Rébellion contre l’extinction
Le texte qui suit est la transcription d’une conférence donnée le 31 janvier 2020 au Verbier Art Summit 2020 aussi publiée dans Resource Hungry: Our Cultured Landscape and its Ecological Impact par Koenig Books Londres. Le Verbier Art Summit est une plateforme artistique à but non lucratif qui génère de nouvelles idées et favorise le changement social par l’art.
Je vais évoquer ici ma récente collaboration avec la Triennale d’architecture de Sharjah dont l’édition inaugurale est sur le point de se terminer. Il s’agit de la première plateforme internationale de réflexion sur l’architecture à se pencher sur l’architecture du Sud global, et, en tant que commissaire de cette édition, j’ai proposé pour thème des droits des générations futures. J’ai choisi ce thème afin de mettre en avant l’intergénérationnalité des luttes pour la justice environnementale et spatiale dans les pays du Sud, ce qui impliquait notamment une sorte de décolonisation de ce que nous entendons de prime abord par architecture.
Il est important de dire que le Sud global n’est pas une région. C’est un archipel, un archipel qui a survécu aux empires, au colonialisme, à l’extraction capitaliste. Chaque île de cet archipel incarne une lutte pour maintenir d’autres façons d’être dans le monde, une rébellion contre l’extinction dont on pourrait dire qu’elle dure depuis des siècles.
La Triennale d’architecture de Sharjah rassemble des œuvres d’architectes, d’artistes, de militants, de chorégraphes, d’anthropologues, de scientifiques et de performeurs pour tenter de raconter l’histoire de ces luttes. Chaque projet explore une relation unique entre générations, soulevant des questions sur la crise climatique et sur le rôle de l’architecture dans notre rapport à l’environnement.
L’un des projets les plus emblématiques de cette édition est une peinture de huit mètres sur dix produite par quarante artistes issus de quatre communautés indigènes et qui a passé près de vingt-trois ans dans une caisse dans la réserve de la Mangkaja Arts Resource Agency à Fitzroy Crossing, une petite ville d’Australie-Occidentale. À l’origine de cette peinture, on trouve une histoire assez étonnante. Pour la raconter, nous devons nous tourner vers un autre type d’île, non pas une île dans un archipel mais une île-continent avec sa propre histoire coloniale de peuplement et un récit non encore formulé aussi vaste que sa masse continentale.
L’affaire Mabo contre Queensland a été réglée le 3 juin 1992 par la Cour Suprême d’Australie reconnaissant, pour la toute première fois, des droits fonciers autochtones. Cette décision a souvent été décrite comme historique mais elle n’est somme toute que l’admission sous forme juridique de ce qui, pour tout le monde, était déjà un fait incontestable : que l’Australie était habitée avant sa colonisation et que, par conséquent, ces habitants ont des droits sur ses terres.
On attribue souvent à Mabo, du nom du militant des droits fonciers, Eddie Mabo, le renversement de la terra nullius, une expression latine et un concept juridique que l’on traduit par « territoire sans maître ». L’on nous enseignait, à nous Australiens, que ce concept constituait un prétexte juridique à la colonisation britannique du continent australien, mais ce que l’on nous enseignait était faux.
Le principe de terra nullius commence à encadrer le récit de l’installation des blancs en Australie une centaine d’années après l’arrivée de la « première flotte » ; ainsi, ce que Mabo renverse alors n’est pas seulement une fiction morale et juridique, mais une fiction historique. Le continent n’a pas été colonisé, il a été conquis, et les conquérants le savaient.
Comme tant de mensonges qui persistent autour notre histoire, la terra nullius est une feuille de vigne très ancienne prise, avec le temps, pour une vérité historique. L’un des mensonges les plus pernicieux est que les Australiens indigènes vivotaient. Selon cette image de la société indigène, précoloniale, la vie n’était guère plus qu’une lutte acharnée et sans fin pour satisfaire des besoins primordiaux avec de très, très maigres moyens. Et c’est un mensonge d’autant plus pernicieux que c’est une chose d’admettre la conquête, mais c’en est une autre d’admettre que les conquis sont vos égaux. Les Australiens précoloniaux ne vivotaient pas, et le temps qu’ils consacraient à leurs cérémonies religieuses en est une preuve évidente.
