La matière du possible
Dossier Pragmatisme et romantisme
« Au plus près de toutes choses est ce pouvoir qui façonne leur existence. Tout près de nous les plus grandes lois sont sans cesse expliquées ». Thoreau, Walden.
Je pars d’un constat simple sur les manières de faire de jeunes artistes qui mettent l’accent sur la matérialité de l’œuvre, pour la plupart au sein d’une pratique de sculpture affirmée comme telle. Ils privilégient le processus, durée ou expérience, qui transparaît dans la forme finale. C’est donc en un sens communément philosophique que l’on peut les qualifier de pragmatiques : les moyens, les procédures et les matériaux qui constituent l’œuvre sont visibles. Ainsi les traces des différentes opérations apparaissent-elles dans les sculptures fait-main de Dewar & Gicquel (qui taillent, scient, cousent, moulent eux-mêmes), ou bien est-ce le matériau qui travaille dans le temps, comme la terre crue qui sèche et craquelle (Katinka Bock, Guillaume Leblon) ou les étagères industrielles en fer cuites au four qui « tremblent » (Set of Shelves).
Ces artistes sont les héritiers assumés d’un art des années 1960 qui, ne voulant pas nier l’expérience humaine, a réagi contre un art trop rationnel, contre la position de retrait de l’artiste préconisé par l’art minimal, l’art conceptuel ou le pop art. Les dénominations telles que Arte Povera, Antiform, ou Process Art ont permis de diagnostiquer des positions artistiques en fonction de manières de faire qui privilégiaient matériau, procédures, durée. De façon simple, Mel Bochner, à propos d’Eva Hesse dont il appréciait fort le travail, distingue deux sortes d’artistes : ceux qui se salissent et ceux qui ne salissent pas. Robert Smithson comprit le travail d’Eva Hesse, d’autant plus exemplaire d’une approche décalée dans le contexte new-yorkais qu’elle fréquentait assidûment certains minimalistes et conceptuels : « L’œuvre d’Eva était très rationnelle, mais comme une lutte avec des forces irrationnelles qui la traversaient. »
Terre
La vidéo Note offre une scène primitive de l’artiste au travail : Guillaume Leblon patauge dans la boue qui tapisse le sol de son atelier, où il a fait déverser deux tonnes de terre. Cette scène, réminiscence de Jackson Pollock, Bruce Nauman et Robert Smithson campe un portrait d’artiste qui s’implique physiquement, établit un contact direct avec la matière et pratique l’art dialectique du site et du non-site. En reprenant la figure conventionnelle du démiurge face à la matière, l’artiste affirme que son lieu est avant tout l’atelier.
L’art ne s’est pas réalisé dans le monde selon les programmes avant-gardistes, il a donc survécu à la fin de l’art et demeure en tant que domaine spécifique. Si le contexte définit ce qu’il nous est permis de faire et d’espérer, alors celui actuel d’un monde post-moderne et globalisé, sans idéal ni utopie, produirait une attitude moyenne que l’on peut qualifier de « faire-avec », mélange d’impuissance et de molle acceptation, position par défaut, sinon par soumission. Dans le domaine de la critique d’art, Hal Foster diagnostique une « absence de paradigme » pour penser l’art du présent, établie d’ailleurs en « paradigme-de-l’absence-de-paradigme » (1) , auquel correspond un faire avec qui peut prendre le sens positif d’un « faire-de-nouveau ». Ce faire avec peut en effet être interprété différemment selon le point de vue que l’on adopte : celui des grandes idées, ou celui du processus et d’un quotidien salissants. Dans une optique pragmatique, faire avec consiste à admettre les circonstances qui nous entourent, donc à s’inscrire au sein d’un processus, d’une continuité, afin de se donner les moyens de changer une situation de l’intérieur, s’il s’agit de la changer.
Se concentrer sur ses moyens propres et sur le fonctionnement des choses ne relève pas d’une position de repli. Au contraire, ces artistes travaillent au sein de la réalité, s’impliquant physiquement dans la fabrication de l’œuvre, choisissant des matériaux bruts, ou un temps lent. Sculpter la matière dessine peut-être une utopie concrète, réalisable, à portée de main : comment fabriquer un possible ?
De plus, la plupart ces œuvres explorent divers aspects du monde qui nous entoure : territoires urbains (Manfred Pernice, K. Bock, Leblon), univers domestiques (Karla Black, Gyan Panchal), activités de loisir (Dewar & Gicquel), climat ou cosmos (Evariste Richer), travail du temps ou temps du travail (Dove Allouche, Giuseppe Gabellone). Si leur pratique est ancrée dans la vie matérielle, et même domestique, elle opère des renversements qui font voir les petites choses en grand, les grandes en petit. Ainsi persiste-t-il du romantisme un esprit de contradiction, une ironie positive, mais appliquée à la matière des choses : la matière malléable d’une réalité que nous pouvons transformer avec nos mains. Si l’époque n’est plus propice aux utopies collectives, il convient alors de regarder ce qui est possible ici et maintenant.
