r e v i e w s

Eric Manigaud

par Juliette Belleret

Eric Manigaud
Galerie Sator, Paris
« Le sang des bêtes » 
4 – 31 octobre 2025 

Lorsqu’on quitte les sillons de la pluie sur les pavés en chantier du passage des Gravilliers, qu’on entre dans l’espace de la Galerie Sator et qu’on s’installe dans le regard des œuvres d’Éric Manigaud, la première chose qui nous apparaît et qui persiste à nos yeux, c’est cette peau. On dirait plutôt une pellicule, commune à tous les dessins. Elle est très perceptible dans le début de la série en particulier, parce que le fond clair du ciel la trahit mieux que le noir des scènes d’intérieur qui arrivent après. 

Cette impression d’une pellicule campée à la surface des dessins provient des rayures présentes sur la bobine d’époque à partir de laquelle Éric Manigaud s’attache à retravailler au grain près les images projetées du documentaire de Franju « Le sang des bêtes » (1949). L’artiste reproduit, incorpore ces rayures acquises par l’image à force d’être regardée. On dirait même qu’il les suture, très nettes, sur la face des paysages et des silhouettes un peu floues, prises entre la vibration du film et celle du dessin au graphite sur trame digraphique. Plus on les regarde, plus on s’y arrête, plus la chair de l’image tremble, s’ouvre, se révèle profonde et nervurée. C’est un réseau veiné de noir et blanc qu’on a tendu et fixé en une trentaine de formats normés, accrochés en ligne parfaite sur les murs de la galerie. 

Les rayures, les sutures de l’image se confondent tantôt avec les ramures d’un arbre dénudé, tantôt avec un effet de chute, un tressaillement du paysage à la lisière des bâtiments (Franju, Le sang des bêtes, #02, 2025). On suit leur mouvement. On se tient près d’une voie ferrée, on tourne sans le savoir autour des abattoirs de Vaugirard, sciemment installés en périphérie de Paris. Sur le terrain abîmé et déserté, la surface de l’image se raye en poursuivant les lignes des antennes et des câbles au-dessus des rails. 

Eric Manigaud, Franju, le sang des bêtes #07, 2025.

Petit à petit, de format en format, les stries gagnent en profondeur. Sur le second mur de l’exposition, elles tapissent un noir profond où la perspective se dissout. On nous explique que ce contraste très fort dans les images provient de l’usage par Franju d’une pellicule orthochromatique. Ce que l’on voit, c’est une ombre marbrée qui attend un puissant cheval blanc, emmené par un homme dont les traits du visage se tiennent très exactement dans l’obscurité, bord cadre (Franju, Le sang des bêtes, #06, 2025). C’est presque un hors-champ, mais l’effet de cadrage emprunté à Franju fait exister ce visage à couvert, précisément. On est au lendemain de la Seconde guerre. Et aujourd’hui, le geste de Manigaud s’y arrête, y appuie, redouble de densité la noirceur du bourreau masqué. 

Sur le dessin suivant, le personnage disparaît complètement dans l’obscurité. On suit la chronologie du film, précipitamment. La seule source de lumière, seule réserve dans le dessin, est le corps du cheval encore immaculé. Bientôt, le jeu des stries l’atteint lui aussi, l’entache, rythme le blanc du pelage retourné et celui des dents visibles maintenant. La peau de la bête s’étire sous le corps penché de l’équarisseur. Toutes les peaux tendues sous tous les corps baissés, des corps exécutants, les bras pliés et les visages embrumés, minuscules à côté des gueules ouvertes des bêtes. 

Apparaissent petit à petit les outils des hommes qui sont faits de la même ombre que leurs visages. De la même ombre marbrée que le fond noir de l’abattoir, et que le sol où miroitent seulement quelques reflets perdus à la surface du sang (Franju, Le sang des bêtes, #20, 2025). Les réserves de blanc dans l’image s’amenuisent, se disséminent en scintillements ou en vapeurs au-dessus des corps chauds des animaux. Plastiquement, c’est la matière du corps des bêtes abattues qui s’épanche sur le reste du dessin, qui contamine son environnement. Insensiblement, elle se fond avec la fumée des cigarettes des ouvriers, la buée de leur souffles mêlée à celle des corps chauds à leurs pieds (Franju, Le sang des bêtes, #28, 2025).  

On y voit un écho des travaux précédents d’Éric Manigaud autour d’archives photographiques présentant des ectoplasmes – des membranes sécrétées par des mediums en transe, une manifestation psychique incarnée dans une dentelle de fumée (Stanislawa P., 2012). Aussi, quand le souffle chaud de la carcasse et la fumée de l’ouvrier se rejoignent au centre des derniers dessins, on s’interroge sur quelle parenté leur est suggérée.  

À la fin, c’est le tablier des ouvriers qui paraît du même blanc froissé que la peau retournée d’une bête à leurs pieds. Le choix de l’accrochage rapproche deux derniers dessins en les isolant du reste, forme de synthèse proposée au terme de la série présentée. À gauche, une carcasse a perdu sa forme et paraît comme un linceul prolongeant par le bas le tablier d’un ouvrier au premier plan (Franju, Le sang des bêtes, #29 et #35, 2025). Les tissus blancs, les haleines et les fumées se marbrent et se mêlent richement. À droite, un troupeau de moutons en désordre, aux aguets. Les rayures et les stries se fondent en volutes sur leurs flancs. L’ensemble des deux dessins vibre d’un même niveau de gris particulièrement nuancé, soufflant un dernier rapprochement entre bétail et bouchers, à la ligne.  

Vue de l’exposition Le sang des bêtes, Eric Manigaud, Galerie Sator, © Grégory Copitet

Head image : Vue de l’exposition Le sang des bêtes, Eric Manigaud, Galerie Sator, © Grégory Copitet


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