Tschabalala Self

Le travail de Tschabalala Self – née à Harlem en 1990 – est désormais présent dans une soixantaine de collections publiques à travers le monde. Son style a été décrit comme unapologetic1 ou slapstick2, car au centre de ses collages de tissus recyclés, on trouve des figures racisées et sexualisées, souvent légèrement vêtues, dotées d’attributs sexuels proéminents et ostentatoires, qui jouent avec le regard du public dans une mise en scène inédite des stéréotypes portés sur le corps féminin noir.
Dans un tourbillon de points de suture, les juxtapositions de différentes trames aux motifs colorés, qui forment les silhouettes vibrantes de Tschabalala Self, reflètent les états psychologiques complexes des personnages auxquels elles donnent corps. Ses « personnages-collages », cousus et peints, faits de plusieurs parties, traduisent leurs existences fragmentées dont les morceaux se recomposent incessamment, néanmoins l’évidence de leurs fractures est là.

Si l’artiste dit « cannibaliser3 » sa propre pratique et son atelier, c’est parce qu’elle semble mettre en œuvre une sorte d’itérabilité : ce qui se répète ne se reproduit pas de manière identique, mais devient quelque chose de différent. Certaines œuvres présentent ainsi des éléments et des motifs qui renvoient à d’autres, en créant un récit commun mais discontinu.
Les techniques traditionnelles du patchwork et du quilting – utilisées par la communauté Gee’s Bend ou par Faith Ringgold, que l’artiste a rencontrée à plusieurs reprises – lui permettent d’aller vers une « déconstruction de la peinture » tout en renouant avec l’histoire de l’art afro-américain. Cela, afin de se « distancier de certains aspects négatifs ou oppressifs de l’histoire de la peinture, en la réinventant principalement par le biais du médium ». De fait, la représentation du corps féminin noir dans l’histoire de l’art occidental oscille entre l’invisibilisation et l’hypersexualisation. Cette dernière se développe dans la peinture européenne du xixe siècle, en même temps que l’abolition de l’esclavage, et perpétue ainsi, par le biais de la représentation, la même logique de domination.
Surexposition, érotisation, sexualisation… Les représentations féminines de Self fascinent et frappent à la fois par la relation très particulière qu’elles engagent avec ces clichés, car en assumant pleinement leurs caractéristiques physiques disproportionnées, elles ne les dénoncent pas frontalement. Les représentations exagérées des lèvres, des hanches, des seins et des fesses s’étendent jusqu’à des formes bulbeuses. Pour l’artiste, il ne s’agit certainement pas de reproduire les stéréotypes racistes de la femme noire sexuellement disponible, mais de tendre un miroir à son public, afin de lui renvoyer le reflet de ces simplifications.
Ces tropes sont pour l’artiste « des outils, ou des marqueurs culturels, dans lesquels on peut puiser, visuellement ou de manière subliminale, qu’il s’agit de consommer et de digérer. L’idée est de les utiliser comme un matériau de construction, culturel ou psychologique, avec lequel travailler et jouer pour créer une image qui puisse être reconnue par le public, consciemment ou inconsciemment ».
On pourrait également lire dans cette démarche une stratégie de réappropriation (adoptée notamment par le mouvement Black Power avec le terme nègre, mais aussi par des groupes féministes comme celui des Gouines rouges), qui consiste à revendiquer un appellatif initialement utilisé comme une insulte. Reprendre à son propre compte les fantasmes collectifs projetés sur les corps des femmes racisées ne signifie pas les accepter, mais plutôt inverser la relation de pouvoir instaurée par ces tendances voyeuristes.