« Le décor nous comble » (Debord)
Les formes ont une vie matérielle et ne sont pas seulement abstraites, elles nous habitent autant que nous les habitons, elles nous déterminent de l’intérieur et de l’extérieur. Pernice et Leblon prennent en compte leur existence concrète, l’un en confrontant la grandeur passée du modernisme à ce qu’il est devenu, l’autre en actualisant une architecture désuète.
Manfred Pernice interprète les restes des utopies avant-gardistes qui ont construit en partie nos villes. Ses sculptures architectoniques qui évoquent l’architecture moderniste reflètent aussi une expérience de la ville, vécue au niveau de la rue. Elles condensent plusieurs figures citadines : le kiosque (à journaux ou à hot dog), la colonne publicitaire, le building, le bunker. Leurs matériaux basiques (aggloméré, contreplaqué, carrelage, béton), leur coloris neutre les rattachent à la vie ordinaire, et même précaire, avec leur aspect non fini. Imprégnées des affects qui irriguent la ville, souillée par « la vie des gens d’en bas », ses œuvres constituent des quasi-monuments dédiés à la vie ordinaire. Il ne s’agit plus de constater l’échec des avant-gardes à construire le monde de l’homme nouveau, mais de restituer une expérience citadine, contrastée dans sa texture sociale et politique : les formes vivent leur propre ou leur sale vie, sentiments et comportements transforment les architectures.
Leblon, quant à lui, s’empare d’un objet qui, a priori, a fait son temps. Il installe dans un lieu d’art les ailes d’un moulin du XIXe, conférant à cet objet une nouvelle vie artistique et formelle, il le change en sublime sculpture, monumentale et arachnéenne (Four Ladders), ainsi qu’en nouveau ready-made antique. L’opération procède par inversion : obsolète, emblème aussi charmant que trivial du pittoresque, cet élément fonctionnel devient contemporain. Le futur s’écrit avec le passé.
Gyan Panchal, quant à lui, extrait le polystyrène, matériau trivial, omniprésent, notamment dans l’architecture. Avec ce matériau géologique et pétrochimique, il fabrique des formes primaires, c’est-à-dire archétypales et minimalistes. Du pétrole au polystyrène, de l’archétypal totem à la forme minimale, ses sculptures condensent passé et avenir : « le futur n’est que l’obsolète à l’envers » (Robert Smithson).
Sauvagerie ordinaire
Karla Black extrait de nos maisons et de nos tubes de crèmes une matière domestique et corporelle. Ses sculptures peintures, verticales et horizontales mélangent dentifrice, shampoing, gel, vernis à ongles, plâtre, coton, papier, cellophane, peinture. Fluides, onguents, baumes s’autonomisent en monochromes aux coloris douceâtres, aux textures contrastées, brillantes, poudreuses, pâteuses. Les matières raffinées qui soignent nos apparences deviennent ainsi peinture brute. Libérés, les matériaux produisent des formes, paysages ordonnés et chaotiques où se fondent l’intérieur et l’extérieur, l’artificiel et l’organique. Finalement, le monochrome est un état d’indifférenciation entropique (Punctuation is pretty popular: nobody wants to admit to much). Des papiers froissés pendent comme des peaux dissociées des corps (The opposite of the body is the world). Une sauvagerie façonne les sculptures délicates de Black, qui résistent aux formes qui comblent nos corps et nos esprits.
Tixador & Poincheval s’inventent des situations réelles, qui les plongent dans une vie brute, de quasi-survie. Ils définissent les conditions d’une aventure réelle : marcher en ligne droite de Nantes à Metz (L’Inconnu des grands horizons), creuser un tunnel pendant trois semaines les contraignant à vivre sous terre (Horizon Moins Vingt). S’ils ont les symptômes du romantique, leur quête ne vise pas un absolu, mais la réalité : une réalité qui repose sur des moyens physiques et musculaires et dans laquelle les petites choses quotidiennes redeviennent vitales. Ces aventuriers qui vont jusqu’au bout d’un réel aussi littéral qu’absurde incarnent un héroïsme ordinaire.
Dewar & Gicquel sont des travailleurs de la matière, choisissant toutes sortes de matériaux, dont ils font surgir des monstres fabuleux et communs. Leurs sculptures explosent de vitalité, car elles assemblent formes, matériaux, références de façon brutale et contradictoire. Elles viennent d’un univers culturel mutant, archaïque et industriel : des hippopotames sculptés en terre à taille réelle paissent tranquillement, mais tombent en ruine, une Maserati taille réelle, fossilisée en marbre (Mason massacre). Leurs sculptures racontent le mode de vie d’inventeurs du quotidien, dessinant le modèle d’un « conquérant de la vie domestique» .
