, d’un « acte esthétique », celui de la poésie en « éducatrice du genre humain », comme le disent les auteurs du texte (non signé), Le Plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand. Cette religion ou mythologique nouvelle entend donc consacrer l’œuvre (notamment le poème, au sens premier de la production, du faire, du processus créateur) en sanctuaire du vrai, en présentation finie de l’infini. Les implications esthétiques et politiques de cette thèse sont innombrables dans les premières avant-gardes (notamment dans l’expressionnisme allemand et le futurisme italien) (2). La sortie du romantisme consisterait, en simplifiant, à expurger ou libérer l’art (et la société) du pathos et du sacré, c’est-à-dire aussi, à mon sens, de la lecture heideggerienne de la question romantique (celle des liens entre la poésie et la philosophie). Ce mouvement prolifique qu’on a appelé romantisme, qui a soulevé et embrasé les consciences dans l’Europe de la fin du XVIIIe à la moitié du XIXe siècles, n’en finit pas de ne pas finir. Alors, justement, comment finir, comment en sortir ?
Une première remarque tout d’abord, un rappel presque factuel. Les romantiques allemands ont été les premiers à se poser cette question, à interroger leurs limites (celle de leur « mouvement »), et partant la nature de leur inscription dans l’histoire, sous forme d’utopies provisoires : écritures de lettres, de journaux, de dialogues, de fragments non signés, tous les modes littéraires du collectif sont alors sollicités et expérimentés, à rebours d’une certaine mythologie du génie romantique enfermé dans sa tour d’ivoire. Mais surtout, la question est-elle bien posée ? Se demander comment sortir du romantisme, comment en finir avec le pathos et le sacré, c’est non seulement se donner une vue courte et partielle du romantisme, mais peut-être aussi sacrifier à une certaine idée du progrès dans les arts, une vue téléologique héritée de Vasari et Hegel, en vertu de laquelle une période chasse l’autre. Alors que le romantisme, souvent tiraillé entre des régimes temporels, a utilement bousculé cette croyance presque fétichiste au progrès dans les arts.
Il paraît difficile, pour revenir au premier point, de ne pas affiner la vision onto-théo-logique du romantisme, ou plutôt des romantismes européens, en lesquels coexistent des strates de sens très diverses. Ainsi à la figure mythique et prophétique du génie solitaire, le romantisme oppose souvent celle de l’homme du commun (chez Schleirmarcher) ou de l’interrelation non héroïque. Les frères Schlegel assument une position clairement politique lorsqu’ils fondent cette fascinante revue, L’Athenaeum, clairement inspirée du modèle républicain français. Selon Friedrich il s’agit d’« établir un ordre littéraire républicain – entièrement politique et mercantile -, une loge authentiquement cosmopolite ». Lorsqu’il évoque la fameuse Bataille dite d’Hernani de 1830, Théophile Gautier identifie dans son Histoire du romantisme sa génération en ces termes : « Le je nous répugne tellement que notre formule expressive est nous, dont le pluriel vague efface déjà la personnalité et vous replonge dans la foule ». Quant à savoir ce qu’il en est de la question du sacré ou de l’ontologie romantique, je me contente d’indiquer ici qu’une des grandes opérations du romantisme reste le travail sur l’hybridation et la combinatoire de formes disparates (données théoriques, faits empiriques, éléments issus du hasard). Question peut-être de méthode : on peut tout à fait penser l’art d’aujourd’hui avec le romantisme et en même temps contre lui. Il ne s’agit évidemment pas de dresser une liste des résidus, plus ou moins avoués ou avouables, de romantisme chez tel ou tel artiste, mais de se demander ce qui de cette période continue d’être travaillé, ou de nous être contemporain. Moins qu’un « héritage » donc, et plus qu’une prise de position idéologique, un dialogue. Une chose est de combattre un modèle, une autre de dialoguer avec des formes ou des œuvres du passé. Penser en termes de modèle, c’est inévitablement se penser et se placer soi-même dans la posture idéalisée du contre modèle, ce qui n’est jamais très éloigné d’une attitude de censeur. Tandis que travailler une matière, c’est être en retour travaillé et questionné par elle. C’est le moment où le doute s’instille dans la réalité et la féconde. Luigi Pareyson note que l’acte créateur n’est pas l’exécution concrète d’un plan abstrait préétabli, c’est un dialogue, un débat, une discorde entre la volonté de l’artiste et celle de l’œuvre, qui contraint sa liberté afin qu’elle s’émancipe en retour. Ainsi, dans le dialogue, tout, même les positions « sublimes » et idéales (le pathos et le sacré), redevient immanent. Le propre enfin du dialogue est qu’aucun interlocuteur ne détient une vérité (même chez Platon-Socrate, la vérité se construit à plusieurs), puisque le dialogue assume une position fragmentaire. Je crois réellement que les réflexions romantiques concernant le fragment et le mélange artistique et esthétique sont actives aujourd’hui, c’est-à-dire reprises et déplacées.
