[Dossier Allemagne] Albrecht Schäfer

par Lucile Bouvard

Le parti pris des choses1

La pièce est sombre, presque vide. À mi-distance, contre le mur, un projecteur diapo. L’appareil en marche est posé sur un socle de fortune : son propre étui. Devant lui, à quelques centimètres de l’objectif, deux morceaux de polystyrène issus des restes de l’emballage filtrent la lumière, dessinant sur le mur opposé une forme ondulée, nimbée d’un halo blanc.

Il ne faudrait probablement pas plus de mots, juste une simple description, pour évoquer le travail d’Albrecht Schäfer : une introduction dans les faits, à l’image de ses œuvres et de la manière dont il aborde le monde qui l’environne. Proche de la figure du bricoleur2, en ce qu’il s’accommode toujours de ce qu’il a à disposition, de ce qu’il se fixe pour donné, Albrecht Schäfer pioche dans le quotidien des objets qu’il réarrange et transforme. Avec une fascination pour l’apparente banalité des choses, l’artiste se laisse guider par les qualités physiques et les caractéristiques de leurs matériaux. Toute information, tout potentiel est mis à profit pour en révéler l’identité et souligner la part d’aura3 qui y sommeille. Dans la série des Sitztgruppe/Suite, par exemple, l’artiste s’appuie sur la nature malléable du rotin humide et sur son histoire. Du groupe de chaises de départ, il crée une série de sculptures chrysalides. Le squelette des chaises, pris dans la nasse, reste visible ; tel le fossile d’une vie antérieure.

Albrecht Schäfer, Sitzgruppe / Suite, 2008, rattan, size variable, installation view KW Institute for Contemporary Art, Berlin

Albrecht Schäfer, Sitzgruppe / Suite, 2008, rattan, size variable, installation view KW Institute for Contemporary Art, Berlin

La série des Newspaintings, réalisée en 2007, joue sur le même principe. Schäfer y utilise les feuilles d’un journal qu’il malaxe jusqu’à en obtenir une pâte. Chacun des mélanges, teinté en fonction de la teneur en encre de la feuille, est ensuite appliqué sur une toile de format identique aux autres. Accrochée, l’oeuvre se présente comme un nuancier de gris dont la mise en forme minimale rappelle vaguement les ensembles modulaires de Carl André. Ce processus fondateur ne subsiste pour le spectateur que dans l’interstice entre sa forme finie et son origine. L’artiste ne cherche ni la signature stylistique, ni l’adoption d’une posture autoritaire. Il négocie avec la matière et produit les conditions d’un décalage qui rend éloquent l’engrenage du quotidien. À ce titre, le journal tient une place de choix au sein de son répertoire d’objets. Il y découpe les blocs de textes, ne laissant apparente que la structure graphique formée par les vides (Der Tagesspiegel, 11.9.05, S.8). Il en frotte les pages afin d’en reporter l’encre sous les traits flous d’une composition constructiviste (Der Tagesspiegel, 15.09.2009, S. 13). Avec « Ein Tag », présentée en 2010 au Museum Moibrosch, cette utilisation du journal prend un nouveau jour. Habituellement auto-référentielle, elle quitte la page pour se répandre, ligne après ligne, photo après photo, sur les murs de l’institution.

Le regard que porte Albrecht Schäfer aux espaces qu’il investit ne diffère en rien de la manière dont il traite les objets. Il se poste en observateur modeste et se fie à l’architecture pour trouver les prétextes de son intervention. Une moulure au plafond (Tonne), les angles d’une pièce (Spinne), chaque particularité tient de la rencontre et peut faire naître la forme. Ses installations de bois étonnent par leur élégance. Qu’elles épousent l’espace (Wave) ou se limitent à la note légère de deux tiges arquées (Untitled, 2008), elles nous confrontent avec la même intensité au paradoxe de leur force sculpturale et de leur fragilité éphémère.

À l’instar des éléments architecturaux, la lumière constitue pour l’artiste une matière. Elle participe de l’espace, l’habite et le transfigure4. Les dispositifs qu’il met en place en soulignent les trajectoires, les changements et pointent la permanence avec laquelle elle entoure nos vies. Ils excèdent l’ordinaire, ce « bruit de fond qui constitue chaque instant de notre quotidienneté »5, et l’augmentent au passage d’une nouvelle dimension sensible. Une poésie manifeste qui se déclame en silence.

Le long de la salle court un mur de toile à la surface duquel se détachent de grands rectangles lumineux, projections de la lumière qui traverse les fenêtres. Des masses sombres se précisent, puis s’estompent comme l’ombre d’un feuillage balancé par le vent.

Albrecht Schäfer, Scheibenwischer, 2009, impression pigmentaire, 53x71,5 cm, Courstesy Galerie Kamm, Berlin

Albrecht Schäfer, Scheibenwischer, 2009, impression pigmentaire, 53x71,5 cm, Courstesy Galerie Kamm, Berlin

1 Le titre de cet article se réfère au recueil Le parti pris des choses du poète Francis Ponge.

2 La pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss, 1962.

3 « L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. » Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Cerf, 2000, p. 464.

4 « Assujettis à la facilité d’un interrupteur, ils [les architectes] […] oublient les qualités infinies de la lumière naturelle grâce à laquelle une pièce est différente à chaque seconde de la journée », Louis Kahn, Silence et Lumière, ed° du Linteau, 1996.

5 C’est en ces mots que Georges Perec définit l’objet de sa recherche : « l’infra-ordinaire », dans un entretien avec Jean-Marie Le Sidaner, en 1979.

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