Anthropocenia
Parce qu’elle est un concept encore ouvert, du moins jusqu’en 2016, année au cours de laquelle se réuniront les experts de l’International Geological Congress, l’Anthropocène, l’ère dont nous sommes plus que jamais les héros (comprendre par là que l’homme maîtrise désormais la planète jusque dans son essence), attise débats, spéculations et fantasmes, non seulement parmi les scientifiques mais aussi une cohorte de penseurs dont le philosophe Bruno Latour, l’un de ses plus brillants thuriféraires. « Ce qui fait de l’Anthropocène un repère clairement détectable bien au-delà de la frontière de la stratigraphie, c’est qu’elle est le concept philosophique, religieux, anthropologique et […] politique le plus pertinent pour échapper aux notions de « Moderne » et de « modernités » écrit-il[1]. Son dernier projet en date, Le théâtre des négociations2 s’est produit fin mai 2015, au théâtre Nanterre-Amandiers, anticipation de la COP 21 de décembre jouée par plus de deux cents étudiants venus du monde entier autour d’un noyau issu de la maison-mère Sciences Po et du master SPEAP créé par Latour (projet d’expérimentation en arts et politique ressemblant des artistes comme Simon Ripoll-Hurier ou Olafur Eliasson, un critique de cinéma comme Jean-Michel Frodon, des anthropologues, chorégraphes, designers ou historiens). Parce que l’Anthropocène est une matière vivante en cours de modélisation, de définition et qui ne fait pas encore consensus, elle excite les esprits. Après avoir demandé aux étudiants de Sciences Po en 2011 de reprendre tous les échanges du sommet infructueux de Copenhague en 2009 (La négociation. Qui veut sauver le climat ?), le professeur Latour a donc convié les dirigeants de demain à plancher sur la COP de demain. Originalité du processus ? L’assemblée à saveur onusienne (avec ses représentants des 195 nations) doit également négocier avec les éléments (eau, forêts, océans, atmosphère, réserves pétrolifères intactes, etc.) et des communautés qui n’ont habituellement pas voix au chapitre comme les autochtones. De plus, les délégations d’apparence plus classique comme celles de la France, rassemblent des camps parfois antagonistes puisqu’y participent des représentants de la Polynésie, d’Areva, de la Mairie de Paris et de l’ONG Action Climat. Clash garanti ! Durant un marathon spéculatif de trois jours et deux nuits blanches, les membres ont procédé à des alliances, certains se sont retirés, le tout étant suivi sur une plate-forme web, histoire de visualiser et de modéliser les jeux d’influences, les alliances et tractations sous le manteau3.
Enfin, les étudiants de la promotion 2014-2015, Bruno Latour, Laurence Tubiana (ambassadrice française pour les négociations internationales sur le climat) et Frédérique Aït-Touati (metteur en scène et chercheuse) ont pensé une plate-forme physique accessible au visiteur-citoyen et c’est là où la formule a certainement moins bien fonctionné en raison d’une absence définitionnelle de ce « fameux » spectateur. L’accès aux négociations se faisait sur un mode spectaculaire, depuis une tribune, au compte-goutte et dans un temps compté, ne laissant aucune possibilité de capter et comprendre quoi que soit, le visiteur restant alors tributaire des porte-paroles rendant régulièrement compte de l’état des avancements des discussions dans les espaces de circulations. Amphithéâtre aux heures de projections rigides, vidéothèque mobile de Fabrice Gygi (1998, Frac Ile de France), globe luminescent dans une salle enfumée (un recours au symbolique un peu forcé), salle de repos composée de transats autour d’un quadrilatère d’eau noire navigable avec un bateau gonflable à disposition, aires ouvertes et d’autres interdites au quidam, que devait-on faire dans ce théâtre des négociations aux accès ambivalents ? Spectateur attentiste plutôt que citoyen, voilà le rôle qu’a assigné l’expérience aux quelques 1300 curieux venus durant ces trois jours, triste réalité de l’absence des peuples dans tous ces échanges, de notre absolue inutilité au cœur de ce tractatus politicus. Comme dans la plupart des pratiques d’art écologique et affiliées, on s’interroge bien trop peu sur le statut du spectateur, son activité au sein du dispositif qui pourrait être plus productive que celle de simple regardeur, son rôle de citoyen, de votant, de désabusé dépouillé d’une quelconque marge de manœuvre. Tout juste lui reconnaît-on le rôle peu enviable de responsable, voire de coupable. Mais au-delà de ce bémol, Le théâtre des négociations constitue un marqueur puissant de l’extraordinaire matière qu’est l’Anthropocène aux yeux des artistes. Armin Linke en documente tous les atours au sein de l’Anthropocene Observatory associé à Anselm Franke ainsi qu’aux architectes Palmesino et Rönnskog (Linke photographie notamment des salles de musées d’Histoire naturelle, conscient qu’est en train de se jouer un bouleversement majeur dans nos schémas de représentation) ; l’artiste canadien Charles Stankiewecz organise des conférences et investit la notion d’une réflexion visuelle sur les énergies fossiles dans une production pour l’instant littéraire, après avoir réalisé des opus vidéo paysagers paranoïaques.
