Bharti Kher

par Sarah Matia Pasqualetti

La trajectoire artistique de Bharti Kher, née à Londres en 1969 et installée à New Delhi depuis le début des années 1990, est marquée par le déplacement et l’entre-deux. Son installation en Inde, motivée par la rencontre avec l’artiste Subodh Gupta, a cristallisé l’expérience paradoxale d’une étrangeté intime : celle d’un « retour » dans un pays d’origine dans lequel elle n’est pas née. Cet écart nourrit une pratique qui traverse les frontières culturelles, sociales et symboliques, refusant toute définition fixe de l’identité. En questionnant l’authenticité et l’origine comme vecteurs d’appartenance, Kher explore les possibles transformations et métamorphoses des corps féminins. Ces derniers, directement ou indirectement présents dans chaque œuvre de l’artiste, sont des figures qui réfléchissent le caractère hybride de l’existence. 

Exposées dans le monde entier, ses peintures, sculptures et installations se situent dans un dialogue à la fois inspiré et critique à l’égard des canons occidentaux (des ready-made duchampiens aux miroirs de Pistoletto, de l’Op Art de Bridget Riley aux monochromes minimalistes de Robert Ryman, du pointillisme à l’expressionnisme abstrait, de la statuaire grecque antique aux images de la littérature ovidienne), qu’elle détourne et mélange avec des références liées à la culture indienne, comme les mythologies hindoues, les traditions tantriques ou encore l’art textile de Mrinalini Mukherjee. Grâce à ces syncrétismes, et avec une touche d’ironie dénonciatrice, elle a créé son propre langage plastique à partir des emblèmes ornementaux et vestimentaires portés par les femmes indiennes, comme le bindi, le sari et le bangle

Bharti Kher, East of the sun and west of the moon, 2015-2023.
Bois, bindis, acier doux, sari, résine, quartz vert, fil / Wood, bindis, mild steel, sari, resin, green quartz, thread. 100 × 35 13/16 × 35 13/16 pouces / inches. © Bharti Kher/ ADAGP, Paris 2025. Courtesy of the artist and Perrotin.

Les énergies matérielles du bindi 

Depuis 1995, Bharti Kher fait du bindi son matériau de prédilection. Symbole de féminité et marque du troisième œil – ou ajna chakra – qui relie le matériel au spirituel, il est utilisé par l’artiste comme un médium à la fois plastique et conceptuel. Devenu accessoire de mode sujet à l’appropriation culturelle chez Bharti Kher, il ne perd pas son pouvoir d’activation des surfaces : il interroge la manière dont nous voyons le monde, et rappelle que « l’œuvre nous regarde aussi ». Dans sa forme de spermatozoïde-serpent (animal récurrent dans le bestiaire de l’artiste), le bindi incarne les ambiguïtés entre virilité masculine et fécondité féminine.  

En fonction de ses œuvres, l’artiste diffracte cette charge symbolique infiniment plurielle du bindi. Utilisé dans ses fameuses installations monumentales, comme The Skin Speaks a Language Not Its Own (2006) ou An Absence of Assignable Cause (2007), il devient surface vibrante, membrane et peau : un seuil ou portail énergétique mettant en communication abstraction et narration. En l’agrégeant par milliers, l’artiste interroge également sa fonction d’indicateur d’identité sexuelle ou nationale. À l’échelle de la cartographie, il agit comme une flèche dessinant les flux migratoires et les dérives de peuples. Ainsi, dans la série Maps (2015) ou dans Not All Who Wander Are Lost (2015), les bindis transforment des cartes coloniales en palimpsestes où s’inscrit la mémoire mouvante des frontières et des exils. Avec ce symbole, Kher réinvente une abstraction sociale et sensorielle, où chaque point contribue à déplacer notre perception, permettant de prendre conscience de dimensions souvent invisibilisées, mais non moins présentes. 

Paysages intérieurs 

Voir ce qui d’ordinaire échappe au regard constitue l’un des enjeux majeurs de la nouvelle série de Bharti Kher, Weather Painting, avec laquelle elle revient à la peinture dans un moment de renaissance personnelle. Ces toiles s’inscrivent dans une méditation sur les paysages à la fois intérieurs et extérieurs. L’artiste y explore l’idée que ce qui advient dans la nature – cycles, forces, destructions, régénérations –, trouve son écho dans l’expérience intime du corps et de l’esprit. Les Weather Paintings montrent ainsi des paysages psychiques, intimes et abstraits, traversés d’orages, de calmes ou de mouvements souterrains, où l’espace pictural agit comme le miroir d’un état de flux et de changement permanent. Cette dimension rejoint celle de la cosmologie indienne dans laquelle le monde est produit par l’énergie féminine et dynamique de Shakti, déesse de la vitalité et de la transformation. La manifestation de cette puissance créatrice est appelée Prakriti, principe de la nature vivante et diversifiée. Certaines toiles, comme Mother’s Fury (2023) – où la voix de la Terre-Mère exprime sa colère avec la force d’un élément incontrôlable et purificateur comme le feu –, semblent ainsi faire écho à l’avertissement écoféministe de Vandana Shiva, pour qui « la crise écologique, à sa racine, est la mort du principe féminin ». 