Car c’est bien au niveau du regard que toute l’ambiguïté des figures de Self se libère : d’un côté, le regard du public, et de l’autre, ces femmes pleinement conscientes de leur to-be-looked-at-ness qui ne semblent aucunement affectées par leur visibilité. Ces personnages ne cherchent pas à attirer notre regard ou notre attention ; certains sont entièrement absorbés par eux-mêmes et par leur environnement. Ils se trouvent toujours sur un seuil, à la limite entre le regard d’autrui et une sorte de libération privée.
Les tableaux nous accordent un aperçu de la vie et de l’intimité de ces femmes. En effet, la plupart des œuvres de l’artiste déploient des scènes de vie domestique. La maison est ici la métaphore matérielle d’une intériorité psychologique : « Le foyer est le site de beaucoup d’idées formatrices, d’idées sur nous-mêmes, sur les autres. C’est un lieu psychologiquement, politiquement et émotionnellement chargé. »
Dans ses expositions récentes – comme « Around the Way » (Helsinki, 2024), « Make Room » (Dijon, 2023) ou « Home Body » (Londres, 2022) –, Self a exploré les thèmes de l’intériorité et des relations interpersonnelles dans une ambiance domestique où se rejouent les politiques identitaires relatives aux catégories de genre et de race, en prenant en compte le fait que l’espace privé peut aussi réfléchir ou amplifier les violences subies dans l’espace public.
« La maison est censée être un endroit où l’on peut s’exprimer ou trouver la liberté quant à nos actes ou comportements, mais je pense que souvent, en particulier pour les femmes, le foyer peut être aussi un autre lieu d’oppression. » Cette articulation entre réalisation de soi et enfermement se lit dans des tableaux comme La Penseuse (2024), où le garde-corps exagérément haut à motifs Sankofa de la porte-fenêtre évoque des barreaux de prison.

Projections de la féminité, les personnages de Self renvoient à la fois au corps de l’artiste et à celui des femmes fictionnelles ou historiques qui l’inspirent. Les femmes sont souvent représentées confortablement assises ; elles prennent du temps pour elles-mêmes, se donnent le droit de ne rien faire. Anti-héroïnes par excellence, leur grandeur ne se mesure pas à partir de leurs actes. Leur existence ne répond pas à la logique de l’action ou de la productivité (capitaliste, blanche et masculine), mais à celle du soin et de l’intimité. Leurs poses confiantes renouent avec l’art de s’asseoir comme geste politique, en évoquant tant la résistance des sit-in que la dénonciation de l’idéologie ségrégationniste et de la négation des droits fondamentaux de la personne – car représenter un corps noir assis dans l’espace public (un musée, une place, etc.) est une déclaration politique ; l’acte de vandalisme que subit la sculpture Seated (2022) le confirme.

Peinture, sculpture, gravure, dessin… si auparavant les différents médiums explorés n’étaient pas liés de façon organique, c’est à partir de 2021, à l’occasion de la réalisation de la performance Sounding Board, que l’artiste a orienté sa pratique vers la conception d’œuvres d’art totales. Pour cette pièce de théâtre expérimental – de laquelle elle a tiré un film –, Self n’a pas seulement écrit le script, mais elle a également conçu l’ensemble des décors et des costumes : « Depuis ce moment, j’ai toujours réfléchi à la manière de créer un environnement complètement immersif et j’ai transposé ce désir dans mes expositions de peinture. » En effet, on trouve dans ses expositions récentes des pièces de design, comme des tables ou des assises qui semblent sorties tout droit des tableaux. Censées être utilisées par le public, elles permettent de rentrer physiquement en contact avec les atmosphères des peintures, qui se matérialisent dans l’espace.