Ces recherches les plus récentes recourent souvent à la photographie et à la vidéo car l’Anthropocène, à défaut de faire consensus, doit se donner une image. En effet, cette matière brute reste insaisissable car les spécialistes n’ont pas encore tranché si elle avait commencé il y a de cela 50 000 ans avec les premiers chasseurs, 5000 ans avec la domestication et la culture du riz en Asie, en 1784 avec l’invention par Watt de la machine à vapeur (marqueur de l’entrée dans l’ère du charbon et des énergies fossiles), ou encore le 16 juillet 1945 avec l’explosion de la première bombe atomique à moins que ce ne soit dans les années 1950 avec le tout plastique de la « Grande accélération » consumériste et productiviste, le plasticocène. L’Anthropocène est encore une parfaite utopie, une matière à spéculation idéale. Définir sa représentation a posteriori est tout aussi inédit, depuis une enquête au cœur des images du passé à la recherche de sa trace jusqu’à l’invention d’une esthétique parfaitement inédite, tout est possible. Et si l’Anthropocène est aussi excitante, c’est aussi parce qu’elle bouscule tout notre schéma de protection de la nature dont le développement était jusqu’ici compris comme séparé de notre sphère, une nature à protéger alimentant les débats philosophiques et éthiques sur la reconnaissance de ses qualités intrinsèques. « Aucun philosophe postmoderne, aucun anthropologue, aucun théologien libéral, aucun penseur politique n’aurait osé situer l’influence des humains à la même échelle que les fleuves, les inondations, l’érosion et la biochimie. Quel « constructivisme social », résolu à montrer que les faits scientifiques, les relations sociales, les inégalités entre les sexes, ne sont « que » des épisodes historiques fabriqués par les hommes, aurait osé dire que la même chose peut se dire aussi de la composition chimique de l’atmosphère ?4 »
Cette ère géologique est porteuse de futur, c’est là son originalité. Habituellement, les géologues déterminent les ères bien après qu’elles se soient terminées. L’Anthropocène, c’est maintenant et elle détermine l’avenir. Terrain qui permet d’envisager une géographie, des paysages, un climat, des maladies, bref tout un arsenal spéculatif qui est celui-là même qui semble faire défaut aux artistes lorsqu’il s’agit d’écologie et d’environnement. Quelles sont justement ces pratiques qui se risquent à un futurisme potentiellement biberonné au dernier Naomi Klein5, dont la lecture est d’une délectation morbide mais primordiale ? Pour l’instant, les formes sont diffuses. Du côté des apôtres implicites de Klein, The Natural History Museum, groupe polyvalent émanant du collectif artistique de Brooklyn Not an Alternative qui œuvre depuis dix ans à influencer les mécanismes de compréhension populaire dans le but de provoquer des changements sociaux et politiques, les pratiques empruntent à la grammaire et à la logique de l’activisme le plus classique. Ces artistes et chercheurs de plusieurs horizons ruent dans les brancards des institutions muséales en exigeant la démission de David Koch de son poste de membre de l’advisory board du Smithsonian National Museum of Natural History et comme mécène influent de l’American Natural History Museum de New York (kickkochoftheboard.com). Où est le problème ? Il est retors. Koch, 7e fortune mondiale en 2013 et il va sans dire, républicain, est propriétaire de Koch industries, qui donne allègrement dans le pétrole, le gaz, la chimie, l’asphalte, les engrais, la production de plastique, etc. D’où une fâcheuse tendance à intervenir lourdement dans la programmation des musées auxquels il contribue. Ainsi une exposition sur le changement climatique aura-t-elle vu les dangers et les causes de celui-ci être grandement révisés sous la pression des pétrodollars.