Fragments, mélanges esthétiques
Avoir à l’esprit certaines remarques des romantiques sur le fragment (lambeaux arrachés à un tout, ruines, tendances, figures de l’anti-tout, découpes et combinaisons d’hétérogènes…), n’est pas inutile lorsqu’on tente de réfléchir à des modes de représentation plus actuelles : tels les cuttings de Gordon Matta Clark, qui crée en quelque sorte de fausses vedute (les fenêtres paysages de la peinture de la Renaissance italienne) dans des immeubles en ruines et en cours de démolition (une fragmentation de ruines, en quelque sorte). D’une toute autre façon, l’étonnante installation labyrinthique proposée par Christophe Büchel (Dump, Palais de Tokyo, 2008), dont la forme se situait à mi-chemin d’un terrier kafkaïen, d’un abri anti-atomique et d’un atelier de clandestins, posait, en procurant un sentiment angoissant et très physique d’urgence (où étaient donc passés les occupants que nous semblions chercher ou suivre à la trace ?), le problème de l’œuvre fragment et de son lien tendu avec un tout. Cette double question (formelle, existentielle et politique) ponctuait l’ensemble de l’œuvre d’au moins deux façons : au travers des débris extérieurs qui la recouvraient de façon totalement désordonnée, et par ses innombrables éléments internes et cachés, disséminés au long du parcours, par exemple dans la salle de reliure où s’entassaient des pages et des pages, ou encore sous la forme métonymique d’un vase brisé, posé sur une table, avec son tube de colle réparatrice. Je songe encore, pour élargir le spectre à une autre forme récente, aux montages furieux et subtils de textes, de musiques et de panneaux mobiles, proposés par François Tanguy, avec le théâtre du Radeau (dernièrement, Ricercar) (3). Ces quelques exemples interrogent donc aussi les procédures de composition, sous la forme de mélanges, d’ajustements de segments, de bricolages esthétiques, en lieu et place de la géniale théorie romantique de l’imagination créatrice et de l’expressivité du moi.
De façon également très emblématique, l’œuvre de Samuel Beckett relance à sa façon, étrangement distancée et proche, la réflexion contemporaine sur notre rapport à des « ruines auxquelles on tient encore, en partie », pour reprendre une formule de Klee consacrée à l’abstraction (4). Sans lyrisme ni emphase tragique, Beckett tente de répondre à une problématique de survie : comment faire un tout avec des bribes, comment tenir debout avec des morceaux ? Là où les jeunes gens furieux de Iéna, puis les chevelus de la Bataille d’Hernani, puisaient leur énergie dans le désespoir pour remodeler le monde, Beckett prend la mesure vertigineuse de ce qui disparaît tout en s’efforçant de le recueillir. Entreprise nécessairement contradictoire, bancale et exigeante qui revient à œuvrer avec les forces de l’achèvement et de l’impossible fin, avec le silence qui ruine et rumine la parole, et la mort qui ronge les morts nés. Ces artistes et écrivains ne sont pas nécessairement « romantiques ». Peu importe à vrai dire, là n’est pas la question. Ce qui compte est bien que ces « anciennes » questions continuent de trouver des réponses provisoires, au gré de nouvelles hybridations.
(1) Cela dit, la relation de Nietzsche au romantisme est complexe, et l’amour haine qu’il voue à Wagner l’a sans doute un peu aveuglé. J’ai évoqué quelques éléments de ce rapport, fait de distance et de proximité, dans ma préface aux derniers fragments de Novalis, Art et Utopie. Les derniers fragments
(2) J’ai essayé de développer les conséquences du moment romantique, à travers les deux pôles du mythe naturel et de l’utopie historique, dans « Religion de l’art et modernité », Traces du sacré, catalogue du Centre Pompidou (sous la direction de Mark Alizart), Paris, 2008.
(3) Jean-Paul Manganaro note que la spécificité de l’acteur du Radeau « consiste essentiellement en une capacité à se fragmenter, à se constituer en fourmillements au sein d’un ensemble ». François Tanguy et le Radeau, Paris, P.O.L., 2008, p. 109.
(4) Paul Klee, Journal, trad. Pierre Klossowski, Paris, Grasset, 2004 (1959), p. 328-329. « Abstraction. Le froid romantisme de ce style sans pathos est inouï. Plus ce monde (d’aujourd’hui précisément) se fait épouvantable, plus l’art se fait abstrait, tandis qu’un monde heureux produit un art porté vers l’ici-bas. Aujourd’hui est fait de la transition d’hier à maintenant. Dans la grande fosse des formes, gisent les ruines auxquelles on tient encore, en partie. Elles fournissent matière à l’abstraction. Un chantier d’inauthentiques éléments pour la formation d’impurs cristaux. Voilà où nous en sommes. »
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