Les mêmes intentions scénographiques ont dirigé la conception du stand My House, présenté par la galerie Eva Presenhuber à Art Basel Paris 2024, où les œuvres de l’artiste ont investi théâtralement l’ensemble de l’espace. Le stand est une installation où tableaux, supports imprimés, sculptures, objets d’art et de design nous projettent dans un environnement domestique. Self s’est appuyée sur la figure historique qui accompagne depuis toujours sa pratique : Saartjie Baartman5, femme de langue khoisan également connue sous le surnom de « Vénus hottentote », réduite en esclavage et exhibée à travers l’Europe pour sa « morphologie atypique », Saartjie Baartman étant « atteinte de stéatopygie, une hypertrophie de la chaîne postérieure, ainsi que d’une macronymphie, une élongation des organes génitaux6 ».
Les sculptures de Self assument les traits d’œuvres précédentes (comme Negligee, 2023) et suggèrent une déclinaison des personnages convoqués par l’artiste en fonction du contexte culturel pour lequel elle conçoit ses œuvres. À Paris, Tschabalala Self s’interroge sur ce qu’aurait été la vie de Baartman si elle avait pu vivre librement et prendre des décisions relatives à son environnement et à son corps, au lieu d’être forcée à s’exhiber et ainsi satisfaire les plaisirs voyeuristes des organisateurs et des spectateurs des zoos humains et autres expositions d’ethnographie coloniale. Ainsi, My House examine les perceptions actuelles et passées du corps féminin noir dans le contexte culturel parisien, et offre une nouvelle existence à Baartman.
Le colonialisme français – qui a touché directement l’histoire familiale de l’artiste, originaire de la Louisiane – est symbolisé par la fleur de lys, qui rappelle la flétrissure, châtiment qui consistait à « tatouer » le motif au fer rouge sur la peau des esclaves qui tentaient de s’enfuir, réglementée par le Code noir.
Dans Sommeil Mielle (2024), les gravures des fleurs de lys se référent explicitement aux brûlures de la peau, mais Self fait aussi allusion à l’association du symbole avec la Vierge Marie. Entourer ses personnages féminins de fleurs de lys signifie pour l’artiste « leur transmettre un respect presque spirituel, afin de traiter des femmes ordinaires avec la même révérence qui est habituellement réservée à la seule représentante de la nature sacrée de la féminité ».
Dans le contexte du paysage visuel français, les références artistiques convoquées par Self sont notamment celles du fauvisme et des silhouettes de Matisse (qui s’est par ailleurs inspiré du mouvement culturel la Renaissance de Harlem), mais on pourrait également songer aux œuvres des artistes franco-américaines Niki de Saint Phalle et Louise Bourgeois, avec leurs Nanas et « Femmes maison ». Aussi, certaines tendances vers l’abstraction sont à remarquer. Tout le stand est en effet immergé dans un motif à carreaux blancs et jaunes – présent depuis 2017 dans les œuvres et installations de l’artiste – qui, dans la symbologie de son studio, se réfère au papier peint d’un espace domestique et, « presque utilisé comme geste abstrait, il est une façon de nommer l’ensemble de cet environnement comme étant une maison ».
Dans Le Festin (2024), la jupe de la femme se fond avec le papier peint. Est-elle en train de disparaître, de s’effondrer, ou plutôt en train d’apparaître, de renaître à partir d’elle-même ?

« Dans toutes les autres œuvres, la figure se trouve à différents stades de son actualisation ou réalisation. Mais dans cette dernière, la figure se désintègre presque dans l’abstraction. Cela signifie qu’elle perd son identité singulière. Dans mon travail, j’ai déjà beaucoup parlé de la signification iconographique du corps féminin noir et maintenant je m’intéresse davantage à la création de symboles que de personnages individuels. »
Ce sera peut-être grâce au passage à l’abstraction que les personnages de Tschabalala Self pourront se libérer des contradictions que l’othering gaze7 aura enracinées dans leur existence, et qu’ils pourront se défaire enfin de la dernière contrainte qui retient leur figure, celle imposée par le régime représentatif de la ressemblance.
Notes :
1) Littéralement : « sans excuses ».
2) Littéralement : « bouffonnerie ».
3) Toutes les citations de l’artiste sont issues de l’entretien du 16 octobre 2024 qui a eu lieu au stand de la galerie Eva Presenhuber à Art Basel Paris, Grand Palais.
4) Installée dans un parc de Bexhill-on-Sea, en Angleterre, la sculpture monumentale, qui représente une femme noire assise, a été recouverte de peinture blanche après son inauguration.
5) Née en 1789 en Afrique du Sud, décédée en 1815 à Paris.
6) https://memoire-esclavage.org/biographies/sarah-baartman
Head image : Tschabalala Self, My House, vue d’installation / installation view, Galerie Eva Presenhuber, Grand Palais, Art Basel Paris, 2024. Photo : Annik Wetter.
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- Du même auteur : Shio Kusaka, Jeanne Vicerial,
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