Karla Black, Tixador & Poincheval, Dewar & Gicquel explorent la vie domestique, mais en y introduisant une sauvagerie qui permet de lui résister et de la transformer.
Le temps dense
Les œuvres de Gabellone ne sont pas dénuées de sauvagerie. Elles proviennent d’un monde primitif et raffinées. La sculpture en acier L’Assetato (L’Assoiffé), figure humaine indéfinie (120 cm), sans visage est spectrale et brute à la fois. Elle évoque une pure puissance de figuration : élan vital immobilisé ou bien Galatée en acier ? Avec une certaine emphase, cette figure incarne la lutte entre matériau et forme, réminiscence futuriste de Boccioni (Forme unique de la continuité dans l’espace, 1913). Les bas-reliefs Tobacco, en résine mélangée à du tabac et de la poussière d’argent sont bruts et précieux. Dessinées dans la matière, les figures en relief aplati évoquent Donatello et la grâce exotique des femmes de Gauguin. Matériau et formes composent une harmonie improbable, un « alliage de tous les temps ». Toujours énigmatiques, les œuvres de Gabellone sont denses : elles imposent une présence capiteuse, entêtante, mais demeurent sans origine définie, étrangères et exilées.
Katinka Bock opte pour la lenteur avec la fragilité comme horizon, ses pliages de terre crue finissent en ruine. Elle pénètre dans la physique des matériaux naturels, terre, fer, bois, cuir, pierre, qu’elle travaille en résistance, contre leurs qualités intrinsèques. Premier Piano résulte d’un échec : la cuisson ratée d’un grand pliage de terre. Le volume parallélépipédique sur socle plat est un chaos organisé. C’est le moment stabilisé d’un processus : Bock a conservé le rangement par le céramiste des fragments de la masse éclatée dans le four. Ses œuvres racontent une histoire de résistances physiques et symboliques, dont l’effet est manifeste sans avoir à se montrer
Dove Allouche a photographié d’avion la plus haute chute d’eau du monde d’un kilomètre à Salto Angel au sud du Venezuela. Puis il a reproduit au dessin des prises de vues. Le vertige de l’à-pic est étouffé par le dessin à la mine de plomb : si on identifie une mer écumante, le point de vue et le site demeurent incertains. La réalisation des cent quarante dessins laborieusement exécutés à la main d’après les photos de forêts incendiées s’est déroulée sur cinq ans, le temps pour la forêt d’eucalyptus de se régénérer (Melanophila II). Ce labeur exige l’endurance du marcheur qui s’enfonce jusqu’au « beau milieu de la forêt obscure ». Une force lente résiste dans l’image et comme un boomerang, revient de la forêt obscure et nous y replonge.
Le ciel est sur terre
Evariste Richer connaît le nom des nuages, s’intéresse aux phénomènes climatiques et cosmologiques et aux instruments qui les mesurent. Mais il est un empiriste du cosmos qui ramène le ciel sur terre, les hauteurs démesurées à leur mesure, l’infini dans le fini : un fil de cuivre de 8849 kms enroulé autour d’une bobine mesure l’Himalaya (Everest). Ce déchiffreur du « grand hiéroglyphe » qu’est le monde rappelle pourtant les romantiques qui voyaient dans la structure du cristal le cosmos. Il troue une fulgurite avec un néon (Fulgurite), concrétisant un phénomène impressionnant : l’impact de la foudre dans le sable fait fondre celui-ci produisant une fulgurite. S’il joue un démiurge forgeant des œuvres contradictoires, il demeure un matérialiste. Selon l’artiste « le cosmos est un méta-cinéma », peut-être le mettra-t-il bientôt en scène, pour notre rétine (La Rétine, 2007, La Galerie, Noisy-le-Sec).
Certains critiques déplorent aujourd’hui un repli de l’artiste sur sa pratique, une indifférence à ce qui l’entoure. Les manières de faire que j’ai évoquées montrent le contraire : les artistes s’attaquent au monde ordinaire et domestique et nous en restituent la sauvagerie, l’étrangeté, la sentimentalité : c’est-à-dire une force de contradiction et de résistance. Entre échec absolu et espoir absolu, le pragmatique faire avec contient un romantique faire contre. Les artistes façonnent donc la matière du possible. Si le réel est ce contre quoi on se cogne, il est aussi ce contre quoi l’on doit cogner, ce que l’on taille, découpe, coud, tresse, reproduit, agrandit, modifie.
Anne Bonnin est commissaire de l’exposition La Matière du possible, à la Fondation d’entreprise Ricard, Paris, du 27 janvier au 18 février 2009.
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