r e v i e w s

The Story That Never Ends

par Patrice Joly

The Story That Never Ends, The ZKM Collection  
April 5 – August 20 2025
ZKM, Karlsruhe 

Le ZKM, Zentrum fur Kunst und Medien (centre pour les arts et les médias) de Karlsruhe est un lieu incontournable de la scène artistique allemande et européenne, depuis plus de trente ans il occupe le terrain multiple de la recherche sur les arts numériques, de leur conservation, de leur restauration et de leur exposition. À l’heure où les technologies numériques prennent de plus en plus d’importance dans la création contemporaine – mais aussi plus largement dans la vie de tous les jours –, le regard que le ZKM porte sur les enjeux de ces technologies de pointe et les rapports qu’elles entretiennent avec notre weltanschauung, pour utiliser un terme allemand particulièrement approprié dans ce cadre, prend toute son importance. « The Story That Never Ends. The ZKM Collection » est un propos rétrospectif sur une collection qui s’est constituée depuis une trentaine d’années portant sur des œuvres des années 1950 à nos jours, mettant en lumière des œuvres iconiques qui ont été rarement montrées du fait de leur fragilité ou parce qu’elles nécessitaient un important travail de restauration, à l’instar de pépites telles que les vidéos des performances de Yoko Ono ou encore de cette extraordinaire pièce de Rebecca Horn (Memorial Promenade, 1990) ; des œuvres qui sont autant de marqueurs des avancées technologiques (l’intrusion de la vidéo portable ou l’automatisation des systèmes) que des évolutions comportementales et politiques de nos sociétés.   

Edmond Couchot, Sémaphora III, 1966.
Objet cybernétique ; bois, verre acrylique, moteurs, composants électroniques, lampes à incandescence, amplificateur (aujourd’hui : mixeur), tourne-disque (aujourd’hui : lecteur multimédia numérique), microphone / Cybernetic object; wood, acrylic glass, motors, electronics, incandescent lamps, amplifier (today: mixer), record player (today: digital media player), microphone.