Le Natural History Museum (NHM) a commencé sa campagne au Queens museum en septembre 2014 par la tenue d’un symposium de trois jours où des artistes comme Mark Dion, Hans Haacke et le jeune canadien Steve Lyons, ont entre autres parlé des financements malsains des musées et de leur influence dans la représentation de la nature comme des outrages qu’elle subit. Puis à Atlanta, le 29 avril 2015, à la faveur de la plus grosse convention de l’Alliance américaine des musées avec plus de 7000 professionnels venus de soixante pays, le NHM a exposé des dioramas identiques à ceux exposés à New York. À la différence que dans les leurs, l’empreinte nauséabonde de Koch y était mise en scène depuis une vitrine dont l’ours blanc était campé sur une section de pipeline produite par Koch, jusqu’à la comparaison d’échantillons d’eau prélevés à New York et au large de la raffinerie Koch en Alaska. La démonstration clouant le bec à toute communication outrageusement rassurante de Koch quant à l’innocuité de ses installations dans des environnements fragiles. À cela s’ajoutait une programmation de films promotionnels produits par les grandes pétrolières (BP, Shell, Chevron, etc…) dégoulinant de vœux pieux et de promesses frelatées, cycle intitulé « Coal is good for you. Dirty videos by the fossil fuel industry ». En octobre, le Natural History Museum produira une nouvelle exposition à destination du public de la convention de l’association des Centres de Sciences et de Technologies à Montréal avant de filer à Paris au moment de la tenue de la COP21. Toutes ces actions, jumelées à des visites de terrains particulièrement sensibles (un lac convoité par l’industrie gazière par exemple) et une communication agressive relayée jusque dans The Guardian6, nourrissent un mode d’action qui emprunte à des stratégies connues mais suivant des enjeux d’une grande actualité. D’un autre côté, plus spéculatif, le tout récent ouvrage Art in the Anthropocene, Encounters Among Aesthetics, Politics, Environments and Epistemologies, dirigé par les universitaires Etienne Turpin et Heather Davis7, offre une somme conséquente et passionnante de réflexion tous azimuts sur le potentiel de l’Anthropocène avec des contributions de Bruno Latour, Donna Haraway, Peter Sloterdijk, excusez du peu, et d’une pléthore de contributeurs dont on reconnaîtra les noms de Vincent Normand, Fabien Giraud et Ida Soulard du côté francophone. Ces derniers y présentent Marfa Stratum, projet polymorphe (comprenant des formes sculptées, des textes et des conférences) initié en 2013 depuis la résidence texane à partir de laquelle fut envisagée une fiction géologique ancrée dans le désert du Chihuahua. Ilana Halperin nourrit son imaginaire à partir des structures cristallines et des formations rocheuses afin de matérialiser un rapport au temps géologique dans des sculptures. Pinar Yoldas réfléchit à une nouvelle vie dans la Plastisphère (An Ecosystem of Excess) générant de nouvelles espèces hybrides et une taxonomie renouvelant la table des espèces de Linné. Hormis ces exemples, les artistes restent encore attachés aux vertus du documentaire.
