Eaux souterraines : récits en confluence
Eaux souterraines : récits en confluence
Frac Poitou-Charentes, Angoulême
Commissariat : Irene Aristizábal, directrice du Frac Poitou-Charentes, Ana Roman, responsable des programmes artistiques de l’Instituto Tomie Ohtake et Catalina Bergues, curatrice adjointe.
Le premier volet de l’exposition sera présenté́ au Frac Poitou-Charentes à Angoulême du 23 mai au 28 septembre 2025. Le second à l’Instituto Tomie Ohtake à São Paulo du 13 novembre 2025 au 1er mars 2026.
Avec Marcos Ávila Forero, Minia Biabiany, Vitor Cesar & Enrico Rocha, Coletivo Coletores, Julien Creuzet, Rastros de Diógenes, davi de jesus do nascimento, Barbara Kairos, Daniel de Paula, Shivay la Multiple, Capucine Vever et Luana Vitra.

Vidéo HD, 16/9, couleur, son, 13 min 52. © Marcos Ávila Forero, ADAGP Paris 2025 – Courtesy LMNO, Bruxelles.
Dans le cadre de la Saison France-Brésil 2025, le Frac Poitou-Charentes à Angoulême accueille l’exposition collective « Eaux souterraines : récits en confluence », conçue avec l’Instituto Tomie Ohtake de São Paulo. Cette ambitieuse proposition tisse un dialogue poétique et politique entre le fleuve Charente et les rivières paulistes, plus particulièrement le Tietê, à travers les œuvres de douze artistes et collectifs français et brésiliens. À l’heure où le changement climatique impose son urgence, l’exposition se présente comme une réflexion aquatique, interrogeant les cours d’eau comme des entités vivantes, des témoins historiques et des vecteurs de transformation. Au-delà de son ambition écologique, parvient-elle à transcender les écueils d’un discours militant parfois convenu pour offrir une véritable expérience esthétique et intellectuelle ?
Penser les fleuves comme des narrateurs vivants, porteurs de récits culturels, historiques et environnementaux, telle est son ambition. Le choix du dialogue entre la Charente et le Tietê, deux cours d’eau aux contextes géographiques et historiques distincts, est d’emblée séduisant. La Charente, paisible et champêtre, contraste avec le Tietê, rivière urbaine de São Paulo marquée par la pollution et l’industrialisation. Cette mise en regard, qui structure l’exposition, permet de tisser des correspondances sensibles entre des territoires éloignés, tout en explorant des thématiques universelles que sont la pénurie d’eau, les héritages coloniaux et extractivistes, les infrastructures hydrauliques et les imaginaires d’un futur soutenable. Le commissariat, porté par Irene Aristizábal, directrice du Frac Poitou-Charentes, et Ana Roman et Catalina Bergues, de l’Instituto Tomie Ohtake, s’appuie sur une approche transdisciplinaire, mêlant vidéo, installations, performances et sculptures, pour donner voix à ces « cosmologies aquifères ». Il fait le pari audacieux de transcender les œuvres pour en faire des catalyseurs de réflexion qui sont autant d’espaces de contemplation poétique. La réussite de l’exposition dépend de sa capacité à équilibrer ces deux dimensions, tout en évitant les pièges d’une rhétorique trop illustrative.

Colle de peaux et décoctions de ceps de vigne, récipients en verre et jus de décoctions de ceps de vigne, dimensions variables © Frac Poitou-Charentes. Photo : Aurélien Mole.
Si l’exposition s’ouvre avec des œuvres inédites de Vitor Cesar & Enrico Rocha dès le petit couloir qui conduit à l’espace central de monstration, c’est à l’étage, qui surplombe ce grand espace, qu’il faut débuter la visite, face à la vidéo de Marcos Ávila Forero, Atrato (2014), qui en donne le ton. Cette œuvre, filmée sur le fleuve Atrato en Colombie, met en scène des communautés afro-colombiennes chantant leur résilience face à l’exploitation minière et aux conflits armés. La puissance de cette pièce réside dans sa capacité à faire entendre tout à la fois les voix humaines et non humaines – celles des habitants comme celle du fleuve lui-même. La vidéo enveloppe le spectateur dans un flux sonore et visuel, où l’eau devient une métaphore de la mémoire et de la résistance. Forero, qui refuse l’esthétisation gratuite, excelle à conjuguer une esthétique documentaire avec une dimension quasi mythologique.
En contrebas, disséminées dans l’exposition, trois sculptures inédites de Julien Creuzet puisent leur source dans les archives départementales de la Charente. Leurs formes organiques, mêlant matériaux bruts et motifs aquatiques, évoquent des corps fluides en perpétuelle mutation. Creuzet, fidèle à son langage hybride, entrelace les héritages coloniaux et les imaginaires caribéens. L’installation de Minia Biabiany, quant à elle, se distingue par sa délicatesse. À travers des tissages suspendus et des éléments végétaux au sol, l’artiste explore les liens entre les eaux guadeloupéennes et les histoires de migration forcée. Son travail, tout en retenue, incarne une écologie poétique, où l’eau devient un espace de mémoire et de soin. Cette œuvre, par sa matérialité sensible, touche autant l’intellect que les sens.
D’autres pièces, comme celles de Coletivo Coletores ou de Luana Vitra, s’ancrent dans une approche plus performative, interrogeant les impacts de l’urbanisation et de l’extractivisme sur les rivières brésiliennes. Vitra, par exemple, utilise des fragments de métaux recyclés pour créer des sculptures vibrantes, qui évoquent à la fois la destruction et la régénération. L’un des points forts de l’exposition est sa capacité à faire dialoguer des pratiques artistiques variées, allant de l’approche documentaire de Forero à l’abstraction poétique de Creuzet ou Biabiany. Les quatre commandes inédites – confiées à Vitor Cesar & Enrico Rocha, Julien Creuzet, Barbara Kairos et Daniel de Paula – renforcent cette diversité. Ces créations, ancrées dans les contextes locaux de la Charente et de São Paulo, permettent de dépasser le simple constat écologique pour ouvrir des perspectives sur des « futurs possibles », à l’image de l’installation de Daniel de Paula, qui explore les infrastructures hydrauliques et interroge la manière dont les sociétés humaines contrôlent et exploitent les cours d’eau, tout en proposant une réflexion sur leur agentivité propre. Cependant, en cherchant à embrasser une multiplicité de regards, l’exposition peut quelquefois donner l’impression d’un foisonnement désordonné. Certaines œuvres, comme celles de Rastros de Diógenes ou davi de jesus do nascimento, bien que pertinentes, apparaissent moins intégrées au récit global. Ici, le fil conducteur – l’eau comme entité vivante et témoin historique – est parfois noyé sous la profusion des approches, au risque de diluer l’impact global.