Les pièges à poissons de Brewarrina — un ensemble extrêmement complexe de barrages et de déversoirs — étaient le fruit d’une véritable conception, un réel projet d’ingénierie, un projet architectural. Que faisaient ces barrages ? Ils retenaient les poissons dans des bassins fermés afin que les indigènes australiens n’aient jamais faim. Ils leur suffisait de descendre dans le bassin, d’y attraper les poissons et de les manger. On découvre encore des milliers d’exemples de ce type de structures en Australie. De fait, une révolution est en cours dans le pays en ce qui concerne notre compréhension de notre propre continent, et c’est en partie grâce à des livres incroyables comme The Biggest Estate on Earth de Bill Gammage (2017) et Dark Emu de Bruce Pascoe (2007).
Suivant la manière dont on m’a enseigné l’histoire de l’art au lycée, en Australie, la compréhension classique de la peinture de paysage australienne est la suivante : les peintres européens sont arrivés avec la « première flotte » et, parce que leur regard s’est construit dans le contexte européen, ils ne peuvent voir le paysage australien tel qu’il est. Ils le peignent comme s’il s’agissait d’un jardin européen. Mais, dans les années mille neuf cent cinquante-soixante, il y aurait eu une révolution dans la peinture de paysage australienne, les peintres apprenant enfin à regarder le paysage australien avec des yeux australiens. En un sens, ils ont décolonisé leur perspective.
Bill Gammage a fait quelque chose d’incroyablement intéressant : il a passé quinze ans à écrire son livre à partir de ces peintures, visitant les sites où elles ont été réalisées et comparant chaque fois la peinture au paysage. Il a aussi lu des journaux intimes de colons pour savoir ce qu’ils disaient sur le paysage, ce qui lui permet d’affirmer que si le continent australien a été peint par les peintres européens comme s’il s’agissait d’un domaine, d’un jardin, c’est parce qu’il en était ainsi.
Qu’est-ce que cela signifie ? La thèse du livre est que le continent australien est une mosaïque. Une petite étendue de brousse en serait une tesselle, puis juste à côté de celle-ci, mais très clairement définie comme différente, se trouverait une plaine herbeuse. Les indigènes australiens allumaient continuellement de tout petits feux dans le paysage. En fait, le paysage australien a évolué par le feu pendant des dizaines de milliers d’années. Lorsque la végétation se renouvelait après le brûlage, les kangourous, les wallabys et autres marsupiaux commençaient à se déplacer dans le paysage. Les indigènes australiens se cachaient alors dans la brousse et chassaient les marsupiaux au fur et à mesure de leurs déplacements. Ce qu’ils faisaient, c’était coordonner la migration des marsupiaux par le design du paysage, par le brûlage stratégique de ces parcelles de la mosaïque qui couvrait le continent australien. C’était déjà extraordinaire, mais il y a encore plus incroyable. Dans chacun des groupes linguistiques que j’ai rencontrés, un des membres de la communauté se voit attribuer un totem. Le totem peut être un animal ou une plante, et la personne qui en hérite est responsable de l’écosystème entier dont cette plante ou cet animal dépend pour sa survie. C’est sa responsabilité, sa responsabilité et son obligation légales, de veiller sur lui, quoi qu’il arrive. Cela signifie que si une personne dont le totem est un émeu ou un kangourou rencontre une autre communauté, elle sera présentée au membre de cette communauté qui est également responsable de cet animal. Ainsi, bien que de groupes linguistiques différents, les indigènes australiens liaient de manière transversale la gestion écologique de la terre à travers tout le continent. Gammage affirme que la seule manière de comprendre le continent australien avant la colonisation est de le considérer comme un seul domaine.
Le continent a donc été designé, mais de quel genre de design s’agissait-il ? C’était un design que les colons blancs ne pouvaient pas reconnaître lorsqu’ils sont arrivés. Les écosystèmes du continent ont été modifiés, ses rivières contrôlées, ses champs cultivés, ses mouvements, ses cycles et ses rythmes manipulés et exploités en une chorégraphie totale s’étendant sur des milliers d’années. Que pensez-vous de ça comme image de l’Australie ? Un grand projet de design intergénérationnel à l’échelle de tout un continent.