Ainsi Ursula Biemann du collectif World of Matter (dont la plateforme web est un exemple particulièrement réussi de démonstration des structures complexes qui lient écologies, économies et politiques à partir de films-enquêtes tentaculaires), réalise-t-elle des opus particulièrement fouillés sur l’interrelation entre global et local suivant des répercussions de décisions prises à des milliers de kilomètres d’un site. Ainsi dans un même opus, sa caméra se posera-t-elle près des exploitations de sables bitumineux d’Alberta au Canada et au Bangladesh, auprès de populations luttant de façon dérisoire contre la montée des eaux (Deep Weather, 2013). Malgré ces exemples, certains textes soulignent encore combien l’Anthropocène n’a pas d’image, de représentation franche. « L’image de l’Anthropocène n’est pas encore formée. L’Anthropocène, c’est « l’Âge de l’Homme » qui annonce sa propre extinction. En d’autres termes, la thèse de l’Anthropocène positionne l’homme à la fin de sa propre destinée. […] Pour faire court, les images de l’Anthropocène sont manquantes ; par conséquent, il est d’abord nécessaire de transcender notre incapacité à imaginer une alternative ou une meilleure situation en distinguant l’image de l’imagerie, ou de la représentation8. » Ce qui se joue avec l’Anthropocène, c’est un changement de régime de pensée. Penser au « nous » désormais le rapport de l’homme à la nature, n’est plus de l’ordre de la spéculation d’un petit groupe d’environnementalistes, penser le futur devient intrinsèque à la définition de notre passé géologique. Les lignes chronologiques ne cessent de se croiser. Et dans un discours sur le changement climatique qui demande au citoyen et aux États de penser maintenant un état de la terre qui ne se réalisera que dans cinquante ans, tout en conceptualisant le début d’une ère géologique, le challenge est des plus relevés. Et en définitive, quoi que décident les scientifiques, si l’Anthropocène n’était finalement qu’une sous-section de l’Holocène ou qu’elle ne soit même pas une ère officielle, elle est devenue le territoire de pensée le plus fertile imaginé depuis le postmodernisme.
1 Bruno Latour, « L’Anthropocène et la destruction de l’image du globe », in Emilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, Bellevaux, Editions Dehors, 2014, p. 32.
2 MAKE IT WORK / Le Théâtre des négociations, un projet de Sciences Po et Nanterre-Amandiers, 29, 30 et 31 mai 2015. http://www.nanterre-amandiers.com/2014-2015/make-it-work-le-theatre-des-negociations/
3 Les étudiants sont parvenus à quelques consensus, accords partiels et propositions parmi lesquels la création d’un statut de réfugié climatique, la reconnaissance de l’écocide comme crime contre l’humanité. Au-delà de ces principes, la meilleure des avancées est celle de comptabiliser les gaz à effet de serre (GES) importés, comprendre par là, les GES causés lors de la production de biens de consommation à l’extérieur du pays où ils sont consommés.
4 Latour, op.cit., p. 33.
5 Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, Nîmes, Actes Sud, 2015.
6 Steve Lyons et Beka Economopoulos, « Museums must take a stand and cut ties to fossil fuels », The Guardian, 7 mai 2015 : http://www.theguardian.com/environment/2015/may/07/museums-must-take-a-stand-and-cut-ties-to-fossil-fuels
7 Heather Davis et Etienne Turpin (dir.), Art in the Anthropocene, Encounters Among Aesthetics, Politics, Environments and Epistemologies, Londres, Open Humanities Press, 2015. Particularité de cette maison d’édition, les ouvrages physiques sont lisibles gratuitement sous forme pdf : http://openhumanitiespress.org/art-in-the-anthropocene.html
8 Irmgard Emmelheinz, « Images do not show : the Desire to See in the Anthropocene », in Turpin & David (dir.), Art in the Anthropocene, op.cit., p. 138.
Image en une : The Natural History Museum. Reprise d’un diorama sur le changement climatique exposé au museum d’Histoire naturelle de New York en 2009. Une section de pipeline de Koch Industries (propriété de David H. Koch, membre du conseil d’administration de l’institution) a été ajoutée. / A remake of a diorama about climate change on view at the Natural History Museum in New York in 2009. A section of a Koch Industries pipeline (owned by David H. Koch, member of the museum’s board of directors) has been added. http://thenaturalhistory museum.org/
- Publié dans le numéro : 75
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- Du même auteur : Green is the new black, Quoi de neuf, docteur,
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