Une partie de ces œuvres assume une forme circulaire rappelant à la fois celle du bindi et celle d’une boîte de Petri : comme des loupes tournées vers l’infiniment petit, ces peintures convoquent la dimension cellulaire du corps et les microcosmes invisibles qui se révèlent sous l’œil du microscope, en montrant un espace de transformations intérieures où le paysage devient à la fois cosmique et charnel. Leur opérativité tient à un geste fondamental dans l’art de Kher : « Briser ce qui ne peut être ouvert. » Déchirer, fendre, mettre à nu des forces invisibles sont ici des méthodes tant plastiques que spirituelles – un moyen de révéler, par la matière picturale, la dynamique invisible de ce qui nous constitue. 

Bharti Kher, Weather painting: Mother’s Fury, 2023.
Huile et pastel gras sur panneau / Oil and oil pastel on board. 6.12 × 10.12 pieds / ft. © Bharti Kher/ ADAGP, Paris 2025. Courtesy of the artist and Perrotin.

Casser et réparer 

Pour déceler ce qui reste invisible dans sa forme originelle, Bharti Kher ouvre également la matière elle-même : « Je casse les choses pour les connaître », dit-elle. Ses miroirs brisés défient les superstitions attachées à leur éclatement. Briser le reflet, c’est rompre avec l’illusion d’une unité du corps ou du soi, et révéler sa multiplicité. Dans cet acte de rupture, Kher libère les puissances contenues dans le miroir qui cesse d’être un outil mimétique pour devenir surface divinatoire, ouverte aux possibles. Aux lignes de faille ainsi dévoilées, elle applique patiemment des bindis qui, comme autant de sutures colorées, recouvrent et tiennent ensemble les éclats, transformant la fracture en une nouvelle peau. Réparer n’est pas restaurer l’unité perdue, mais inventer un autre corps, traversé par la mémoire de ses brisures. Les miroirs de Kher deviennent alors des surfaces de passage où l’identité se fragmente, se recolle et se réinvente. 

Comme les miroirs fracturés, les Intermediaries procèdent d’un geste de rupture suivi d’une recomposition. Bharti Kher collecte des golus – figurines en argile, représentant des dieux, des animaux et des humains, exposées dans les foyers à l’occasion du festival Navaratri –, qu’elle brise et assemble en créatures hybrides. Bronze monumental ou statuette recomposée, chaque pièce devient un avatar nouveau, né de la fracture. Ces sculptures agissent comme des médiateurs, des passages où réparation et métamorphose se confondent. 

Mythologies du corps féminin 

Toujours engagé dans une réinvention de la mythologie, le travail de Bharti Kher a fait émerger une tératologie féminine, où le corps devient le lieu privilégié des mutations et des hybridations. Ses « déesses urbaines mythiques » sont tour à tour ancêtres, mères, amantes, guerrières, travailleuses du sexe ou mannequins, mais aussi chimères mi-humaines, mi-animales. Inspirée par la mythologie indienne comme par le surréalisme, Kher a revitalisé le langage de l’hybride pour l’investir d’une portée politique : faire du corps féminin un instrument de résistance aux normes sociales et patriarcales. Les collages photographiques The Hybrid Series (2004), où femmes et animaux se mêlent à des objets domestiques, transforment l’espace familier en un théâtre de métamorphoses. Machines, dieux, chairs et chimères y composent un répertoire de figures liminaires, entre quotidien et merveilleux, beauté et terreur. 

À l’instar du bindi, Bharti Kher investit le sari comme matériau chargé d’une narrativité propre. Vêtement emblématique de l’Asie du Sud, transmis de mère en fille et porteur des traditions régionales du tissage, le sari condense une mémoire intime et collective. Dans la série Sari Women (depuis 2018), elle fige en résine ces étoffes souples, les drape sur des silhouettes en échangeant leur légèreté en masses vitrifiées, presque minérales. Ce geste métamorphose le vêtement en monument, révélant sa dimension rituelle et funéraire autant que son héritage domestique. Drapé et solidifié, le sari devient alors le substitut d’un corps absent ou transfiguré. Entre hommage aux lignées féminines et détournement des codes classiques de la statuaire drapée, Kher en fait un médium plastique et symbolique où s’entrelacent mémoire et transformations spirituelles. 