Malgré les preuves, comme je le disais, les Australiens blancs ne purent le reconnaître. Ils ne le peuvent toujours pas, mais c’est en train de changer. Un jour, cela deviendra aussi un fait incontestable.
Prenons un récent travail de recherche sur la véracité des témoignages oraux en Australie. Des chercheurs ont mené une expérience dans le cadre de laquelle ils ont interrogé vingt-trois communautés aborigènes différentes de la côte australienne, en leur demandant si leur tradition orale comportait des histoires évoquant le niveau de la mer, des histoires sur là où était situé le littoral. Et ils ont constaté que vingt-et-une des vingt-trois communautés interrogées ont corroboré avec précision la position exacte du littoral.
Cela pourrait sembler sans grand intérêt, si ce n’était que les niveaux de la mer décrits sont ceux d’il y a entre 7 000 et 18 000 ans. Il s’agit d’une histoire empiriquement vérifiable transmise sur trois à sept cents générations ! Pensez au type de structure sociale que requiert une transmission de récits aussi précise sur une aussi longue période. On est avant l’invention de l’écriture, avant l’invention du langage. Malgré le temps qui s’est écoulé, malgré toutes les tentatives de faire taire les messages qu’ils véhiculent, malgré tout ce qui s’est passé sur cette île-continent depuis 1788, ces signaux sont toujours là, et nous pouvons les distinguer si nous sommes prêts à les écouter. Si nous ne sommes pas prêts à écouter, voilà ce qui se passe [démarrant une vidéo de récents feux de brousse].
En ce moment a lieu un débat très politisé en Australie, dans lequel une seule des parties dit que nous devons apprendre des systèmes indigènes de gestion des terres. La gestion indigène des terres n’est pas séparée de l’environnement, et l’environnement australien a évolué autour du feu. Le feu est un élément naturel de l’environnement australien et, curieusement, le premier ministre du gouvernement conservateur actuellement en place, qui a-t-il choisi d’attaquer ? Il a choisi d’attaquer les auteurs des deux livres dont je viens de parler. Cela montre à quel point ces idées sont dangereuses. Imaginez, le premier ministre attaquant un universitaire qui écrit un livre sur la gestion des terres ? Il suffit de regarder le mont Kosciuszko après les incendies, c’est une vision d’apocalypse.
En 1993, suite à l’arrêt Mabo, fut établi le Native Title Tribunal. Vous le savez sans doute, en Australie, l’État est la seule source de droit. Ce droit, en matière de propriété, consiste en des déclarations publiques et vérifiables telles que des cartes, des levés, des titres et des actes. Mais il existe un autre ordre juridique en Australie dans lequel l’État n’est pas la seule source de droit, même si cet ordre juridique transmet sa loi oralement. Il n’est pas écrit ; il n’a pas édité de cartes, de levés, de titres de propriété ; il valorise le secret et l’initiation plutôt que les déclarations publiques.
Avec la loi sur les titres autochtones1, deux ordres juridiques, moraux et écologiques radicalement différents sont entrés en contact. Leur rencontre soulève des questions difficiles sur le passé, le présent et l’avenir des relations entre les Australiens noirs et blancs.
Voyons comment fonctionne la revendication d’un titre autochtone. En 1993, un groupe de communautés du Grand Désert de Sable s’est réuni à Lampu Well, à l’extrémité nord de la Canning Stock Route. Le président du Conseil foncier de l’époque a expliqué qu’en vertu de la loi sur les titres fonciers autochtones, les demandeurs devaient prouver trois choses : leur culture et leur droit ; d’où ils venaient et qui ils étaient ; et où ils ont marché sur la terre.
Au cours des quatre années suivantes, des membres de ces communautés, en collaboration avec des anthropologues et le directeur de l’Agence des ressources artistiques de Mangkaja, sont retournés sur place pour tenter de définir la zone de revendication des titres autochtones.
La zone qu’ils cherchaient à « reconquérir » avait une surface de 83 886 kilomètres carrés, soit environ deux fois la taille des Pays-Bas. Mais au cours de ce processus, la question restait de savoir comment établir, devant un tribunal australien, leur culture, leur droit, leur origine et leur identité. En d’autres termes, qu’est-ce qui, aux yeux du système juridique australien, pouvait constituer une preuve du fait que leurs droits fonciers remontent à des dizaines de milliers d’années ?