Le ZKM est une structure unique, ni tout à fait musée, ni tout à fait collection, ni seulement école ou centre de recherche et de restauration, il réunit toutes ces orientations dans une structuration organique soigneusement entretenue par les curateurs qui se sont succédé à sa direction. Le dernier en date, Alistair Hudson ne déroge pas à cette règle qui cherche avant tout à mettre l’art au cœur des interrogations sociétales : « The Story That Never Ends. The ZKM Collection » peut s’entendre comme une fresque qui part du milieu du xxe siècle pour aboutir aux dernières œuvres conçues grâce à l’intelligence artificielle. Un premier constat s’impose : entre la pièce du pionnier français Edmond Couchot (Sémaphora III, 1960) à l’incroyable enchevêtrement de fils planqués derrière un tableau bricolé où s’allument alternativement des ampoules colorées et des tubes néon, conférant à l’ensemble un aspect incroyablement rudimentaire et l’œuvre d’Hanna Haaslahti (Captured, 2019-2022) qui réagit quasiment en temps réel à l’approche des spectateurs, les incorporant dans la vidéo qui s’auto-engendre devant leurs yeux, on a l’impression d’une rupture fantastique qui témoigne d’une accélération spectaculaire des progrès de la technologie. Mais ce saut impressionnant nous fait prendre conscience dans le même mouvement de la perte de la « lisibilté » des outils et de la désormais extrême opacité de leur fonctionnement et de leur appréhension. Un constat qui n’est pas étranger au champ d’expérimentation et de recherche que le ZKM entretient au sein de sa structure, qui consiste à enregistrer et à analyser les risques que fait courir cette dépossession des outils aux usagers, c’est-à-dire à nous-mêmes. Au-delà de toutes ces préoccupations philosophiques et sociétales avec lesquelles l’équipe dirigeante du ZKM entretient des liens puissants, s’originant dans les apports de philosophes séminaux comme Gilbert Simondon ou Bernard Stiegler ou plus près de nous Yuk Hui, l’exposition présentée au ZKM réussit à échapper à ce « sujet » imposé, celui de la dépendance de plus en plus grande de l’art aux technologies numériques et de la possible influence qu’il peut exercer en retour sur ces dernières en termes de prise de conscience, pour nous offrir un parcours particulièrement réjouissant, où les œuvres iconiques se succèdent de manière spectaculaire. Le premier exemple est celui de Stations (1994) de Bill Viola : dans cette œuvre canonique, l’artiste états-unien développe un de ses thèmes favoris, celui du sens de l’existence, du sentiment de flottaison que nous pouvons ressentir par moment face au mystère de la destinée, le transposant de manière « littérale » en déployant quatre tableaux vidéo dans lesquels des corps immergés semblent inanimés, flottant dans ce qui pourrait symboliser la vie fœtale dans le liquide amniotique, dans un raccourci des plus symboliques. Une salle entière, plongée comme il se doit dans la pénombre, a été dédiée à cette œuvre majeure de Viola. Au centre de la grande halle, un cercle délimite un espace dans lequel un fauteuil roulant attend d’être activé : il s’agit de l’œuvre de Rebecca Horn évoquée plus haut, également très symbolique d’une vision en raccourci sur l’existence, pour le moins éloquente… Cette première partie de l’œuvre se double de son pendant, un mannequin décharné qui s’anime par moment, déclenchant de fait la circulation du fauteuil à l’intérieur du cercle qui délimite sa déambulation. Auparavant nous avions découvert avec ravissement la mythique installation de Paul Garrin, Yuppie Ghetto with Watchdog (1989), certainement l’une des premières œuvres « interactives » de l’histoire où le rapprochement du spectateur de l’écran déclenche des aboiements de plus en plus forts d’un chien dont la gueule se fait de plus en plus menaçante ; avec l’utilisation là aussi d’un des premiers ordinateurs intégrés au fonctionnement d’une œuvre vidéo. L’installation monumentale de Marie-Jo Lafontaine, Les Larmes d’acier (1987), en est une autre qui déconstruit la figure du mâle hétérosexuel dans toute sa splendeur caricaturale. On pourrait multiplier ces exemples de pièces iconiques présentées dans l’exposition, et dont on a tous entendu parler sans forcément les avoir vues, comme Canopus (de la série Planetarium, 1990) de Nam June Paik, encore une figure incontournable de l’art médiatique ; ce qui nous amène au second constat de l’exposition : la question de la conservation de ces œuvres fragiles qui nécessitent un entretien constant et des conditions de conservation ad hoc. Cette question, que pose indirectement l’exposition « The Story That Never Ends. The ZKM Collection », n’est pas marginale – elle implique une nécessaire logistique, ce dont le ZKM, en tant que structure de restauration, est particulièrement conscient –, c’est celle de la conservation de ces œuvres et de leur inestimable valeur patrimoniale.  

Rebecca Horn, Memorial Promenade, 1990.
Fauteuil roulant électrique avec bras mécanique, lampes, miroir, verre à whisky, moteur, détecteur infrarouge / electric wheelchair with mechanical arm, lamps, mirror, whisky glass, motor, infrared detector : 109 × 79 × 117 cm ; rayon d’action env. / radius of action approx. 600 cm, ZKM | Centre d’art et de technologie des médias de Karlsruhe, ZKM | Centre for Art and Media Karlsruhe © VG Bild-Kunst, Bonn 2014.

Head image : Nam June Paik, Canopus, (de la série / from the serie : Planetarium), 1990.
Sculpture vidéo monocanal ; vidéo LaserDisc (couleur, muette, 29 min, transférée sur carte CF), 6 téléviseurs CRT, lecteur LaserDisc (aujourd’hui : lecteur multimédia numérique), enjoliveur, construction en aluminium, lampe à incandescence / Single-channel video sculpture; LaserDisc video (color, silent, 29 min., migrated to CF card), 6 CRT televisions, LaserDisc player (today: digital media player), hubcap, aluminum construction, incandescent lamp.


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