La technique du moulage à partir de corps réels occupe une place centrale dans l’œuvre de Bharti Kher. L’artiste y voit bien plus qu’un procédé formel : elle moule les corps pour saisir leurs mémoires. Le contact direct avec la peau instaure une intimité sensorielle où chaleur, odeurs, plis et pores deviennent vecteurs de transmission. Dans ce passage de l’épiderme au plâtre, du vivant à la sculpture, se joue une transsubstantiation alchimique : le corps perd son identité individuelle pour acquérir une présence hybride, presque mythique. Kher parle d’une pratique de transfert, où les énergies accumulées dans une vie s’impriment dans la matière. Ainsi, les moulages de Six Women (2012-2014), réalisés à partir de femmes travailleuses du sexe à Kolkata, figent des corps réels – ni idéalisés ni sexualisés, vieillissants et marqués par leurs expériences –, tout en conférant aux figures une autre peau, une autre vie. 

Après avoir longtemps façonné des déesses urbaines, Kher crée sa première sculpture en papier mâché, The Alchemist (2024), se présentant comme une sorte d’autoportrait. Cette figure féminine, encadrée par celle d’un triangle avec la pointe vers le haut (symbole alchimique du masculin), a le rôle d’une chamane ou d’une maîtresse de cérémonie, capable d’orchestrer les synergies des espaces d’exposition. L’artiste insiste sur cette dimension d’animation : ses œuvres reçoivent une personnalité, une subjectivité, une agentivité. The Alchemist incarne ainsi le geste même de l’artiste, ce rituel de foi où l’énergie investie dans la matière se transforme en présence active capable d’équilibrer les contraires. 

Bharti Kher, The Intermediaries (19), 2017.
Argile, résine, cuivre, bois, cire / Clay, resin, copper, wood, wax, 141 × 29 × 29 cm (piédestal inclus) | 55 1/2 × 11 7/16 × 11 7/16 in (including pedestal). Photo : Kei Okano. © Bharti Kher/ ADAGP, Paris 2025. Courtesy of the artist and Perrotin.

Questions d’équilibre 

Dans ses sculptures abstraites, Bharti Kher met en jeu une « poétique des contraires » où chaque élément trouve son point de gravité dans un état de tension fragile. Des œuvres comme East of the Sun and West of the Moon (2015-2023) ou A Frailty of Heart (2017) reposent sur une recherche minutieuse des forces égales et opposées, où le positif et le négatif, l’ordre et le chaos, la construction et la destruction se neutralisent dans des configurations improbables, mais pleines de grâce. Les objets semblent proches de la chute, mais tiennent ensemble, comme maintenus dans une forme de suspension magique. Cette recherche plastique reflète pour Kher une expérience profondément corporelle : « Chaque sculpture a un point de bascule, comme si elle devait s’effondrer, mais mon travail consiste à balancer ses énergies afin de la retenir. » Le geste créatif rejoint ici la condition humaine elle-même, sans cesse en réajustement. À l’instar du corps qui régule en permanence son propre balancier intérieur pour traverser le monde, ces sculptures incarnent une quête d’équilibre où les matériaux semblent agir au-delà de ce qu’ils devraient normalement accomplir. 

Qu’il soit moulé ou voilé, vu de l’intérieur ou de l’extérieur, fragmenté ou absent, le corps reste le centre de gravité des œuvres de Bharti Kher. Dans cette diversité d’approches se dessine une interrogation spinoziste, celle de « ce que peut un corps », dont l’artiste explore inlassablement les potentialités magiques, sensorielles et émotionnelles. Car pour Kher, la magie ne réside pas dans des doctrines ésotériques, mais dans la profondeur même des corps, dans l’énergie de leurs vécus et la sensibilité qu’ils transmettent. Regarder ses œuvres, c’est donc mobiliser tout son être, ressentir viscéralement plutôt que comprendre conceptuellement. En expérimentant de telle sorte ses œuvres, on perçoit qu’elles proposent une lecture de l’art comme pratique philosophique : non pas un espace où se donnent les bonnes réponses définitives, mais un lieu où s’ouvrent de justes questions. 

Bharti Kher, Weather Painting the Hunger, 2023-2024.
Huile et pastel à l’huile sur placage de teck sur planche / Oil and oil pastel on teak veneer over board,
Ø: 6 pieds / ft. Photo : Tanguy Beurdeley. © Bharti Kher/ ADAGP, Paris 2025. Courtesy of the artist and Perrotin.

Head image : Bharti Kher, The skin speaks a language not its own, 2006. Fibre de verre, bindis / Fiberglass, bindis, 142 × 456 × 195 cm.
© Bharti Kher/ ADAGP, Paris 2025. Courtesy of the artist and Perrotin.


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