Ils ont alors pris la décision la plus surprenante qui soit : ils ont décidé de réaliser une peinture qui prouverait leur revendication de titre. Ce fut la première et, jusqu’à présent, la seule fois dans l’histoire australienne qu’une peinture était inscrite comme preuve d’un titre foncier autochtone.
Les artistes ont dû décider du type d’histoires à partager entre eux, car les différentes communautés ont chacune leurs propres histoires et, en des circonstances normales, elles sont légalement tenues de ne pas partager ces histoires avec d’autres. Ils ont également dû décider de ce qu’ils allaient partager avec le système juridique australien parce qu’ils éprouvaient évidemment une grande méfiance envers ce dernier. Ils ont décidé d’enfreindre leurs propres lois et de partager ces histoires entre eux, mais de les partager aussi avec le public et le système juridique australien afin de reconquérir leur terre, ce qui fait que ce projet est totalement contemporain, ce n’est pas une peinture traditionnelle. Ils ont ensuite pris une autre décision incroyable : ils ont décidé que, malgré leurs différences linguistiques et culturelles, ils peindraient des trous d’eau. Ils les appellent des « jilas » parce que c’est l’eau qui a rendu toutes leurs histoires égales — il est évident que l’eau est une chose incroyablement précieuse dans le désert.
Le 9 mai 1997, après quatre années de réunions, un groupe de plus de quarante hommes et femmes aborigènes des communautés de Walmajarri, Wangkatjungka, Mangala et Juwaliny se réunissent à l’avant-poste de Pirnini qui se trouve à environ six heures de route au sud de Fitzroy Crossing, dans le Grand Désert de Sable. La session plénière du National Native Title Tribunal était prévue une dizaine de jours plus tard.
Le jour suivant, le 10 mai, Jimmy Pike, l’un des artistes, prend un pinceau et fait la première marque, traçant une ligne de la Canning Stock Route. C’est la première ligne tracée sur la toile de huit mètres sur dix, et ce d’un bout à l’autre de la toile. Ses collègues artistes « trouvent » leur région, s’assoient et commencent à peindre.
Il aura fallu dix jours aux quarante artistes réunis à Pirnini pour peindre la preuve d’un régime foncier intergénérationnel pour l’Australian Native Title Tribunal. La peinture est intitulée Ngurrara II. Le mot « ngurrara » exprime le sentiment d’être chez soi. Ngurrara Canvas II est évidemment tellement plus qu’une simple peinture : c’est une intervention stratégique dans une revendication de droits fonciers qui adopte et adapte les lois et les histoires traditionnelles du « pays » pour produire des effets juridiques et politiques par des moyens esthétiques. Tout cela la rend parfaitement unique dans la tradition déjà très riche de la peinture indigène.
D’une part, c’est une véritable carte, car on peut dire qu’elle indique des choses, et c’est d’ailleurs ainsi qu’elle a été utilisée. En un sens très littéral et même matériel, elle est le pays de ces communautés. Lorsque leurs membres s’y tiennent debout, ils disent qu’ils se tiennent sur leur pays. Elle est une manière d’exprimer la loi. Elle exprime aussi la manière dont le « droit de raconter des histoires » peut être différent pour les membres d’une même communauté. Elle est un lieu de cérémonies de purification, d’entretien, d’éveil. Elle est l’incarnation de la parentèle et la maison des ancêtres. Tout cela est dans la peinture. C’est aussi un tapis. On peut marcher et danser dessus. Même les chiens peuvent marcher dessus. Il y a une histoire formidable au sujet du directeur d’une institution très connue d’Australie qui vient voir le tableau, devient furieux quand il voit des aborigènes marcher dessus et s’exclame : « Vous devez décider de ce qu’elle est ! » Ce qui est si beau, c’est justement qu’ils n’ont pas à décider de ce qu’elle est. En fait, c’est indécidable. C’est un objet unique à plusieurs niveaux comme je n’en ai jamais rencontré d’autre dans ma vie et que les non-indigènes n’appréhenderont jamais qu’aux limites de sa signification.
