r e v i e w s

Wolfgang Tillmans

par Guillaume Lasserre

Wolfgang Tillmans
Rien ne nous y préparait. Tout nous y préparait
Commissariat : Florian Ebner, avec Olga Frydryszak-Rétat et Matthias Pfaller
Bibliothèque publique d’information, Centre Pompidou
Jusqu’au 22 septembre 2025

À Paris, le photographe allemand Wolfgang Tillmans transforme les 6000 m2 de la Bibliothèque publique d’information (BPI), vidée de ses livres, en grand théâtre des images. L’artiste invite à entrer dans son univers en plongeant dans quarante ans de création artistique qu’il fait dialoguer avec l’architecture du Centre Pompidou juste avant sa fermeture prolongée jusqu’en 2030. « Rien ne nous y préparait – Tout nous y préparait », titre-manifeste, est clamé à la manière d’un haussement d’épaules face à l’effondrement d’un monde qui, depuis les raves berlinoises des années quatre-vingt-dix jusqu’aux fractures géopolitiques de cette décennie tourmentée, n’a cessé de murmurer son agonie. Tillmans est un alchimiste du banal, un archiviste des petits riens. Il s’empare de cette bibliothèque publique, « wildly democratic », selon ses propres mots, pour y déployer un chaos organisé, une fresque tentaculaire dans laquelle l’intime et le cosmique, le trivial et le sublime, s’unissent pour signifier l’urgence de regarder avant que tout ne s’efface. Les images, chez Tillmans, se disposent en micro-événements visuels qui réclament un temps d’arrêt et d’oscillation du regard, un art de l’ « entre-deux », entre documentaire et abstraction, intimité et manifeste. Le parcours qu’il met en scène joue sur les densités. Certaines salles proposent un foisonnement de petites épreuves, accrochées sans hiérarchie apparente, comme autant de notes prises au fil d’une vie, quand d’autres prolongent l’arrêt sur image par de grandes impressions lumineuses qui obligent à la contemplation. Ce va-et-vient reflète sans doute la constance chez lui d’alterner l’éphémère et le durable, l’enregistrement direct et la transformation de la matière photographique.  

Vue de l’exposition Rien ne nous y préparait. Tout nous y préparait, Wolfgang Tillmans, commissariat : Florian Ebner, avec Olga Frydryszak-Rétat et Matthias Pfaller, Public Information Library, Centre Pompidou jusqu’au 22 septembre 2025.

Ce qui frappe chez Wolfgang Tillmans, et que l’exposition met en évidence, c’est l’attention qu’il porte à la surface. Ses images ne sont pas seulement des fenêtres sur le monde mais aussi des objets qui portent les traces de leur fabrication. L’épreuve veloutée, la tension du papier, le scintillement des couleurs, tout cela fonctionne comme une écriture tactile. Les abstractions chromatiques, souvent produites par des manipulations directes du papier ou du tirage, renvoient la photographie vers la peinture sans pour autant renier sa spécificité chimique et optique. Là où certains artistes cherchent à estomper le médium derrière un concept, Tillmans le rend lisible, palpable. La série abstraite des « Freischwimmer », par exemple, est basée sur des expériences qui naissent sans appareil photo dans la chambre noire, entre le hasard et la manipulation de l’exposition du papier photo. L’impression fascinante et monumentale de la couleur leur donne un aspect pittoresque. Les structures de l’image sont ici créées exclusivement avec la lumière, que Tillmans déplace à l’aide de ses mains. Aucun produit chimique n’intervient dans le processus. Les dessins délicats, presque noirs de l’image, qui se condensent et se dissolvent comme des nuages ici dans le vert écrasant à certains endroits, là dans le rose intense, semblent montrer l’écoulement de la lumière elle-même. La coexistence de clichés exécutés dans l’urgence, qu’il s’agisse d’images de club ou de portraits pris sur le vif, et d’images plus posées que sont les paysages, les nus ou les natures mortes, témoigne d’une pratique dans laquelle l’archive personnelle dialogue avec la recherche formelle. Cette porosité entre document et expérimentation donne au corpus une tonalité dans laquelle émotion et réflexion se répondent. 

