Sociétés secrètes. Savoir, oser, vouloir, garder le silence
Transparence interdite
Consacrer une exposition aux sociétés secrètes dans un monde empli de transparence mais où la culture du secret (d’état, scientifique, nucléaire, etc.) vient sans cesse nous rappeler qu’en tant que simples citoyens, nous restons à l’écart des arcanes d’une connaissance supérieure à laquelle seuls les « élus » (chefs d’état, militaires, diplomates, espions, etc.) peuvent accéder, nous semblait une idée lumineuse. C’est d’ailleurs une des nombreuses thèses qui émaillent l’épais catalogue accompagnant l’exposition Sociétés secrètes réalisée par Alexis Vaillant et Cristina Recupero au CAPC, que lesdites sociétés secrètes fonctionnent comme nos sociétés « réelles » dont elles représentent des doubles subversifs, critiques, inaccessibles mais aussi nécessaires pour contrebalancer l’ordre du monde gouverné par les puissances temporelles sensément transparentes parce qu’élues selon des principes démocratiques1. Un autre postulat qui sous-tend cette exposition est celui qui avance que le milieu de l’art contemporain fonctionne lui aussi comme une société secrète avec ses rites d’initiation, ses opacités, ses membres se cooptant, ses élus, ses initiés et tout un vocabulaire commun mais aussi un même principe d’exclusion consécutif à ce culte de l’opacité entretenue à dessein. Sauf que, comme le rappellent à juste titre les commissaires, il ne faut pas se hâter de tirer des conclusions d’un parallélisme empreint de romantisme et, si l’on y réfléchit un peu, c’est aussi le genre de critique qui est souvent faite à l’art contemporain par ses détracteurs qui lui reprochent son opacité et le jargon de ses textes quand ses défenseurs mettent en avant les efforts de médiation et de pédagogie mis en place pour remettre à plat ces critiques et rendre cet art contemporain accessible au plus grand nombre… De fait, c’est tout l’enjeu de cette exposition que de vouloir surfer entre un désir de lutter contre une transparence jugée nuisible et une nécessité de rendre audibles et compréhensibles les œuvres. Le choix de produire à l’intérieur du catalogue un large éventail de textes qui abordent la question sous des angles historiques, critiques et sociologiques et donnent largement la parole aux commissaires pour s’expliquer sur leurs intentions nous paraît une bonne idée (bien que pas complètement inédite contrairement à ce qu’affirment les auteurs…) ; un audioguide qui ne suit pas le fil de l’exposition mais suit sa propre déambulation dans le but d’égarer un peu plus les visiteurs nous semble également judicieux car il casse cette impitoyable logique de l’itinéraire obligé qu’impose désormais n’importe quel musée d’importance. Et l’on se retrouve à louer ces efforts pour échapper à la régulation du troupeau, qu’accentue encore l’absence de « sens » de la visite. Une absence de fléchage qui s’appuie sur une exploitation très réussie de la symbolique de ces sociétés pour alimenter la scénographie mais aussi dessiner des parcours divergents grâce au choix impeccables de pièces majeures — la pièce d’entrée d’Ulla von Brandenburg (Karo Sieben (seven of diamonds)), l’accès en triangle de la salle de projection.
Par ailleurs, les intentions des commissaires sont on ne peut plus claires, il s’agit de contrer cette tendance généralisée du monde à la transparence, à commencer par les expositions elles-mêmes : en construisant la présente sur le principe des chemins initiatiques typiques des sociétés secrètes, ils insistent sur cette nécessité de conserver à l’œuvre un pouvoir de non immédiateté de sa réception ainsi que la nécessité d’un décryptage progressif de cette dernière qui ne doit s’offrir à l’appréhension qu’au prix d’un réel effort (d’un sacrifice ?). À partir de ce moment, il vous est loisible d’envisager chaque œuvre soit selon le prisme de la thématique affichée soit en dehors de tout contexte curatorial. Il nous semble que cette exposition procède d’une véritable profession de foi de la part du curateur maison dont on retrouve tous les ingrédients habituels : une profusion d’œuvres de nouveaux artistes (dont les plus attachantes sont peut-être celles qui collent le moins à la thématique comme ce fabuleux Wolf (blue) d’Elad Lassry), une tendance à la grande installation théâtralisante (The trial of Henri Kissinger d’Eva Grubinger), un cheminement souvent tortueux au milieu d’un fouillis de pièces en forme de cabinet de curiosité géant se terminant par une œuvre métaphysico-existentielle (en l’occurrence ici la très belle pièce de Julian Göthe, Dong), tout autant de préconisations qui s’accordent à merveille avec une thématique de l’exposition semblant taillée sur mesure pour étayer les thèses du commissaire (et aussi les tics de ce dernier comme celui de vouloir faire recouvrir l’ensemble de l’exposition par le son d’une vidéo, en l’occurrence ici Body Double 22 de Brice Dellsperger par ailleurs parfaitement à sa place dans cette exposition…).
1 D’après Georges Simmel : « les sociétés secrètes sont pour ainsi dire des répliques en miniature du “monde officiel” auquel elle résistent et s’opposent ». Catalogue de l’exposition Secret Societies, édité par le CAPC et la Schirn Kunsthalle de Frankfurt, p. 57.
L’exposition Sociétés secrètes. Savoir, oser, vouloir, garder le silence est organisée par la Schirn Kunsthalle de Francfort en collaboration avec le CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux.
Commissaires : Cristina Ricupero et Alexis Vaillant
Avec : Kenneth Anger, Art & Language, Dan Attoe, Abel Auer, Jean-Luc Blanc, Armin Boehm, Cris Brodahl, Steve Claydon, Aaron Curry, Enrico David, Brice Dellsperger, Kaye Donachie, Gardar Eide Einarsson, Tim Ellis, Matias Faldbakken, Gretchen Faust, Simone Gilges, Goldin+Senneby, Julian Göthe, Eva Grubinger, Uwe Henneken, Benedikt Hipp, Jenny Holzer, Karl Holmqvist, Jonathan Horowitz, Rashid Johnson, Edward Kay, Joachim Koester, Terence Koh, Donghee Koo, Bernd Krauss, Skafte Kuhn, Elad Lassry, Gabriel Lester, Goshka Macuga, Jill Magid, Duncan Marquiss, Fabian Marti, Alex Müller, David Noonan, Rupert Norfolk, Matthew Ronay, Markus Schinwald, Sean Snyder, Jim Shaw, Jennifer Tee, Suzanne Treister, Luca Vitone, Ulla von Brandenburg, Carl Michael von Hausswolff et Michael Esposito, Cerith Wyn Evans, Lynette Yiadom-Boakye, Lisa Yuskavage, Tobias Zielony.
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- Du même auteur : Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica, 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac,
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