La peinture terminée, les artistes insistèrent pour que l’audience ait lieu sur la zone même. Dans une sorte de moment Fitzcarraldoesque à la Werner Herzog, le système juridique australien lève le camp pour se rendre dans le désert, au loin, et entendre Kogolo contre le gouvernement de l’État d’Australie occidentale.
Alors qu’ils sont appelés à témoigner, les différents artistes se dirigent vers la partie qui représente leur région. Ils s’y tiennent debout et, parlant soit en anglais soit dans l’une des quatre langues indigènes, ils racontent l’histoire de leur vie. Ils racontent qui ils sont, comment ils se sont déplacés à travers le pays. Ils expriment leur culture, leur droit, leur origine.
L’un des membres du tribunal déclare (dans les témoignages) qu’il s’agit de « la preuve la plus éloquente et la plus accablante qui ait été présentée devant un système juridique australien ».
Le verdict a été rendu dix ans plus tard, en 2007. Ont-ils eu gain de cause ? Bien sûr.
Au cours de son jugement, le juge Gilmour a déclaré : « Puis-je dire qu’en rendant ces ordonnances, cette Cour ne vous donne pas un titre autochtone? La Cour détermine que le titre autochtone existe déjà. Qu’il détermine que c’est votre terre. Qu’il est basé sur vos lois et coutumes traditionnelles et qu’il l’a toujours été. Cette législation dit à tous les Australiens que c’est votre terre et que cela a toujours été votre terre. » Et nous devrions ajouter que ce sera toujours leur terre, une zone de plus de 80 000 kilomètres carrés rendue à ses propriétaires coutumiers au moyen d’une peinture de huit mètres sur dix, ce n’est pas si mal…
Pour ma part, j’ai découvert l’existence de cette peinture dans un ouvrage de 2014 intitulé Déclaration d’interdépendance : une approche juridique pluraliste des populations autochtones2écrit par l’anthropologue Kirsten Anker et j’ai pensé : « Il n’y a aucune chance que cette histoire soit vraie ! Comment aurais-je pu ne jamais en entendre parler ? »
Il s’avère qu’en fait personne ou presque n’a entendu parler de cette peinture. Nous travaillions sur le projet depuis des mois, mais depuis Londres, du point de vue de l’Institute of Contemporary Arts. J’ai été ravi quand, après des mois de discussion, l’ICA a accepté de me rencontrer.
En avril 2019, je me suis rendu en Australie occidentale pour rencontrer les artistes survivants et les descendants désignés des artistes décédés. En fait, il n’y a que six artistes sur les quarante du groupe initial qui soient encore en vie. Au centre éducatif Karrayili de Fitzroy Crossing, je leur ai expliqué mes ambitions pour la Triennale de Sharjah, et j’ai écouté leurs ambitions pour la peinture.
Terry Murray était le plus jeune de ces peintres. Il a ouvert la séance par une minute de silence pour toutes celles et ceux qui étaient décédés, pour toutes les générations précédentes qui avaient fait partie de la peinture mais ne pouvaient être là. Dès le départ, l’idée des droits intergénérationnels n’aurait pu être exprimée avec plus de force.
Comme vous l’avez peut-être remarqué, la peinture s’appelle Ngurrara II, car les artistes en ont réalisé deux. De leur propre aveu, ils ont un peu raté Ngurrara I, mais comme il s’agissait de la première édition, elle a été néanmoins acquise par la National Gallery of Australia. Ainsi, Ngurrara II est l’une des seules œuvres collectives à rester propriété collective en Australie. Le rêve de ses auteurs est de l’exposer sur le site où elle a été peinte, dans une partie reculée du désert australien, et d’essayer de développer une économie autour d’elle, ce qui est le projet sur lequel nous commençons tout juste à travailler.
Quant à mon ambition — exposer cette toile à Sharjah — je n’ai pas eu besoin de leur expliquer mon projet. Ils l’ont compris d’emblée. La seule question qu’ils m’ont posée était : « Est-ce que les gens qui ont réalisé les autres œuvres de l’exposition se soucient eux aussi de leur pays ? » J’ai pu répondre positivement et la toile est arrivée à la Triennale et a été installée dans l’un des espaces de la Sharjah Art Foundation. Au troisième jour du programme d’ouverture, il y a eu une cérémonie d’éveil pendant laquelle, de façon tout à fait spontanée, a été répété ce qui s’était passé lors de l’audience, sauf que, cette fois, c’était, en un sens, chargé d’émotion, parce que ce n’étaient pas les artistes eux-mêmes qui partageaient cela, c’étaient les fils et les filles des artistes qui marchaient vers les régions que leurs parents avaient peintes et nous expliquaient ce que chaque partie de la peinture signifiait pour elles et pour eux.