Vue de l’exposition Rien ne nous y préparait. Tout nous y préparait, Wolfgang Tillmans, commissariat : Florian Ebner, avec Olga Frydryszak-Rétat et Matthias Pfaller, Bibliothèque publique d’information, Centre Pompidou, jusqu’au 22 septembre 2025.

Tout le travail de Wolfgang Tillmans est habité par une préoccupation constante pour le corps et le regard. Ses portraits, souvent proches, parfois frontalement nus, n’ont rien d’exhibitionniste. Ils cherchent la vérité d’une présence, l’épaisseur d’un instant partagé. L’exposition rend palpable cette éthique du portrait dans laquelle la vulnérabilité n’est pas exploitée mais reconnue. Les regards captés, parfois distraits, quelquefois défiants, d’autres fois doux, tracent une cartographie des relations humaines, faisant surgir le politique dans le privé. L’artiste n’élude jamais la dimension sociopolitique. Ses images de manifestations, ses prises de position visibles dans certaines séries rappellent qu’à l’heure de l’image-marchandise, la photographie reste un instrument de témoignage et de mobilisation. À la BPI, cet équilibre est finement dosé. L’engagement n’étouffe jamais la sensualité des images, et la sensibilité personnelle n’affaiblit jamais la portée critique. 

Vue de l’exposition Rien ne nous y préparait. Tout nous y préparait, Wolfgang Tillmans, commissariat : Florian Ebner, avec Olga Frydryszak-Rétat et Matthias Pfaller, Bibliothèque publique d’information, Centre Pompidou, jusqu’au 22 septembre 2025.

L’exposition à la BPI vient confirmer la place centrale qu’occupe Wolfgang Tillmans au sein de la photographie contemporaine. Il restera, dans l’histoire du médium, l’un des meilleurs de sa génération, celui qui aura réintroduit la fragilité et la subjectivité dans une photographie convoquée trop souvent par les impératifs du spectaculaire. Sa pratique renvoie à une filiation complexe, de la photographie intimiste des années soixante-dix et quatre-vingt, d’Arlene Gottfried à Nan Goldin, à la culture club des années quatre-vingt-dix, en passant par une conscience aiguë des enjeux politiques contemporains, tout en restant singulièrement moderne par sa manière de bricoler procédés et formats. À la BPI, elle prend la forme d’un dialogue avec le public. C’est sans doute là la réussite la plus nette de l’exposition. En évitant le geste trop démonstratif, en refusant la grandiloquence institutionnelle, la présentation laisse respirer les images et rend justice à leur ambiguïté. On sort de l’exposition avec le sentiment d’avoir assisté à une leçon de pudeur photographique : la capacité de l’image à dire sans imposer, à montrer sans simplifier. S’il est difficile d’enfermer un travail aussi polymorphe dans une formule, l’exposition à la BPI offre une lecture dense et stimulante de l’œuvre de Wolfgang Tillmans qui, comme il le fait depuis les années quatre-vingt-dix, intervient dans l’espace pour mieux réinventer la façon d’exposer la photographie. Ses images se conjuguent au présent comme autant de fragments d’une histoire vécue. « Rien ne nous y préparait – Tout nous y préparait » donne à voir un artiste qui n’a pas cédé à la facilité du style et qui continue, par la précision de ses solutions formelles et la sincérité de son regard, à renouveler le vocabulaire photographique contemporain en proposant une autre manière de regarder.  

Vue de l’exposition Rien ne nous y préparait. Tout nous y préparait, Wolfgang Tillmans, commissariat : Florian Ebner, avec Olga Frydryszak-Rétat et Matthias Pfaller, Bibliothèque publique d’information, Centre Pompidou, jusqu’au 22 septembre 2025.

Head image : Vue de l’exposition Rien ne nous y préparait. Tout nous y préparait, Wolfgang Tillmans, commissariat : Florian Ebner, avec Olga Frydryszak-Rétat et Matthias Pfaller, Bibliothèque publique d’information, Centre Pompidou, jusqu’au 22 septembre 2025.


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