Installation, vidéo, caissons lumineux, papier peint, céramique, calebasses, perles, cauris et plantes, dimensions variables © Frac Poitou-Charentes. Photo : Aurélien Mole.
L’exposition s’inscrit dans un contexte où les enjeux de l’eau – pénurie, pollution, gestion – sont devenus des questions globales. Dans le Poitou-Charentes, région marquée par des aquifères karstiques et des tensions autour de l’irrigation agricole, le propos résonne avec une actualité locale. Les sources de la Touvre, qui alimentent Angoulême, ou le karst de La Rochefoucauld, enracinent l’exposition dans un territoire précis. De même, à São Paulo, le Tietê, rivière asphyxiée par l’urbanisation, incarne les défis d’une mégalopole confrontée à la crise climatique. Ce dialogue transatlantique est une réussite en ce qu’il évite l’écueil d’une vision eurocentrée, en donnant une place égale aux artistes brésiliens et français. Si les thèmes de l’extractivisme et du colonialisme sont bien abordés, ils pourraient l’être dans certains cas de manière moins allusive, en confrontant plus frontalement les responsabilités des acteurs industriels ou politiques. En ce sens, une certaine prudence se dégage de l’approche politique de l’exposition. L’installation de Barbara Kairos, qui explore les infrastructures hydrauliques, pourrait, par exemple, aller plus loin dans la critique des modèles de gestion de l’eau, souvent dictés par des intérêts économiques.
« Eaux souterraines : récits en confluence » est une exposition qui séduit par son ambition et sa capacité à faire dialoguer des territoires, des histoires et des esthétiques. En reconnaissant les cours d’eau comme des êtres vivants, dotés de droits et de mémoires, elle propose une réflexion urgente et universelle, portée par des œuvres souvent puissantes. On peut saluer la richesse des dialogues transatlantiques et la qualité de certaines pièces – celles de Forero, Biabiany ou Vitra en tête – tout en regrettant un manque de radicalité dans l’ensemble. L’exposition reste néanmoins une invitation précieuse à repenser notre relation à l’eau, dans un monde où celle-ci est un enjeu de survie tout autant que de poésie.

Au sol, Minia Biabiany, J’ai tué le papillon dans mon oreille [détail], 2020-2025, terre, cercle d’eau, collier en cire colorée et bois brûlé, dimensions variables ; En arrière-plan, Capucine Vever, Ducs d’Alvaaa, 2024, argile émaillé et limon de la Garonne, 6 sculptures, 210 x 20 x 20 cm chacune ; Au centre, Julien Creuzet, Attila cataracte ta source aux pieds des pitons verts finira dans la grande mer gouffre bleu nous nous noyâmes dans les larmes marées de la lune – Corps Aquatique, Anse Macabou, 2024, métal, acrylique, fils textiles et plastique, 285 x 250 x 15 cm.
Head image : Vue de l’exposition Eaux souterraines : récits en confluence au Frac Poitou-Charentes, Angoulême, 22 mai 2025 © Frac Poitou-Charentes. Photo : Aurélien Mole. Luana Vitra, Paó, 2024. Céramique, cuivre, verre et poudre de minerai de fer, 134.6 x 180.3 x 180.3 cm ; Matemática dos espiritos minerais [Mathématiques des esprits minéraux], 2024. terre cuivre et verre, dimensions variables.
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- Du même auteur : Après la fin. Cartes pour un autre avenir, Wolfgang Tillmans, Bergen Assembly, Aline Bouvy, Francisco Tropa,
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