J’aimerais conclure en évoquant un tout petit aspect de la peinture : ce cercle bleu avec les lignes blanches qui s’en échappent, c’est le jila, le trou d’eau. Le jila a presque la même taille dans la peinture que dans la zone réelle de 83 886 kilomètres carrés, mais le petit jila est considéré comme si précieux, et la relation à l’eau qu’il exemplifie est si sacrée, que c’est ainsi que ces artistes lisent l’environnement. Ce qui est absolument extraordinaire à mes yeux, c’est que l’échelle du jila dans la peinture n’a rien à voir avec sa dimension dans la vie réelle parce qu’en fait, elles sont proportionnelles. Plus que cela, les lignes blanches représentent les chemins que les gens empruntent, au travers d’un vaste désert de sel, pour arriver au jila. Les chemins eux-mêmes (vous devrez imaginer une surface blanche complètement plane) ont une profondeur de quelques millimètres. Ils sont presque invisibles, ce ne sont que de très légères dépressions. Chaque communauté suit ce chemin parce qu’elle sait que c’est le chemin qu’ont emprunté ses ancêtres pour se rendre au jila.
Ce qui est vraiment beau ici, c’est qu’il est rendu avec une sorte de clarté d’un site qui est si sacré qu’il forme le centre de tout un système conceptuel, juridique, religieux et rituel dans l’un des environnements les plus chauds et les plus secs de la planète, et ce depuis des dizaines de milliers d’années.
Quel signal cela nous transmet-il aujourd’hui ? Ces humbles faits nous orientent vers quelque chose qui me semble fondamental. Dans cette peinture, ce que nous voyons n’est pas seulement un archipel de jilas mais la matérialisation d’un mode d’existence alternatif ; un ensemble alternatif de compréhensions, de perceptions, de sentiments entre les gens, et entre ces gens et leur pays.
La Triennale d’architecture de Sharjah a réuni différents sites de lutte sociale pour tenter d’expliquer combien ces modes d’existence alternatifs sont précieux, en particulier dans la manière dont ils incarnent différentes manières d’être dans le monde, hors des modes de relation xénophobes, extractifs et capitalistes qui dominent actuellement le monde, qui nous mènent à l’épuisement et, bientôt, à l’extinction.
La lutte du peuple Ngurrara est l’une des innombrables luttes qui se déroulent dans le Sud global. Nous vivons dans un crépuscule entre deux mondes. La planète sur laquelle nous pensons vivre n’existe plus. L’augmentation de la température mondiale rendra bientôt le centre de l’Australie impropre à la vie humaine. Bientôt, une deuxième série de processus irréversibles amènera les indigènes australiens à quitter leur pays — peut-être pour toujours.
Aujourd’hui, tous les murs du monde, tous les centres de détention de réfugiés, toutes les installations de traitement, toutes les exterminations et décimations des cultures indigènes, tous les Trump, tous les Bolsonaro, tous les Morrison, ne peuvent empêcher le Nord de faire l’expérience de ce que signifie l’extinction d’un monde.
1 Le Native Title Act 1993 est une loi adoptée par le Parlement australien dont l’objectif est de « fournir un système national pour la reconnaissance et la protection des titres fonciers autochtones et pour leur coexistence avec le système national de gestion des terres ».
2 Kirsten Anker, Declaration of Interdependence: A Legal Pluralist Approach to Indigenous People (2014), Routledge 2017.
Traduit de l’anglais par Aude Launay
Image en une : Ngurrara: The Great Sandy Desert Canvas
articles liés
Une exploration des acquisitions récentes du Cnap
par Vanessa Morisset
Le marathon du commissaire : Frac Sud, Mucem, Mac Marseille
par Patrice Joly
Pratiquer l’exposition (un essai scénographié)
par Agnès Violeau